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2 novembre 2006 4 02 /11 /novembre /2006 15:46

Dans le jardin de mes beaux-parents décédés tous les deux il y a bien longtemps, se trouve un arbre diffus dont personne autrefois ne savait le nom. 

On peut le voir toute l´année à travers la baie vitrée de la salle à manger. L´été, quand il faisait suffisamment beau et chaud et que l´on désirait prendre quelque orangeade, thé sans sucre  ou sorbet glacé sur la terrasse de dalles mal jointes protégée du soleil par une tonnelle où s´entrelacent du laurier et un peu de vigne vierge, il est sur la gauche. Ses branches partent dans toutes les directions et il ressemble à un arbre rebelle que rien ni personne ne peut contrôler. La pelouse était régulièrement entretenue, mais je n´ai jamais vu mon beau-père tailler cet arbre indiscipliné.

Il n´est pas très grand. Il a tout au plus quatre ou cinq mètres de haut. En avril et mai, il se couvre de fleurs blanches et nous admirions tous ce miroitement de vert, de brun et de blanc. Il était totalement différent des autres sapins, pins et bouleaux qui clôturaient le jardin. L´hiver, il était décharné et semblait frigorifié comme un épouvantail oublié. Mais il revivait chaque année à l´approche du printemps norvégien.

Un jour, il donna quelques fruits de couleur jaune ocre. Personne ne savait ce que c´était. Les discussions allaient bon train. Etait-ce comestible ? Etait-ce vénéneux ? J´ai osé goûter un ou deux de ces fruits, aux grands cris de ma belle-mère.

C´était un petit fruit de quelques centimètres de circonférence, de couleur jaune pâle avec des petites taches rouges sur la peau. C´était fort goûteux, sucré sans excès, avec en son centre un petit noyau brun foncé. C´était beaucoup plus petit qu´une prune reine-claude et d´un goût bien moins acide. Sa peau n´était pas rêche comme celle d´une pêche et moins insignifiante que celle d´une prune. J´ai osé formuler l´hypothèse que ce devait être une mirabelle. Mais comment le prouver ? Je n´avais jamais vu de mirabellier, et je ne me souviens pas avoir vu des mirabelles au marché. La mirabelle, pour moi, n´évoquait qu´une liqueur d´Alsace ou de Lorraine, vaguement aussi de la Forêt Noire en Allemagne, mais rien de plus. Comment convaincre mes proches que cet arbre qu´ils avaient toujours vu dans leur jardin, et qui subitement donnait des petits fruits ocre jaune, était un mirabellier ?

Mes beaux-parents avaient un voisin universitaire botaniste déjà à la retraite qu´un éditeur avait contacté pour écrire un livre grand public sur les arbres, fleurs et autres arbustres que l´on peut découvrir lors de promenades en montagne. Ils décidèrent de le consulter. Ils prirent deux ou trois fruits ( ou une petite branche ) et présentèrent l´échantillon au voisin botaniste. Nous avons dû attendre des mois sa réponse. Il n´avait jamais vu un tel fruit en Norvège. L´arbre qui donnait ce fruit inconnu se trouvait pourtant dans le jardin du voisin : au printemps, il avait des fleurs blanches; en automne il donnait des fruits jaunes.

Je vois mal mon beau-père importuner ce voisin pour obtenir une réponse. Cela doit donc être ma belle-mère qui a insisté. C´était un prunus domesticus, autrement dit un mirabellier, variété de prunier que l´on trouvait à l´état sauvage en Norvège et qui donnait des fruits comestibles avec lesquels on pouvait faire des confitures ainsi qu´une liqueur exportable dans le monde entier.

Pendant des années, j´ai donc eu droit à des pots de confitures de toutes les tailles. Des petits pots, des grands pots, des pots cylindriques, des pots hauts sur pied, ce qu´on appelle ici des "Norges glass" ( "verres de Norvège" si je traduis mot à mot ). Chaque bocal à confitures de ma belle-mère était fermé d´un couvercle de métal blanc qui se vissait sur une plaque de verre transparent posée sur un caoutchouc rose qui faisait ventouse. Le bocal était  parfaitement hermétique et pouvait être conservé plusieurs années.. Nous les ouvrions surtout les dimanches matin pour accompagner nos petits-déjeuners. Une étiquette blanche à liserés bleus précisait la date à laquelle la confiture avait été faite.

Il y a bien longtemp que je n´ai mangé une tranche de pain beurrée avec dessus une ou deux cuillerées de confiture de mirabelle.

Il y a plus de dix ans, j´ai planté un brin du mirabellier de mon beau-père dans un jardin qui n´est plus le mien. Je passe parfois lentement en voiture devant cet arbre. Il est ferme et vigoureux. J´ai lu qu´il faut attendre une dizaine d´années avant qu´il ne donne une belle production. Il a dû être couvert de mirabelles à la fin de cet été.

Le jour où mon beau-père a été inhumé, par une après-midi particulièrement ensoleillée, le mirabellier rayonnait à travers la baie vitrée de la salle à manger. Le tronc principal se ramifiait en trois grosses branches de charpente à partir desquelles partaient des branches secondaires que l´on appelle "sous-mères". Le jour de l´inhumation, sans nous consulter, nous avons été deux à parler de cet "arbre à mirabelles" pour évoquer le défunt. L´arbre peut vivre plus de cent ans.

Il me plaît assez de revivre certains événements de mon passé pour anticiper l´avenir. J´ai ainsi l´impression de préserver mon identité. Je suis autant ce que j´ai été que ce que je serai. Le réel qui m´entoure ne me parle plus guère et je ne désire plus tellement l´explorer. Mais revivre en pensées des attachements durables ou occasionnels sont pour moi désormais comme un nouvel apprentissage.

Je retiendrai ce que j´ai appris aujourd´hui : mirabelle signifierait autant mirobolant que belle à voir.

 

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