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14 septembre 2006 4 14 /09 /septembre /2006 06:18

J´allais très souvent enfant dans la rue Saint Charles qui traversait de part en part  la place Charles Michels. Je sortais de mon immeuble de la rue Beaugrenelle, tournait à droite après de numéro 16, passais devant un café qui faisait le coin et qui était tenu par un ancien boxeur, puis passait devant une boucherie, un petit hôtel au nom d´ Hôtel Beaugrenelle situé au 82 de la rue, traversait la place, pour finalement gagner le trottoir gauche de cette même rue Saint Charles.

 La première boutique était mitoyenne avec l´étalage du marchand de journaux de la place et un immeuble tout ordinaire. C´était une minuscule et étroite boutique mal éclairée, mais une véritable caverne aux trésors de produits fermiers. La tenancière était une femme entre deux âges habillée d´un tablier blanc qui lui descendait au delà des genoux, toujours aimable et très serviable. Elle recevait ses produits de la ferme familiale et notamment des saucissons de toutes sortes et de tous calibres, des jambons dont certains étaient suspendus au plafond, des patés d´oies et de canards, des magrets ou des pilons de volailles baignant dans des bocaux de verre remplis de graisse de couleur jaune mat et fermés par des couvercles de fer blanc, ainsi qu´un assortiment considérable de fromages onctueux de diverses régions. Elle possédait  aussi un grand choix de bouteilles de vins alignées sur des étagères placées sur la droite. Elles vendait également des oeufs frais placés en vrac dans des paniers d´osier posés sur une table près de l´entrée qui empiétait en partie le trottoir de la rue. Sa caisse était placée au fond de la boutique. Elle avait toujours à la main un petit carnet de feuilles blanches auquel était attaché par un bout de ficelle un petit crayon jaune et notait au fur et à mesure des commandes que nous lui faisions les prix de chaque produit. Elle comptait de tête à une vitesse incroyable sans jamais se tromper. Ma mère allait souvent chez elle et vantait la qualité de ses produits. Sa boutique était fermée durant le dimanche par une sorte de tôle tout de ginguois en fer blanc sale, mais c´est fort tard qu´elle fermait sa boutique le soir des jours ouvrables.

Un peu plus loin se trouvait une minuscule maison verte et sale de deux étages légèrement en retrait par rapport à l´alignement des immeubles de la rue. Elle était toujours fermée et je ne voyais jamais personne. C´était une maison de pierre d´un autre âge, genre ancien petit hôtel particulier. Devant se trouvait un  jardin ridicule avec quelques arbustes nains sales et couverts de poussière couleur terre, séparés de la rue par une grille noire mal entretenue. Je ne manquais jamais de me demander qui pouvait bien habiter là. Je passais ensuite devant un magasin de vêtements où il nous est arrivé , ma mère, ma soeur et moi, d´acheter quelques vêtements bon marché, mais ma mère n´aimait généralement pas la finition, ce qui explique que nous y allions rarement ; puis je passais devant une petite boutique qui vendait des culottes roses et blanches de femme, des soutiens gorges, des mouchoirs de toutes les couleurs, ainsi que des robes sans apprêt suspendues à des cintres accrochés maladroitement à une sorte de rideau qui descendait du plafond. Je crois même me souvenir qu´il y avait des corsets. Je traversais pour finir  la rue de l´Eglise et je me trouvais alors dans la partie de la rue Saint Charles aux trottoirs plus larges et plantés de petits arbres pas très fournis. C´est là que se tenait deux fois par semaine le marché en plein air, tous les mardis et vendredis si je m´en souviens bien.

