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12 septembre 2006 2 12 /09 /septembre /2006 07:58

La Place Charles Michels est une petite place du XVe arrondissement de Paris située à la rencontre des rues des Entrepeneurs, Linois, Saint Charles et de l´avenue Emile Zola. Ce nom de Charles Michels a toujours été celui que j´ai utilisé. Il vient d´un député communiste fusillé par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais jusqu´à la Libération, la place s´appelait  Place Beaugrenelle , donnant ainsi le nom à tout le quartier, ce qui explique que certains vieux commercants continuaient d´utiliser couramment son nom d´avant guerre. Elle est plantée d´arbres, a plusieurs bancs sur lesquels les vieilles personnes peuvent s´asseoir et jeter aux pigeons ou aux moineaux quelques miettes de pain, un arrêt d´autobus qui vient  de la Porte Ballard, la ligne 42, et deux bouches de la station de métro qui ont le même nom que la place.

Un jour, alors que j´étais déjà un homme jeune ou père de deux enfants, j´ai vu un court-métrage montrant la place de mon enfance. Quelle surprise ! La caméra, sans doute placée à la fenêtre d´un appartement, suivait les allées et venues des passants, s´attardait sur les bancs occupés ou non, montrait la nonchalance de ceux et celles qui attendaient l´autobus, passait en revue les magasins d´en face dans lesquels on entrait ou sortait..., et je pense aujourd´hui que c´était comme une sorte de version visuelle d´une "Tentative d´épuisement d´un lieu parisien" que l´écrivain Georges Perec a écrit alors qu´il était attablé à la terrasse d´un café de la Place Saint Sulpice.   

Du temps de mon enfance il y avait une teinturerie, trois cafés dont un faisait tabac, un grand magasin qui vendait des peintures, du linoléum et des papiers peints, une marchande de journaux, une laiterie, une petite succursale du Crédit Lyonnais et une boulangerie.

J´allais souvent au café tabac pour y acheter des cigarettes destinées à ma mère mais aussi à ma soeur, beaucoup plus âgée que moi. Ma mère fumait alors des "Royal menthe" et ma soeur des "Craven". Il ne m´était pas permis de mettre dans mon verre deux ou trois gouttes de vin pour rougir l´eau que je buvais, mais je pouvais tirer, lors des moments de détente à la fin des repas, une ou deux bouffées de cigarettes ! Le tabac alors n´était pas considéré dangeureux pour la santé. Ce que ma mère et ma soeur ne savaient pas, c´est que je pouvais ramasser dans la rue quelques mégots encore allumés et les fumer jusqu´à me brûler les doigts...  Je n´étais pas bien vieux quand j´ai commencé à m´acheter ce qu´on appelait des "P-Quatre". C´était des petits paquets bleu sombre de quatre cigarettes infâmes qui râclaient terriblement la gorge. Elles ne coûtaient que quelques sous et me duraient plusieurs jours. Je me les achetais seul et jamais le buraliste ne m´a demandé quoi que ce soit. J´avais la claire sensation de braver l´interdit. Près de l´entrée du café se trouvait un billard électrique. Je cherchais toujours à regarder les joueurs jongler avec la boule qui rebondissaient en cliquetant sur des plots lumineux. L´un surtout me fascinait, car il gagnait continuellement, bloquant le compteur de parties gratuites à dix. Sa dextéritée était phénoménale. Il jouait aussi pour les autres et se faisait payer des verres. Mais il fallait partir. Je gênais les joueurs qui attendaient leur tour, et je devais remettre à ma mère les cigarettes achetées.

Je n´allais jamais dans les deux autres cafés dont l´un s´appelait "L´Avion", ni dans la succursale du Crédit Lyonnais. Je ne faisais que passer devant pour gagner d´autres lieux.

La teinturerie était juste à côté de la terrasse du café tabac. Un énorme jet de vapeur en sortait souvent. La boutique était tenue par un couple toujours affairé. Vers le fond de la boutique élégante et éclairée  pouvait se tenir une apprentie repassant un pantalon ou une jupe plissée. Il y avait toujours du monde. On faisait la queue, tendait un ticket rose sur lequel se trouvait notre nom. On ne recevait pas toujours le vêtement qu´on venait chercher. Il fallait revenir, mais c´est toujours avec un sourire qu´on nous accueillait. L´homme et la femme sont brusquement partis en province pour prendre leur retraire. Ce fut un grand étonnement car on ne les croyait pas si âgés. Je ne me souviens pas du genre de magasin qui a succédé. Je sais seulement qu´ils furent regrettés car ils avaient toujours le sourire aux lèvres en servant les clients.. 

Le marchand de peintures et de papiers peints était moins serviable. Il se faisait attendre et trainait la jambe. C´est chez lui que ma soeur lui demanda un jour une "pelle à bourre". - " Une pelle à quoi ?" fit le marchand. -"Eh bien, oui !" répéta ma soeur, "une pelle à bourre !" - "Nous n´en avons pas", dit le marchand. - "Comment, vous n´en avez pas ?" s´écria ma soeur excédée. - Mais qu´appelez-vous pelle à  bourre, petite Madame ?" précisa le marchand d´un air que ma soeur trouva ironique. - "Eh bien ! Une pelle pour remasser la poussière..." On se gaussa longtemps de lui, mais on ne cessa pas pour autant de parler de "since" pour désigner une serpillère, ou "d´odeur de fréchin" pour caractériser une odeur de lait caillé incrustée dans un bol ébréché mal lavé, même si nous savions que ces motes étaient du dialecte charentais. Ces mots venaient de ma mère qui avait passé toute son enfance et son adolescence dans un petit village de Charente Maritime. Mais pour désigner la région, nous parlions plutôt de Saintonge, en opposition à l´Aunis qui désignait l´arrière pays plat du port de La Rochelle.

