[ 8 ] - Les tragiques grecs étaient bien représentés dans la bibliothèque de mon père. Ce n´est cependant pas en les sortant de leurs rayonnages que je les ai lus l´un après l´autre.
Les deux premiers que j´ai lus ont été le Prométhée enchaîné d´Eschyle et Oedipe Roi de Sophocle. J´étais alors au Lycée Berthollet d´Annecy. Je ne me souviens guère de Prométhée enchaîné, mais j´ai relu maintes et maintes fois Oedipe Roi. C´est cependant un peu plus tard, à 21 ou 22 ans, que j´ai commencé à vraiment tirer profit de mes lectures des principaux tragiques grecs. J´étais alors à Tours étudiant en Sociologie et avais comme enseignant un éminent sociologue, Jean Duvignaud, également romancier, dramaturge, essayiste et journaliste. Il avait soutenu une thèse sur la Sociologie du Théâtre, et sa thèse complémentaire avait pour titre L´acteur, essai de sociologie du comédien. Grand lecteur et enseignant hors pair qui vous encourageait à lire les grands auteurs de la littérature mondiale, il avait des vues lumineuses sur l´opposition conflictuelle classique entre l´individu et la société, notamment sur le concept durkheimien d´anomie. Chez Durkheim, l´anomie apparaît lorsque, dans la division du travail, le conflit et la concurrence supplantent la coopération, et que les valeurs ou les buts qu´acceptent les hommes n´obéissent plus aux régles que la société leur impossent. Ce qui explique l´augmentation des suicides lors des crises et les mutations sociales. Le suicide anomique, comme le dénome Durkheim, est donc une déviance, le signe d´un dérèglement des valeurs. Pour Duvignaud, l´anomie était beaucoup plus : elle était création de formes nouvelles, elle incitait l´individu à des sociabilités nouvelles. Antigone ne faisait pas que s´opposer aux règles écrites que dictait pour la circonstance son oncle Créon et tyran de la Cité, elle imposait des valeurs plus hautes que celles des hommes et des gourvernants, " des valeurs non écrites, inébranlables, celles des dieux." Cette affirmation, que Duvignaud répétait a satiété sous différentes formes et à maintes reprises, s´est gravée à jamais dans ma mémoire. Vingt et trente ans plus tard, alors enseignant de français et de littérature dans un lycée norvégien, j´ai répété à mon tour cette affirmation en mettant au programme l´Antigone d´Anouilh. Reste que chez Anouilh , la mort d´Antigone est plus qu´ambiguë.
Chez Sophocle, Antigone accomplit son destin. Sa détermination est sans faille face à la loi édictée par le Tyran, qu´elle juge inopportune. Le Choeur, qui représente les citoyens, soutient d´ailleurs Antigone. Il en est tout autrement dans l´Antigone d´Anouilh. " Toute la ville hurlante" réclame la mort de l´insoumise. Elle est seule, petite, maigre, mal attifée, hésitante. Elle est bien consciente au début de la pièce qu´elle n´est sans doute pas de taille à endosser un rôle aussi démesuré. Elle n´est encore qu´une enfant. Créon ne manquera évidemment pas de le lui rappeler. Mais prend-elle réellement conscience de sa mission ? On peut en douter. Quand Créon révèle à Antigone que Polynice, pour qui elle a enfreint la loi que Créon a édicté pour la circonstance, était une brute qui avait levé le poing contre son père, et que son frère Etéocle ne valait guère mieux, Antigone est ébranlée; peut-être pas totalement vaincue, mais suffisament désarçonnée qu´elle n´a pour toute réponse que cette phrase dérisoire : " Pourquoi m´avoir raconté cela ? " . Elle est donc encore la petite fille que son oncle a toujours connue. D´où sa résignation de somnanbule : " Je vais remonter dans ma chambre ". On est loin, très loin de l´Antigone de Sophocle.
C´est alors que Créon commet la faute impardonable de quitter son rôle de tyran pour prendre celui de père moralisateur donneur de bons conseils : il lui décrit la vie qui l´attend, le mariage, son avenir avec Hémon, ainsi que les soirs où l´ "on grignote, assis au soleil." Et sûr de son expérience d´homme qui est arrivé, il ajoute que la vie n´est peut-être que cela : " un livre qu´on aime, ( ...) un enfant qui joue à vos pieds, un outil qu´on tient dans sa main, un banc pour se reposer le soir devant sa maison. (...) La vie, ce n´est tout de même que le bonheur."