Les vendeurs qui venaient là régulièrement deux fois par semaine arrivaient dans la fin de la nuit ou très tôt avant l´aube. Ils garaient  leur camion dans la rue où il était interdit de se garer depuis la veille au soir, et ils installaient leur étalage. Des barres de fer étaient posées verticalement dans de petits trous qui avaient plus ou moins une forme de "s" cerclés de fer vert  bouteille sombre qui brillaient les jours de pluie et qui étaient glissants. Les vendeurs et les vendeuses de tous âges étalaient leurs produits sur des étalages de bois surmontés d´une bâche qui leur servait de toit pour les abriter du vent ou de la pluie. Ils étaient fort bruyants et chacun criait plus fort que le voisin pour vanter ses produits et annoncer les prix. On trouvait absolument tout ce qu´une ménagère a besoin pour faire son marché et varier les menus. Je dis ménagères car je rencontrais peu d´hommes. Elles marchaient nonchalamment, s´arrêtaient, comparaient les prix, reprenaient leur marche et s´arrêtaient à nouveau pour acheter un produit. Elles pouvaient porter un panier d´osier, un sac de toile, un cabas en rotin, mais beaucoup tiraient derrières elles un panier monté sur des petites roulettes. Elles étaient simplement vêtues. Les manteaux qu´elles portaient l´hiver étaient assez démodés. Leurs tenues au printemps et en été étaient beucoup plus attrayantes, et il n´était alors pas rare de les voir former des petits groupes et parler entre elles. Elles n´étaient jamais pressées. 

On trouvait tous les fruits et légumes possibles, différents selon la saison, des bouchers, des charcutiers, des fromagiers. On pouvait toucher les produits frais, notamment les melons quand c´était la saison. Ma mère en prenait un, le soupesait dans la main, le sentait plusieurs fois, le reposait, en prenait un autre, et recommencait les mêmes gestes précis sur d´autres plus gros ou plus petits  Le vendeur précisait sa provenance et garantisssait sa saveur. Elle finissait par en acheter un et ne manquait jamais de commenter son goût quand nous le mangions accompagné de sel ou de beurre. Trois fruits avaient aussi sa préférence : des raisins, qu´elle mangeait très vite en arrachant un par un les grains de la grappe, les framboises et les abricots. Elles aimaient aussi les fraises, qu´elles mettaient quelques fois dans son verre en rajoutant un peu de vin et du sucre. Je ne me souviens plus s´il m´était permis de le faire ou non, mais j´évoque souvent ce souvenir quand je mange des fraises avec des amis.

Il y avait sur le marché plusieurs fromagiers vendant leurs produits de différentes régions. La concurrence était grande. Chacun vantait ses produits et précisait les prix sur des petites ardoises noires posées devant chaque fromage. Il n´était pas toujours possible de lire facilement le prix indiqué à la craie sur l´ardoise. Le vendeur ne s´en offusquait pas, répondait calmement et coupait une fine tranche de fromage pour nous le faire goûter. Ma mère prenait son morceau, je prenais le mien et nous les mangions lentement en appréciant ou non. Elle pouvait alors demander le prix d´un autre fromage et le goûter à nouveau. La même cérémonie recommencait. Elle finissait par en acheter plusieurs, chacun enveloppé dans un petit papier blanc sur lequel le vendeur avait écrit le prix avec un crayon qu´il tenait installé sur l´une de ses oreilles et généralement calé par une casquette. Au repas de midi ou du soir, c´est alors que ma mère se servait quelques gouttes de vin pour accompagner les deux ou trois morceaux de fromage qu´elle mettait dans son assiette. C´était pratiquement le seul moment du repas où elle buvait du vin. Ce qu´elle buvait en effet pendant ses repas qui étaient aussi les miens, c´était généralement de l´eau achetée en bouteille.

Elle achetait rarement de la viande à l´un des bouchers du marché. Mais elle achetait souvent du foie de veau quand elle en voyait, car je l´adorais. Le vendeur coupait une tranche assez fine, la posait sur un papier gris crisssant , la pesait rapidemment et ajoutait un peu de persil mis entre le papier gris et un nouveau papier d´emballage de couleur ocre pisseux. Le vendeur accompagnait souvent  ses gestes d´un commentaire. Pendant la cuisson , il ne fallait pas oublier de verser sur la tranche de foie deux trois gouttes de vinaigre de vin. C´était un produit fort cher, comme elle disait presqu´à chaque que j´en avais dans mon assiette, et elle ajoutait souvent que c´était pour que je prenne des forces qu´elle en achetait, vantant les vitamines qui pouvaient s´y trouver. J´écoutais sans rien dire. Elle a plusieurs fois essayé de me faire manger du foie de génisse, d´un prix plus abordable, mais je ne manquais jamais de déclarer, selon ses souvenirs à elle : - "C´est pas du foie, ca !". Pour la viande de tous les jours, ma mère allait tout simplement dans la boucherie qui se trouvait à moins de deux minutes à pied de chez nous.