En face du marchand de peintures se trouvait un étalage adossé près d´un autre café. On pouvait y acheter des journaux du monde entier: des russes, des arabes, des vietnamiens qu´on appelaient sans doute indochinois, des chinois, des japonais, des italiens, des espagnels, des polonais, des allemands, des anglais, que sais-je encore. Il était tenu par une femme sans âge toujours habillée de la même facon : une grande jupe noire qui lui descendait jusqu´aux chevilles, une grande écharpe enroulée plusieurs fois autour du cou, un châle sur les cheveux, et des mitaines aux mains d´où sortaient des doigts gourds et rougis tachés de l´encre des journaux. Elle arrivait très tôt le matin pour l´ouverture du métro et ne repartait que le soir après le passage de l´un des derniers métro à plus de minuit. Ce n´est que le dimanche qu´elle enlevait plus tard sa bâche pour découvrir ses journaux. Elle était là par tous les temps et ne semblait jamais malade même si elle toussait quelquefois en mettant ses mains devant la bouche édentée. Elle tendait la main pour recevoir la pièce ou le billet qu´on lui donnait, regardait d´un air méfiant , sortait la monnaie à rendre d´une grande poche sur le devant de son ventre et cherchait sans jamais se tromper le journal qu´on lui demandait, souvent placé au milieu d´une pile qui semblait toujours vouloir tomber. On aurait pu la prendre pour une clocharde, mais la rumeur courait qu´elle était riche à millions et possédait à Paris plusieurs immeubles.

Je n´allais pas souvent à la laiterie. Je digérais mal le lait et personne d´autre que moi n´était susceptible d´en boire. Mais je pouvais acheter des yaourts et des bouteilles d´eau. L´eau du robinet était potable, mais elle avait quelquefois un petit goût ou une légère odeur qui faisaient sursauter ma mère. La boutique était petite, encombrée de caisses en fer blanc ajourées d´où l´on pouvait voir des dizaines et des dizaines de cartons de lait pasteurisé à haute température Ce n´était jamais les mêmes gens qui nous servaient, et nous n´avions avec eux aucun contact.

A côté de la laiterie se trouvait une pharmarcie. Je ne me souviens pas y être allé seul tout petit, mais j´ai en mémoire un souvenir très précis et douloureux. J´étais à la maison avec ma soeur qui repassait du linge sur une planche à repasser beaucoup plus grande que moi dans la salle à manger. Ma mère n´était pas là. On sonne à la porte. En allant pour ouvrir, ma soeur me dit de ne rien toucher. Je m´approche de la planche à repasser, me dresse sur la plante de pieds et renverse la planche. Je recois le fer sur le bras droit. j´hurle. Ma soeur se précipite, retire la peau qui était restée sur le fer, et m´emmène en courant jusqu´à la pharmacie en me tirant par l´autre bras. Une cicatrice rose bonbon a été visible pendant près de quinze ou vingt ans, jusqu´au moment où des poils un peu plus courts que les autres ont commencé à pousser.

On trouvait ensuite une boulangerie. Il y avait bien dans la rue où j´habitais deux autres boulangeries plus près, mais à part quelques dimanches matin où j´allais acheter en courant des croissants au beurre encore chauds et tout frais, nous allions plutôt à la boulangerie de la place. Elle faisait le coin avec l´avenue Emile Zola et était située à deux ou trois portes d´une pâtisserie. La concurrence était grande, mais le pain était toujours frais, croustillant, et choisi en fonction de nos souhaits. Il suffisait de préciser ce qu´on voulait. La patronne se souvenait d´ailleurs des préférences de ses clients, et ne manquait pas de dire avant de se tourner vers les corbeilles placées verticalement derrière elle : "bien cuite, comme d´habitude?" Elle avait une fille un peu plus grande que moi qui servait quelquefois aux côtés de sa mère. Elle ne ramassait pas l´argent, mais pouvait prendre le pain qu´elle enveloppait d´un petit papier de soie légèrement jaune qui crissait sous les doigts. Elle pouvait aussi aller dans la partie de la boulangerie qui faisait patisserie et prenait délicatement les gâteaux choisis en glissant adroitement sous eux une petite pelle à gâteaux. Ils n´étaient pas si bons que ceux de la patisserie-confiserie d´à côté mais, pour répéter ce que disait ma mère, ils étaient bien moins chers.

J´allais rarement dans les deux boulangeries de la rue. Ma mère préférait le pain de la boulangerie de la Place Charles Michels, juste à côté. J´allais cependant quelquefois à la boulangerie qui faisait le coin avec la rue Saint Charles pour acheter en courant le dimanche matin des croissants croustillants et encore chauds.

Je voyais parfois passer au travers de la petite place une petit homme boitant. Il marchait devant deux ou trois ânes accompagnés d´un chien toujours sur sa droite. Il boitait légèrement. Au bout de la queue du dernier âne qui fermait la marche, une lanterne rouge et vacillante tremblotait faiblement. Ce petit homme d´un autre âge venait du Bois de Boulogne, avait traversé la Place de la  Muette, descendu la rue de Boulainvilliers, passé devant ce qui sera plus tard La Maison de la Radio, traversé le Pont de Grenelle, remonté la rue Linois, et traversait maintenant la place pour s´apprêter à prendre la rue des Entrepreneurs et s´éloigner dans le soir qui tombait. Je le suivais des yeux, sans rien dire, rêveur, envieux des enfants qui étaient montés sur l´un des ses ânes. Chose incroyable mais vraie ! Je l´ai revu une fin d´après-midi en décembre 1998 ! Etait-ce le même homme ou était-ce son fils qui continuait la tradition familiale ? Bien difficile à dire. C´était bien en tout cas les mêmes ânes, le même petit chien et la même lanterne rouge et vacillante accrochée à la queue du dernier âne....Je me secouais, incrédule et légèrement tremblant. Je décidai d´entrer dans le café tabac où j´avais l´habitude enfant d´acheter des cigarettes. Ma compagne choisit je ne sais plus quoi. Elle avait froid et mon café avait un goût âcre. Le charme était rompu.

J´ai vécu jeune homme et jeune adulte en province. J´y ai vu de petites places également pittoresques, mais jamais elles n´ont égalé celle de mon enfance.

  

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11 septembre 2006 1 11 /09 /septembre /2006 08:14

Je suis né à Paris, à la fin de la Seconde guerre mondiale, un jour de bombardement, dans le XVe arrondissement de Paris, l´un des quariers qui a longtemps fait partie de ce qu´on a appelé "Le Paris- villages". La rue dans laquelle j´ai grandi a toujours le même nom, la Rue Beaugrenelle. C´est sans doute elle qui a donné son nom à tout le quartier. J´y suis passé un jour froid et gris de décembre 1998,  et je n´ai pu retenir une certaine émotion, car elle m´a rappelé les jours où j´y jouais alors que j´étais enfant. Elle n´a guère changé aujourd´hui, même si les petites boutiques d´artisans d´alors sont devenues des magasins qui ne me disent plus rien et que les voitures garées l´encombrent jours et nuits.