Le malheureux ! Créon croyait décrire l´apaisement. Pour Antigone, loin de lui décrire la vie, Créon décrit l´usure. D´où le sursaut d´orgueil de l´adolescente qui surgit alors, et qui refuse d´un trait que le pauvre bonheur souille ce que jusqu´à présent a été son enfance : une soif d´absolu.
La première de l´Antigone d´Anouilh a eu lieu en février 1944. Les critiques de l´époque rapportent que la pièce a remporté un beau succès. Mon père aimait le théâtre et y allait souvent avec ma mère, emportant avec lui une paire de jumelles à l´étui vert pomme que j´ai toujours. A-t-il lu les critiques de l´époque ? A-t-il vu la pièce ? Je l´ignore. Aurait-il vu dans l´Antigone d´Anouilh, comme beaucoup voulait le voir, une résistante à l´occupation nazie ? Aurait-il vomi que l´on fasse de Créon un politique qui cherchait à faire son métier et qui ne refusait pas de " retrousser les manches " comme un simple " ouvrier " ? Ou aurait-il estimé, vu le résistant qu´il était, qu`Antigone n´était qu´une petite fille qui casse le jouet de la vie en choisissant la mort comme elle le crie à sa soeur Ismème ? Et qu´aurait-il dit de l´aveu d´Antigone - que l´édition scolaire Bordas supprime - quand cette dernière écrit à Hémon devant un garde qui finit une chique : " Créon avait raison, c´est terrible, maintenant, à côté de cet homme, je ne sais plus pourquoi je meurs." .
Il est peut-être offensant d´insister sur cette réplique de l´Antigone d´Anouilh quand on connaît l´engagement de mon père. Aurait-il pressenti dans l´acte de résistant qui l´a fait arrêter alors que j´avais deux mois, qu´il accomplissait son destin ou au contraire qu´il dépassait absurdement ses limites d´être humain, de père et d´époux ? A-t-il pressenti, au moment où la mort s´approchait dans le camp de concentration de Grandersheim, qu´il devenait ce qu´il avait toujours voulu être, un homme qui s´était forgé lui-même ? Ou au contraire, le doute l´aurait-il pris comme il semble que cela soit le cas pour Antigone d´Anouilh, et qu´il soit mort pour rien ?
En évoquant dans sa lettre à Hémon le petit garçon qu´ils auraient pu avoir, Antigone ajoute d´une voix brisée : " Je le comprends seulement maintenant combien c´était facile de vivre." Mais c´est désormais trop tard. Toutes les raisons qu´elle a tour à tour avancées se sont effondrées : ni l´accomplissement d´un rituel quelque peu dérisoire, ni l´affirmation de sa liberté d´être humain, ni le refus d´une vie reposant sur le mensonge et la compromission. L´Antigone d´Anouilh est une oeuvre profondément enracinée dans le déroulement de toutes les incertitudes de son temps. Personne n´a mieux trahi Sophocle qu´Anouilh.
Il faut pourtant croire qu´Antigone n´est pas totalement morte pour rien. L´une de ses dernières phrases est répétée par le Choeur : " Sans la petite Antigone, vous auriez tous été bien tranquilles." Il faut donc croire à son importance. On peut, comme Ismène, se contenter de vouloir être éblouissante dans une nouvelle robe; on peut, comme sa Nounou, accepter de commencer sa journée en servant le café; on peut, comme les gardes, occuper les heures du jour à taper le carton. On peut, comme Créon, diriger un Conseil. Il n´empêche : sans la petite Antigone, on aurait tous été bien tranquilles. Pourquoi cette répétition? Pour souligner l´interrogation du temps : ce qui reste à l´homme des années troubles de 1940 comme à celui d´aujourd´hui devant le déclin des règles de conduite, c´est de pouvoir poser des questions quelque peu anomiques et d´accepter qu´il n´y ait aucune réponse claire. L´Antigone de Sophocle assumait son destin. L´Antigone d´Anouilh refuse la vie car elle y voit l´usure. Mais ce n´est pas un suicide : en ayant la certitude d´avoir dérangé notre tranquillité, elle survit et nous révèle en même temps que notre grandeur est désormais dans l´incertitude pour la simple raison que l´homme ne sera jamais uniquement ce qu´il s´est fait, mais qu´il est ce qu´il laisse dans la mémoire des autres, même s´il s´avère que l´ambiguité n´est pas absente.
Comme pour Antigone, il m´est difficile d´envisager que mon père soit mort pour rien; que son dernier acte de résistant soit un suicide déguisé. Il faut s´imaginer mon père heureux. J´accepte, comme Créon le dit calmement à son fils Hémon : " C´est cela, devenir un homme, voir le visage de son père en face, un jour." ( ... / ... 9 )