Il y avait aussi un poissonnier, mais il ne faisait pas partie du marché. Il possédait une boutique assez grande dans la même portion de la rue Saint Charles.  J´associe cependant les achats que ma mère pouvait y faire aux jours du marché car les arrivages de poissons frais se faisaient le mardi et le vendredi. On y trouvait de la sole, des limandes, du maquereau, des raies, du colin, de la roussette, des truites, du thon, que sais-je encore. Le choix était varié et riche. Les poissons étaient posés sur de la glace pilée, avec ou sans tête, vidés ou non. De l´eau dégoulinait de l´étalage et ca sentait bien un peu une drôle d´odeur, mais je ne manquais pas de contempler tous ces poissons, légèrement effrayé, car on pouvait aussi y voir d´énormes têtes coupées et à la gueule ouverte. J´aimais particulièrement la sole qui n´avait pas ou peu d´arêtes.Je devais aussi l´hiver prendre régulièrement une cuiller à soupe d´huile de foie de morue pour me fortifier. J´ignore où elle achetait la bouteille. C´était infecte. Mais je l´associe à la poissonnerie et autres poissons que je n´aimais pas trop.

J´aimais bien voir les animaux vivants que certains marchands exposaient à la vente. Il y avait des poulets, des coqs, des dindons, des oies, des canards, des pintades, des lapins, des pigeons,  tous enfermés dans des cages posées sur le trottoir. Je voulais toujours m´arrêter pour les regarder, mais ma mère me tirait par le main car elle n´en achetait jamais. Il aurait en effet fallu les tuer, voir le sang couler, les déplumer, les dépiauter, les vider,  toutes choses que ma mère était peu désireuse de faire. Adulte, il m´est arrivé de déplumer des perdrix des neiges que j´avais achetées à un collègue norvégien qui avait un ami chasseur. Les oiseaux étaient déjà morts et il fallait les supendre par les pattes plusieurs jours avant de les déplumer. J´ai dû mettre deux ou trois heures la premIère fois que j´ai fait ce travail, et les plumes voltigeaient partout dans la cuisine. Mon livre francais de recettes de cuisine ne parlait pas de perdrix des neiges. Je suivis la recette décrite pour le faisan. J´ai répété une ou deux fois l´expérience, mais j´ai bientôt abandonné. J´ignore si ma mère avait vu la sienne préparer du gibier ou des animaux de ferme, mais je comprends aujourd´hui pourquoi elle n´a jamais acheté d´animaux vivants pour les tuer dans une cuisine d´un appartement parisien avant de les préparer et les mettre dans un four. Il faut dire qu´elle n´aimait guère faire la cuisine.

En revanche, quand c´était la saison, et notammant à l´approche de Noël, elle achetait souvent des huîtres qu´elle accompagnait d´un vin frais d Alsace. Les marchands ne faisaient pas partie des habitués du marché ou des autres commercants du quartier. Ils exposaient leurs produits dans des cageots de bois très légers décorés de branches de sapins verts qui tranchaient avec les citrons ovales jaune vif. Les cageots n´étaient pas posés à même le sol, mais sur des étalages provisoires de fortune. Ma mère ouvrait elle-même les huîtres. Elle avait un petit couteau spécial très court et très pointu qu´on appelle tout simplement un couteau à huîtres. Elle prenait un torchon de cuisine qu´elle pliait plusieurs fois pour en faire un petit rectangle carré, le mettait dans sa main gauche au-dessus de l´évier de la cuisine, placait la pointe rigide du couteau à huître dans la partie renflée de l´huître, et l´ouvrait en accompagnant son effort d´un petit son de voix qui lui sortait de la gorge. Elle avalait toujours la partie de l´huître qui restait attachée à la coquille du dessus avant  de jeter celle-ci dans l´évier. Elle posait ensuite délicatement chaque huître sur une assiette plate en faisant attention de ne pas renverser l´eau de mer qui était dedans. Jamais elle ne s´est coupée ou taillée la paume de la main. Enfant je n´appréciais guère ces huîtres qu´elle aimait tant, et maniais mal la fourchette à huître ou le couteau pour les porter à la bouche. Il en est tout autrement aujourd´hui, et les rares amis francais qui me restent et qui me connaissent un peu ne manquent pas de m´en offrir et de me laisser les ouvrir. 