La rue était fort petite puisqu´elle n´avait que 16 numéros, mais on y trouvait pratiquement tout ce qu´il fallait pour la vie de tous les jours. Il y avait en effet deux boulangeries, trois épiceries, un cordonnier, un ébéniste, un cadreur-vitrier, un coiffeur, un droguiste, un réparateur de radios, un fourreur, une mercerie-papeterie, deux plombiers, et trois (pour ne pas dire quatre ...) cafés ! L´un faisait le coin de la rue avec la rue Saint Charles et était tenu par un ancien boxeur. Je n´y allais évidemment jamais, d´autant qu´il avait mauvaise réputation, mais on devait passer devant pour aller faire son marché ou prendre le métro. Il ne cessait de m´impressionner. On pouvait voir en passant des photos de boxeurs accrochées aux murs et derrière le comptoir. Des affiches étaient souvent collées sur la vitrine de l´entrée pour annoncer des combats salle Wagram ou au Vel d´Hiv tout près. et c´est sans retenue que j´imaginais les coups de poing que les buveurs pouvaient se donner après avoir trop bu, comme je l´avais vu une fois en passant devant un autre café du quartier !.

  Le second café était pratiquement juste en face de chez moi. A vrai dire, ce n´était pas un café mais une épicerie-buvette. Elle était tenue par un Russe à moité aveugle qui avait fui son pays après la révolution de 1917. Sa boutique était toute en longueur, sombre, et encombrée de mille et un produits qu´on ne trouvait qu´ici. Il parlait assez bien le francais. Il roulait les "r" autant que les yeux et se trompait souvent en rendant sa monnaie. J´y allais souvent pour simplement acheter du beurre pour ma mère ou quelques bonbons qu´il sortait de grands bocaux de verre à portée de sa main. Sa buvette était au fond de la boutique derrière la caisse, cachée par un rideau qu´il ouvrait toujours d´un même geste fatigué. Elle était faiblement éclairée et surtout réservée à de vieux exilés comme lui. De cette arrière-boutique, il ne sortait jamais que de faibles chuchotements. Je ne sais si c´était un ancien noble ayant tout perdu en venant en France et si ses compagnons qui buvaient avec lui étaient des chauffeurs de taxi ou non, mais c´est sans hésiter que je les imaginais fomentant un obscur complot.

Le troisième café, sur le même trottoir que l´entrée de mon immeuble, était tenu par un Auvergnat qu´on appelait bougnat  : il était en effet aussi marchand de charbon. Il avait une charrette qu´il tirait lui même en s´arc-boutant.  Il relevait les timons, chargeait sa charrette en portant un à un sur l´épaule de lourds sacs noirs remplis de charbon,  puis s´arnachait en se mettant devant comme il aurait fait d´un cheval. Il crachait dans ses mains, rajustait sa casquette, et s´éloignait lentement pour livrer sa cargaison. Il était sale,  habillé de noir, toujours couvert de suie. Son café était toujours vide, tenu par une femme énorme qui cherchait à parler avec les habitants de la rue. Je passais sans rien dire, intimidé mais curieux. Quand le soir, le bougnat revenait, je pouvais voir qu´il était fourbu, mais pas plus qu´à son énorme femme je n´osais lui parler. 

Devant le quatrième café, je ne faisais que passer. Il se trouvait à côté de la boutique du cordonnier. Petit, boitant, un béret toujours sur le crâne d´où sortaient quelques cheveux hirsutes, il travaillait sans discontinuer. Son atelier donnait sur la rue. On pouvait donc le voir travailler en passant devant sa boutique. Une clochette tintait lorsqu´on entrait chez lui. Il levait les yeux, posait ses outlls, passait derrière le comptoir de son pas claudicant et allait chercher sans jamais se tromper la paire de chaussures que nous lui avions donnée à ressemeler. Il me connaissait bien et aimait bavarder avec moi comme sans doute avec tous les clients qu´il servait. Un jour qu´il se trompait en me rendant la monnaie, j´osai le lui faire la remarque. Je n´étais pas bien grand, mais je savais compter et c´est sur un ton de colère quelque peu insolent que je lui dis que ce n´était pas parce que j´étais petit qu´il fallait me voler ! Je ne me souviens pas de sa réponse, mais c´est outré que je suis rentré à la maison. Que de fois ma mère m´a rappelé cette histoire et que de fois il lui a répété sa bonne foi ! Je le crois volontiers aujourd´hui, mais je m´efforcais par la suite de marcher sur le trottoir d´en face quand je devais aller au bout de la rue, soit pour tourner à gauche et me diriger vers l´Allée aux cygnes et regarder passer les péniches et les bâteaux-mouches, soit tourner à droite pour aller vers le Trocadéro et gagner à pied un quartier plus aisé que le mien en longeant la Seine et en passant aux pieds de la Tour Eiffel.

La boutique du fourreur ne cessait de m´intriguer. Les manteaux étaient posés sur des mannequins sans tête et sans pieds. Dans la devanture se trouvaient des gants, des toques, d´étranges chapeaux et un ou deux renards aux yeux brillants et rouges semblables à celui que ma mère pouvait mettre autour de son cou quand elle sortait certains soirs qu´il faisait froid.

L´ébéniste se trouvait au bout de la rue. Sa devanture était toujours sale, la vitre embuée, mais quand il faisait beau, il posait sur le trottoir les chaises rempaillées. Elles encombraient bien un peu, mais personne ne disait rien. Tout le monde comprenait que c´était sa manière à lui de montrer son travail. Peu à peu cependant ses chaises posées dehors furent de moins en moins nombreuses. Un beau jour il n´y en eut plus du tout. Il avait démanagé et la porte de sa boutique restait toujours fermée. Personne n´avait racheté son fonds de commerce. Sa devanture devenait de plus en plus sale et la vitre embuée était totalemrnt opaque. Ironie du sort : le commercant suivant qui s´installa chez lui fut un nouveau vitrier ! Mais de lui, je n´ai aucun souvenir. J´étais beaucoup plus grand, et  ne "trainais" plus dans la rue.

