J´entends dire depuis que j´habite la Norvège que le norvégien est une langue pauvre. Rien n´est plus faux. C´est une langue simple et transparente pour tous ceux qui la parlent et la lisent, ce qui est tout à fait différent. Elle a aussi ses profondeurs, notamment dialectales, qu´un poète comme Olav H. Hauge sait exploiter.
Un ophtalmologiste est un " médecin des yeux " ( = øyelege/augelege ), un hémophile un " saigneur" ( = bløder ), le diabète la " maladie du sucre " ( = sukkersyke ) , - même si le diabétique est autant un
" malade du sucre " qu´un " diabetiker ". Il va sans dire que la nostalgie est " le mal du pays " ( = heimve ). Ces étymologies sont claires pour tout le monde. Pour les Francais qui ont quelques notions d´allemand, il y a là un air connu.
À la naissance de mon premier fils, je n´ai pas eu besoin de chercher dans le dictionnaire la signification du mot placenta, car c´est ici " le gâteau de la mère " ( = morkake ou morkaka ). Comme bouse de vache est
" gâteau de vache " ( kukake/kukaka).
Tout n´est cependant pas aussi simple, notamment quand on parle du temps. Le solstice d´été, qui s´approche à grandes heures en ce mois de juin radieux, est " la disparition du soleil " ( = solverv/solkverv ), et non son " arrêt " dans le ciel. Quant à équinoxe, sa complexité n´est pas si apparente, si l´on sait que le mot " døgn " exprime le jour complet, soit 24 heures montre en main. L´équinoxe, c´est donc le jour où les deux parties de la journée sont égales ( = jevndøgn/jamdøgn ).
Juin n´est guère propice pour parler neige. Les Sames ( ou Lapons ) ont parait-il sur ce sujet un vocabulaire beaucoup plus riche que celui des Norvégiens. Je ne peux en juger. Je me contenterai de " sludd " qu´on ne peut traduire qu´en associant au mot neige divers adjectifs, ce qui donne " neige mouillée ", "neige fondante", " neige fondue " , ou encore " neige mélangée de pluie et d´eau ".
La simplicité étymologique que tout le monde comprend n´empêche pas la nuance et la justesse pour dépeindre sa condition d´homme. " Alene/aleine/åleine " est tout autre chose que " ensom/einsam " =
" seul ". Pour la raison évidente (et non pas simple raison ) qu´être " seul " chez soi n´a guère à voir avec le fait de se sentir " seul ".
Le plus grand défi est pour moi la traduction du mot " lengsel ". Ce mot évoque en même temps " regret ",
" nostalgie " et " désir ", " envie " . Il se tourne aussi bien vers le passé que vers le devant. Je ne vois que Baudelaire a l´avoir approché quand il parle d´aspiration ou de Spleen. C´est en lisant Agnar Mykle ( 1915-1994 ) et son Lasso rundt fru Luna ( = Lasso autour de Madame La Lune ) que j´ai senti la valeur abyssale du mot lengsel. Quand traduira-t-on Mykle en francais ? Parmi les romanciers du XXe siècle, il est l´un des plus profonds.
J´ai dépassé d´être, pour les Francais, un peu trop Norvégien, et d´être, pour les Norvégiens, encore trop Francais. Je ne dis plus que je suis norvégianisé. Désormais, je suis un Francais qui vis en Norvège. Difficile de vraiment comprendre pourquoi ca marche, mais ca marche. C´est là l´essentiel.
Plus jeune, je trouvais que le norvégien et le francais étaient des langues quasi inconciliables. Je ne vais plus jusque là. Mais il est incontestable que ces deux langues expriment deux manières de voir fort différentes. Pour le francais, il y a " danger de mort " ; pour le Norvégien, c´est " danger de vie ". Nuance.
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Photo du haut : bleuet des champs ou centaurée un solstice d´été.
Photo au centre : paysage de neige.