Le marché se terminait à la rue de la  Convention.

J´allais moins souvent sur le trottoir d´en face de la rue Saint Charles et qui était à droite en venant de chez moi. Il y a eu un cinéma dans lequel je crois bien n´être jamais allé et qui a été transformé  en un restaurant. Il y avait  surtout une impasse Saint Charles dans laquelle ma mère avait trouvé un petit studio au dernier étage d´um immeuble à escalier étroit et dans lequel j´ai habité un an ou deux avec celle qui devait devenir ma femme pendant plus de vingt ans. Un peu plus loin se trouvait un nouveau café qui faisait le coin avec une autre rue dont j´ai oublé le nom. Puis c´était à nouveau la partie de la rue Saint Charles au trottoir agrandi recevant le marché. Je ne me souviens bien que de deux petites boutiques. L´une était une boulangerie. Les gâteaux étaient écoeurants et toujours trop sucrés. Ma mère y entrait cependant pour satisfaire ma gourmandise les jours où j´allais avec elle faire le marché. Il y avait en revanche une autre boutique où elle ne manquait pas d´aller. C´était le marchand de vins Nicolas. Le choix n´était pas immense mais bien assorti. Il y en avait pour à peu près tous les goûts et à des prix très abordables. Des rouges,des rosés, des blancs, des alcools, des liqueurs, des  champagnes, des mousseux. Les bouteilles pouvaient être debout ou couchées. Un ou deux tonneaux s´y trouvaient aussi sur lesquels le vendeur avait installé plusieurs bouteilles, le prix indiqué sur un petit carton posé verticalement au pied de chacune d´elles. Le marchand était petit et ressemblait à l´affiche de mon enfance qui vantait les vins Nicolas. Il ne portait pas dans chacune de ses mains aux bras ballants le long du corps une dizaine de bouteilles par le goulot, mais il avait le même genre de couvre-chef qui lui couvrait la tête et qui n´était ni chapeau, ni toque, ni bonnet: Les achats de ma mère étaient très modestes car elle ne buvait pratiquement pas de vin sauf pour accompagner son fromage. C´était généralement un petit rosé d´Anjou. Mais elle pouvait acheter d´autres vins qu´elle mettait dans la cave sans électricité que nous possédions dans le sous-sol de l´immeuble. Il fallait avoir une lampe électrique pour aller les chercher. Elle les buvait les jours où elles recevaient quelques amis ou connaissances. Je faisais partie du repas,  écoutais ce qu´on disait, mais me mêlais peu à la conversation et n´avais pas droit aux vins qui pouvaient être servis. La seule exception était quelquefois un fond de verre de champagne versé dans une coupe circulaire faisant partie de tout un service de verre de cristal Baccarra que j´ai hérité et qui est toujours complet , ma mère ayant réussi à se procurer, chez un spécialiste en services de verres anciens en cristal situé au Marché Biron près de La Porte de Clignancourt, les quelques rares verres cassés. Il est rare que j´achète du vin pour moi seul, mais je ne manque jamais de le boire dans un de mes petites verres de cristal.

Je n´y connais rien en vins. Je trouve les vins bon marché toujours médiocres et les vins de qualité trop chers. Je ne manque cependant jamais d´apprécier ceux que mes amis mettent sur la table.

 

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