Des vitriers, il en passait quelquefois. Ils portaient sur leur dos tout un attirail cliquetant et fragile. Ils marchaient lentement, avec précaution, le regard tourné vers les étages de la rue en criant d´une voix claire et sonore "Vitrier ! Vitrier !"  pour voir si une ménagère pouvait lui faire signe. Quand cela arrivait, il posait son fardeau sur le trottoir, l´appuyait contre un mur et montait à l´étage. Je m´approchais, regardais ces belles vitres transparentes en attendant qu´il revienne. Il en prenait alors une et remontait l´installler, sans mot dire. Mais quand il avait fini et repartait dans la rue de son pas lent et précautionneux, il reprenait de sa voix tonitruante "Vitrier ! Vitrier !", sans savoir que ce cri qui faisait partie de ce qu´on a appelé pendant des siècles "Les cris de Paris" était sans doute l´un des tout derniers qui pouvaient être poussés.

Certains dimanches ensoleillés, une chanteuse des rues passait. Les fenêtres s´ouvraient, on s´appuyait à la rambarde et on allat chercher une pièce qu´on enveloppait dans une feuille de papier avant de la lui jeter quand elle avait fini de chanter. Sa voix portait haut car même les locataires du sixième d´en face pouvait lui lancer la pièce.

 Mais le plus étonnant, c´était le marchand de glaces ! Les réfrigérateurs n´existaient pas encore; en tout cas, nous n´en avions pas. Pour conserver le beurre, ma mère le mettait dans une assiette creuse remplie d´eau, placée à l´ombre sur le rebord de la fenêtre de la cuisine. Je ne manquais pas de le guetter. Son travail me fascinait. Il trottinait derrière la portière ouverte d´un petit camion bleu et blanc, une dague à la main, et découpait de grands morceaux de glace qu´il livrait aux commercants de la rue, en les portant sur son épaule. Il travaillait vite, donnait des coups secs et vigoureux dans la glace pour la découper. Une légère trainée d´eau pouvait se former à la suite des gouttes qui ruisselaient de son camion. Des petits morceaux de glace gisaient parfois à terre, et c´est avec délice que je les sucais après qu´il eut quitté la rue. Je ne sais pourquoi, mais j´associe ses bouts de glacons sucés à des dimanches, car c´est sous le soleil que je vois ce petit homme pressé courir chargé de glace.      

  Le salon de coiffure, comme le café-buvette du Russe exilé, était sur le trottoir d´en face. Je pouvais même voir son salon de ma fenêtre du deuxième étage. Il n´était pas très grand et les prix très modestes. La femme frisait les dames et l´homme coupait les cheveux des hommes ou leur faisait la barbe. C´est lui qui me coupait les miens en me faisant monter sur une planche qu´il placait sur les accoudoirs du fauteuil pour adulte. Il était grand, avait une petit moustache et sentait l´eau de Cologne. Il n´avait pas beaucoup de clients. Il allait souvent au café du coin tenu par l´ancien boxeur, et surveillait sa boutique un petit verre à la main. Il m´est arrivé plus d´une fois d´aller chez lui alors qu´il y était. Il vidait son verre d´un coup sec et traversait la rue en biais en faisant des signes pour montrer qu´il m´avait vu. Il aimait parler, demandait des nouvelles de ma maman et de ma grande soeur, voulait savoir si j´étais un bon élève à l´école. Sa voix était assez aigrelette, légèrement érintée mais distinguée, comme sa moustache et son maintien. Je m´efforcais surtout de ne pas bouger. Ses mains étaient douces mais froides, et je sentais autant son haleine légèremnt chargée de vin que l´eau de Cologne de son petit magasin désuet.

La mercerie-papeterie, juste à côté de la boutique du coiffeur, avait un peu de tout mais rarement ce qu´on voulait. C´était un bric-à-brac inextricable et hétéroclique. Il y avait des journaux que ma mère n´achetait pas, des livres aux couvertures de couleurs criardes, des bobines de fil, des aiguilles, de la laine, des stylos à encre, des cartouches, des crayons, des pointes bic, des stylos à bille, des trombones, des cahiers, quelques livres scolaires, du papier à dessin, que sais-je encore ? La mercière était revêche et peu aimable, chaussée de petites lunettes et vous dévisageait sans aménité. J´y allais cependant régulièrement une fois par semaine pour acheter un illustré. Je ne lisais ni Tintin ni Spirou mais Suscia. Je commencais à le lire dès le seuil franchi, et le coiffeur ne manquait pas de me dire semaines après semaines : - "Alors ! Les nouvelles sont bonnes ?"

J´allais rarement dans les deux vraies épiceries de la rue. Elles étaient situées au delà du fourreur, et assez mal achalandées. Elles étaient pratiquement l´une en face de l´autre et les produits moins appétissants que ceux du vieux Russe exilé. J´y allais cependant quelquefois pour dépanner ma mère quand le Russe était fermé.  

La droguerie était sale, encombrée de vieux produits que le propriétaire remplacait rarement. C´était un gros homme immense affublé d´un tablier qui lui tombait jusqu´aux pieds, et qui me faisait peur. Je n´y allais presque jamais seul et nous n´achetions presque jamais rien. Ma soeur avait voulu un jour lui acheter un savon sunlight, prononcé à l´anglaise. Il la fit répéter et finit par comprendre. - "Ah ? sunlite !" S´il avait vendu des montres, il aurait sans doute dit "vatère proff" pour "water proof" comme je l´ai entendu un jour d´un infirme difforme qui se déplacait en chaise roulante alors que j´étais en vacances dans la Creuse.

Je n´avais pas beaucoup de camarades, mais j´étais souvent dans la rue, et tous les commercants me connaissaient, m´appelant par mon prénom. Je les regardais travailler, sortir sur le pas de leur porte, parler avec les voisins, les yeux grands ouverts et retenant au vol quelques bribes de phrases sans contexte. C´étaient des petites gens et formaient le peuple de Paris. Tout comme ceux et celles qui habitaient la Place Charles Michels toute près, la Rue des Entrepreneurs pas loin, ou la Rue Saint-Charles qui abritait deux fois par semaine un marché tenu  par des banlieusards et provinciaux venus d´un peu partout.

   

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9 septembre 2006 6 09 /09 /septembre /2006 07:42

Et voilà que c´est reparti ! On va parler à nouveau de la colonisation en France ! Cette fois-ci, on s´en prend carrément à la définition que donne un dictionnaire de référence, Le petit Robert, dans son édition 2007. Que dit le dictionnaire ?  "Mise en valeur, exploitation des pays devenus colonies". Que redire a ceci ? La colonisation n´a-t-elle pas été en partie une "mise en valeur" de l´agriculture, la construction de routes, le développement des écoles, la mise en place d´hôpitaux, et en partie "l´exploitation", autant au sens de "faire valoir" qu´à celui de "piller" les matères premières d´un pays ? Il est vrai qu´on ne parle pas dans cette définition de la mise sous tutelle des peuples. 

Un mot peut évoluer au cours de l´Histoire Le "corriger" me semble cependant abusif. Je crois plus judicieux de le compléter par un nouveau sens apparu à la fin du XXe siècle : " Spoliation des ressources et de la population d´un pays".

Avec profit, vous pouvez voir les diverses contributions que Pierre Assouline a écrites dans son blog acessible sur le site du journal Le Monde : http://passouline.blog.lemonde.fr/livres  Dans sa chronique intitulée "Liberté pour la lexicographie !", il rappelle dans toute sa rigueur le débat qui a eu lieu en son temps entre les historiens, analystes du fait historique et les politiques qui, par des lois votées à l´Assemblée nationale, cherchaient à imposer une lecture de l´Histoire.

 

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8 septembre 2006 5 08 /09 /septembre /2006 08:10

J´ai peu de souvenirs de ma mère. Beaucoup d´écrivains ont écrit dans leurs vieux jours des souvenirs attendris sur le dévouement de leur mère alors qu´ils étaient tout petit. Je n´ai rien de cela à raconter. Mes souvenirs sont d´une autre nature et  concerne mes relations aux livres que j´ai lus beaucoup plus tard alors que j´étais adolescent et adulte,- et qui concernent des mères.

Elle était petite, ni laide ni belle, et assez âgée. Elle m´avait eu alors qu´elle avait plus de quarante ans, ce qui explique que petit, je la considérais plus comme une grand-mère qu´une mère. C´est ma soeur, plus "vieille" de 12 ans que moi, qui a longtemps joué le rôle de mère, avec toutes les erreurs qu´une jeune fille si jeune pouvait faire avec un frère en si bas âge. Ce dont je me souviens alors que j´étais garconnet, c´est qu´elle avait une dent de devant ébréchée et qu´elle était toujours habillée de noir. Elle a en effet porté pendant des années le deuil de mon père mort à trente neuf ans. Lui m´a vu deux mois. Aujourd´hui, je possède d´elle deux photos encadrées que j´ai placées en évidence dans ma salle à manger. L´une d´elle est posée à coté de mon père en uniforme d´officier de la marine marchande. C´est un portrait. La tête est fière, altière, décidée. Ce n´est pas la mère que j´ai connue. Je l´ai placée là pour la réunir à l´homme qui a été celui qui lui a "donné la lumière" comme elle disait souvent. L´autre est celle d´une vieille femme et plus vraiment ma mère. Elle est placée près de la photo de  mes deux enfants petits et évoque plutôt la Mammy qu´elle a été pour eux.

J´ai dévoré adolescent Les Mémoires d´une jeune fille rangée de Simone de Beauvoir. Je n´ai pas manqué de lire les trois autres volumes qui lui font suite au moment de leur parution. J´ai donc aussi lu Une mort très douce. Dans ses mémoires Simone de Beauvoir ne cache pas ses sentiment partagés à l´égard de sa mère. Quelle n´est donc pas sa surprise quand elle découvre son émotion à l´annonce de la grave maladie de sa mère et de sa mort prochaine. Elle prend subitemement conscience que l´irréparable va se produire et qu´il lui faut essayer de sauvegarder ce qu´elle avait condamné avec tant de véhémence quand elle était plus jeune. Je n´ai jamais eu cette véhémence à l´égard de ma mère, mais je lui ai toujours voué une certaine rancune de n´avoir jamais vraiment répondu aux questions que je lui posais sur mon père. De savoir qu´elle formait avec mon père un beau couple et qu´elle avait aimé la représentation théâtrale de Maison de poupées de Ibsen est une maigre consolation. Elle ne concerne pas le père qui était le mien mais l´homme qui était son mari.

Je garde à la mémoire un autre souvenir de lecture associé à une mère. C´est Le malheur indifférent de l l´écrivain de langue allemande Peter Handke. On ne parle guère de lui aujourd´hui, mais son récit est poignant. Il met en évidence que le seul acte que sa mère ait jamais accompli de sa vie est son suicide.

Ces souvenirs concernent des récits clairement autobriographiques. Plus compliqués à analyser sont en revanche les références à la mère dans les oeuvres romanesques de Camus. On connaît le début tonitruant de L´Etranger : "Aujourd´hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas. J´ai recu un télégramme de l´asile : "Mère décédée. Enterrement demain. Sentiments distingués." Cela ne veut rien dire. C´était peut-être hier." Comment mieux dire ce sentiment voilé de culpabilité refoulé ?

On connaît moins les quelques lignes sur la mère du Docteur Rieux dans La Peste du même Camus. Elle est toute silencieuse, immobile, toujours assise à regarder par la fenêtre. Mais ses yeux suivent toujours les allées et venues de son fils. "Je suis heureuse de te voir, Bernard. Les rats ne peuvent rien contre ca." Les autres passages où apparaissent la mère de Rieux sont tout aussi furtifs et puissants de vérité.

Il y a une autre phrase de Camus qui  m´a trottée pendant des années dans la tête et que ses adversaires politiques ont aussitôt condamnée. Si je me souviens bien, ce n´est pas une phrase prononcée lors d´une interview ou un entretien relu ou corrigé par lui, mais une phrase lancée en aparté qu´un journaliste a recueillie en Suède lors de son attribution au prix Nobel de littérature. J´ai l´ai retrouvée récemment en relisant sur L´Etranger l´un des rares commentaires pertinents que je connaisse, celui de Bernard Pingaud dans la collection Foliothèque :"Je crois à la justice, mais je défendrai ma mère avant la justice." Longtemps, Camus s´est opposé à la réédtion de son premier recueil L´Envers et L´Endroit , le trouvant maladroit. Plusieurs de ces textes mettent en scène une mère qu´il n´est guère difficile d´authentifier comme étant la sienne. Après l´insistance de plusieurs commentateurs, il a finalement consenti à le rééditer, accompagné d´un longue préface émouvante: "Relisant L´Envers et l´Endroit après tant d´années, pour cette édition, je sais instinctivement devant certaines pages, et malgré les maladressses, que c´est cela. Cela, c´est-à-dire cette vieille femme, une mère silencieuse, la pauvreté, la lumière sur les oliviers d´Italie, l´amour solitaire et peuplé, tout ce qui témoigne, à mes propres yeux, de la vérité".

Comment mieux dire ?

 

 

 

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7 septembre 2006 4 07 /09 /septembre /2006 06:39

Enfant, je ne lisais pas, au grand désespoir de ma mère, assez âgée (elle m´a eu alors qu´elle avait plus de quarante ans), et de ma soeur, de douze ans plus "vieille" que moi. Il y avait pourtant à la maison une belle bibliothèque que mon père, que je n´ai jamais connu, avait peu à peu constituée avant et pendant la Seconde Guerre mondiale.

Je ne vois pas ma mère un livre à la main. Elle travaillait en partie la nuit et rentrait alors que je dormais. Le soir, avant de me coucher, c´est ma soeur qui me lisait des histoires, mais je ne me souviens à vrai dire de rien, sauf d´un vague leitmotiv  "pauvre p`tit gars, pauvre p´tit gars !" qu´elle m´avait lu un jour en me demandant à la fin de sa lecture ce que j´avais retenu.... .Beaucoup plus tard, elle me parla plusieurs fois de livres qui l´avaient impréssionnée, en particulier Thérèse Raquin de Zola et plus encore Thérèse Etienne de John Knittel,  en faisant remarquer que ce prénom était comme prédestiné, puisque Francois Mauriac l´avait lui aussi repris pour Thérèse Desqueyroux. Je me souviens en particulier de son insistance avec laquelle elle parlait de ces crimes et tentatives de crime que les personnages ne pouvaient s´empêcher de commettre. Mais de ma mère avec un livre entre les mains ou me lisant une histoire, je n´ai aucun souvenir.

Cette bibliothèque, située au fond d´un grand appartement de cinq pièces dans le XVe arrondissement de Paris près de la tour Eiffel (et donc du Champ de Mars où j´allais souvent enfant, accompagné ou non), était aussi ma chambre. Je dormais donc entouré de livres. Mais je ne les touchais pas. C´était pour la plupart des classiques. Les livres du début du XXe siécle étaient peu représentés, et les livres des auteurs étrangers étaient encore moins nombreux. Peut-être pour m´encourager, ma mère me raconta un jour que mon père avait toujours un livre à la main, et qu´une fois, alors qu´il était dans le métro et lisait ce que je ne sais quoi, il ne put s´empêcher de commenter ce qu´il lisait avec un de ses voisins assis à côté de lui. Je contemplais parfois tous ces livres vieillots sagement alignés, en prenais un ou deux, mais je les reposais somme toute assez vite sans aucun désir de me plonger dedans.

Durant ma quatrième au lycée, alors que j´avais 14 ans, j´émis le désir d´aller en Allemagne pour me perfectionner en allemand, au grand étonnement de ma mère. Je ne peux oublier le doigté de mon professeur d´Allemand, Monsieur Coquin (sic !), qui choisit comme famille d´accueil une famille dont le père, non officier de marine comme le mien mais officier d´aviation, était lui aussi décédé pendant sa lutte sans merci contre le nazisme alors triomphant. J´ai depuis oublié tout mon allemand, mais je me souviens que ce que j´ai essayé de lire, c´était du Borchert et que c´est l´un des premiers livres étrangers que j´ai acheté alors revenu en France. Ce livre parlait de résistance, de faim, de privation, de honte, de guerre. Mais ce n´est qu´un ou deux ans plus tard que j´ai véritablement commencé à lire. Je n´étais plus à Stuttgart, dans le Wurtemberg, mais à Gosslar, près de Hannovre, Landschulheim pour être précis. C´était un bel été et je m´ennuyais à mourir. L´hôte de la maison le voyait bien. Nous parlions quelquefois ensemble. Le courant passait mal. Il m´encouragea à lire. J´étais dans une chambre où il  y avait un nombre non négligeable de livres, certains en allemand, d´autres en anglais, d´autres encore en francais. J´en pris un, aussi petit que possible :  La neige en deuil de Troyat, sombre histoire de sauvetage en montagne et de rivalité entre deux frères que je dévorais d´un coup. J´en pris alors un second, lui aussi assez mince : ce fut un éblouissement ! L´immoraliste de Gide.... Mais plus que l´histoire de la découverte d´une civilisation étrangère baignée de soleil et de l´éveil à son corps, ce qui se fixa à jamais dans ma mémoire, c´est l´association de deux mots contradictoires pour décrire un fruit somme toute ordinaire : la douce acidité des oranges. Comment était-il possible qu´une orange soit à la fois douce et acide ? Comment était-il possible d´écrire comme le faisait cet André Gide que le lisais pour la première fois ? J´appris plus tard que cette figure de style s´appelle un oxymoron comme l´obscure clarté  du Cid de Corneille ou la boucherie héroïque du Candide de Voltaire....Mais peu me chaut aujourd´hui ces termes de rhétorique...

Après ces vacances d´été maussade en Allemagne du Nord, j´entrai en Seconde. Le professeur de Francais était assez âgé. Ma mère l´avait rencontré et avait appris que lui aussi était pupille de la nation de la Grande Guerre comme moi de la Seconde. Lui non plus n´avait pas de télévision, ce que tous mes camarades avaient ! Je sentais entre ce professeur et moi une certaine sympathie. Je le craignais beaucoup, car il était sans pitié pour le manque de rigueur que nous pouvions montrer dans les commentaires et les dissertations qu´il nous donnait. Nous avions tout à apprendre. Un jour, alors que son cours portait sur  La Rochefoucauld, il nous invita à retenir par coeur une ou deux maximes pour le cours suivant. Je me retrouvai, comme tous les soirs, dans ma chambre pour faire mes devoirs. Je travaillais lentement, sans beaucoup de rendement.  Je pense à mon professeur qui nous avait invité à apprendre par coeur quelques maximes. Je quitte ma table sur laquelle j´écrivais, vais vers la bibliothèque de mon père, et découvre que le livre des Maximes s´y trouve. Le livre est vieux, abimé; il sent une odeur de poussière et de renfermé. Il était broché et faisait partie des Clasiques Garnier. Je le lis, sans doute pas en entier, mais enfin je le lis, et finis par apprendre une maxime qui me plais et qui ne se trouve pas dans le manuel scolaire qui est le nôtre, l´incontournable Lagarde et Michard. Le cours suivant commence. Notre vieux professeur n´a pas oublié son invitation. Plusieurs mains se lèvent. Tour à tour, mes camarades disent à haute voix leur maxime. Toutes émanent du manuel scolaire. Il me semble percevoir une certaine impatience, voire peut-être de la déception, dans le voix de mon professeur. Ou est-ce moi qui suis décu ? Je lève enfin la main. Notre professeur déclare que cela suffit. J´insiste, montre à mon tour mon impatience, et désire parler. Mon professeur finit par céder. Je suis un garcon timide qui parle mal en public et que ses camarades, plus aisés que moi, intimident. Je me lance enfin, et sans bafouiller déclare, même si je sens ma voix trembler quelque peu : "Les vieillards aiment à donner de bons préceptes pour se consoler de n´être plus en état de donner le mauvais exemple" ! Mon professeur sourit, commence une phrase qu´il ne termine pas, et revient à ce que je pourrais appeler aujourd´hui ses moutons.

A partir de ce jour, je commencai à explorer plus systématiquement la bibliothèque de mon père. Il y avait quelques latins, des grecs aussi, et beaucoup de classiques depuis le Moyen Age jusqu´au début du XXe siècle. Mais il  n´y avait pratiquement pas d´auteurs contemporains du vivant de mon père. J´ai pratiquement tout jeté aujourd´hui. Je n´ai gardé qu´un vieux recueil de Villon jauni, qui s´ouvre automatiquement à une certaine page quand on le feuillette : "Filles sont très belles et gentes,/ Demourantes à Sainct-Genou,/ Près Sainct-Julian des Voventes,/ Marches de Bretaigne ou Poitou/". C´est à plus de cinquante ans que je suis allé pour la seule fois de ma vie à Saint Genou , village aujourd´hui moribon du Berry (Indre et Loire) où est né mon père d´un père qui se disait industriel selon le registe de l´Etat civil que j´ai consulté lorsque j´étais sur place. Pourquoi garder cela plutôt qu´autre chose? Serait-ce que je regrette d´avoir jeté sa bibliothèque ? Pas vraiment. Mes lectures ont été diiférentes des siennes, comme celles de mes fils sont et seront différentes des miennes. Je garde le souvenir de ce que je veux bien me souvenir et cela me suffit amplement. J´ai pourtant gardé un autre vieux livre, sale et déchiré, acheté par ma mère dans lequel il y a une phrase dans lequel on parle de lui. Mais je ne peux aujourd´hui en longuement parler..., comme si j´entendais encore ma mère me dire de ne pas le lire alors que je lui demandais ce que c´était. "Peuh ! Il faut oublier tout ca", dit-elle en me regardant d´un drôle d´air. Le livre est dédicacé de l´auteur. Je ne juge pas utile de recopier cette dédicace. C´est  L´espèce humaine de Robert Antelme, témoignage que l´on dit irremplacable sur l´univers concentrationnaire et qu´André Malraux a salué en son temps, comme étant l´un des rares livres sur ce sujet à dépasser le simple récit de survie pour montrer la résistance au processus de déshumanisation des bourreaux nazis. Jean Cassou, sans papiers ni crayon, composait et cherchait à retenir par coeur ce qu´il a publié plus tard sous le titre : Trente trois sonnets composés au secret. Mon père, lui, cherchait à se remémorer des poésies apprises par coeur et à les transcrire sur des bouts de papiers qu´il faisait circuler parmi les co-détenus. Dans ses petites lecons de littérature au lycée De Marivaux et du Loft, Catherine Henri mentionne cette anecdote en bas de page, sous une forme de note. S´agit-il vraiment de mon père, ou s´agit -il d´autres détenus ? Je ne saurais le dire. Je reste fidèle au souvenir de ma mère que je ne vois pas lire et qui me déconseille de lire le livre de Robert Antelme. Je sens cependant que le moment arrive où je me plongerai dedans pour dépasser la simple phrase où le nom de mon père est mentionné:  "un marin qui était mort peu de temps auparavant."  

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6 septembre 2006 3 06 /09 /septembre /2006 07:31

Je ne parlais pas beaucoup de mon vivant. Je pouvais certes échanger quelques paroles avec mes collègues sur par exemple la préparation de la coupe du monde de football ou sur le tournoi de tennis de Roland Garros, mais cela n´allait jamais bien loin, et aujourd´hui, cela ne m´intérese guère d´écrire sur le coup de tête imbécile et scandaleux de Zinédine Zidane ou les adieux émouvants d´André Agassi au tennis international. En revanche, j´ai suivi d´un peu plus près l´invraisemblable destin de Natascha Kampusch enlevée à 10 ans dans une banlieue de Vienne en Autriche, et séquestrée 8 ans dans la cave aménagée de son ravisseur, Wolfgang Priklopil.  Quelle n´a pas été ma surprise de constater que Pierre Assouline, qui a un blog sur le site du journal Le Monde,  en parle dans une chronique intitulée "L´obsédé aurait-il lu "L´Obsédé" ?  Les policiers chargés de l´enquête font en effet remarquer que L´Obsédé  (The Collector), roman de John Fowles publié trente ans plus tôt et porté à l´écran quelques années plus tard, repose sur une intrigue identique, à savoir celle d´un homme qui kidnappe une jeune fille et la séquestre dans une pièce aménagée de sa maison. A supposer que l´auteur de l´enlèvement de Natascha Kampusch ait lu le roman de John Fowles il n´y a qu´un pas que les policiers enquêteurs franchissent allègrement . Assouline est plus prudent, faisant remarquer que Wolfgang Priklopil s´est suicidé en se jetant sous un train le jour même où il s´est apercu que la jeune fille qu´il avait enlevée et séquestrée s´était enfuie, et qu´on ne saura probablement jamais s´il s´est inspiré ou non du roman, sauf si l´on retrouve une fiche à son nom à la bibliothèque de la ville.

Ce qui me fascine dans ce fait divers, c´est la force que les mots peuvent laisser sur un lecteur. Assouline lui-même, à la fois romancier, biographe et journaliste, n´échappe pas à cette fascination puisqu´il y consacre toute une chronique. Je n´aurais sans doute pas parlé avec mes collègues aussi longuement de ce fait divers exemplaire et encore moins de la fascination qu´excerce sur moi un texte littéraire, car c´est une manière non déguisée de parler de soi. Ce blog n´est pas autre chose, finalement,  qu´ un journal intime sur mes lectures réelles ou rêvées, et sur le désir refoulé de pouvoir être lu. Je ne suis pas mort totalement, mais je ne me sens plus vraiment vivant depuis que mon coprs, comme me l´a joliment écrit un ami en réponse à un de mes récents SOS,  "ne fait plus que murmurer alors que je voudrais le faire hurler".

 

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5 septembre 2006 2 05 /09 /septembre /2006 07:12

CORDELIERJeanne.jpg

Je suivais dimande dernier les informations sur RFI (Radio France International) quand on annonça une nouvelle émission intitulée "Rencontre au cimetière de Montparnasse" avec Jeanne Cordelier, présentée par Yasmine Chouaki. Le nom de Jeanne Cordelier ne m´est pas inconnu. J´écoute. Voix rauque, profonde, qui hésite pour chercher ses mots. Mon attention est éveillée.

Elles sont devant la tombe de Simone de Beauvoir et Jean-Paul Sartre. La journaliste demande si ce cimetière est un lieu de réminicences. Non, répond-on , un lieu de calme. Elles marchent, un bruit de fond indistinct se fait entendre. On évoque Baudelaire également enterré au cimetière de Montparnasse. Jeanne Cordelier précise après une question que c´est son premier poète découvert dès l´âge de 13-14 ans. Elle est invitée à réciter quelques vers. Elle hésite, a peur d´écorcher le grand Charles, comme elle l´appelle drôlement. Elle se décide pourtant : "Sois sage, ô ma Douleur, et tiens-toi plus tranquille,/ Tu réclamais le Soir, il descend; le voici;/ Une atmosphère obscure enveloppe la ville, / Aux uns portant la paix, aux autres le souci." Elle s´arrête, étonnée. Elle n´a trébuché que sur deux mots. Je sens entre elle et la journaliste un certain courant. Les questions sont pertinentes, les réponses réfléchies.

La journaliste évoque alors son premier roman largement autobiographique La Dérobade, publié il y a tout juste 30 ans. Référence obligée. Elle rappelle les 5 ans de galère, la prostitution, l´inceste. Elle évoque aussi son désir très conscient de faire un coup déclat avec ce premier roman et l´importance qu´a eu pour elle ce qu´elle appelle écriture pour s´en sortir. La critique de l´époque avait clairement parlé de la naissance d´un écrivain. Ce fut aussi un beau succès de vente: plus d´un million d´explaires, dit-on.

L´entretien s´achève. La journaliste demande si elle est "fière de la trace". Un mot d´argot que je ne saisis pas fuse en guise de réponse. Un silence s´installe; elle ne répond toujours pas puis finit par ajouter sur un drôle de ton sans vraiment dire oui:  "comme celle de l´escargot qui laisse une petite trainée".

Autrefois je regardais souvent Apostrophes, l´émission de Bernard Pivot. Il m´est même arrivé d´acheter ou commander les romans de ces écrivains invités à parler de leur oeuvre. Que de déceptions ! Comme si l´intention de dire suffisait à bien écrire ...

L´émission est depuis longtemps terminée. Mon dimanche n´est pas achevé. Je repense à cette voix rauque. Je tape sur mon ordinateur le site internett de RFI, puis le nom de Jeanne Cordelier.  Sa voix réapparaît et je l´écoute à nouveau avec plaisir. Je décide alors de poursuivre l´aventure. Plusieurs sites existent à son nom. Elle-même en a un. L´un d´eux signale qu´on va rééditer fin septembre 2006 La Dérobade, épuisé depuis longtemps, en édition de luxe, avec la préface de Benoit-Groult et un ajout de Jeanne Cordelier elle-même. Je ne suis pas bibliophile, mais cette voix m´a comme ensorcelé. Espérons pour une fois que je ne serai pas déçu.

 

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4 septembre 2006 1 04 /09 /septembre /2006 07:46

J´ai fait allusion à un passage d´"Un coeur simple" , le premier des Trois contes de Flaubert dans ma modeste contribution intitulée "Rêve ou affabulation ?" Je l´ai relu depuis pour confronter ma mémoire à la réalité de l´original. J´ai trouvé cette page si forte et prenante de vérité que je ne peux m´empêcher de la citer en son entier.

"La lune à son premier quartier éclairait une partie du ciel, et un brouillard flottait comme une écharpe sur les sinuosités de la Toucques. Des boeufs, étendus au milieu du gazon, regardaient tranquillement ces quatre personnes passer. Dans la troisième pâture quelques-uns se levèrent, puis se mirent en rond devant elles. - "Ne craignez rien !" dit Félicité; et, murmurant une sorte de complainte, elle flatta sur l´échine celui qui se trouvait le plus près; il fit volte-face, les autres l´imitèrent. Mais, quand l´herbage suivant fut traversé, un beuglement formidable s´éleva. C´était un taureau, que cachait le brouillard. Il s´avanca vers les deux femmes. Mme Aubin allait courir. - "Non ! non ! moins vite !" Elles pressaient le pas cependant, et entendaient par-derrière un souffle sonore qui se rapprochait. Ses sabots, comme des marteaux, battaient l´herbe de la prairie; voilà qu´il galopait maintenant ! Félicité se retourna, et elle arrachait à deux mains des plaques de terre qu´elle lui jetait dans les yeux. Il baissait le mufle, secouait les cornes et tremblait de fureur en beuglant horriblement. Mme Aubin, au bout de l´herbage avec les deux petits, cherchait éperdue comment franchir le haut bord. Félicité reculait toujours devant le taureau, et continuellement lancait des mottes de gazon qui l´aveuglaient, tandis qu´elle criait : - "Dépêchez-vous ! dépêchez-vous !"

"Mme Aubin descendit le fossé, poussa Virginie, Paul ensuite, tomba plusieurs fois en tâchant de gravir le talus, et à force de courage y parvint.

"Le taureau avait acculé Félicité contre une claire-voie; sa bave lui rejaillissait à la figure, une seconde de plus il l´éventrait. Elle eut le temps de se couler entre deux barreaux, et la grosse bête, toute surprise, s´arrêta.

"Cet événement, pendant bien des années, fut un sujet de conversation à Pont-l´Evêque. Félicité n´en tira aucun orgueil, ne se doutant même pas qu´elle eût rien fait d´héroïque." 

Comme pourrait le dire le personnage de Grand dans La Peste de Camus, lui aussi exemple d´héroïsme ordinaire, "Chapeau bas, messieurs !"

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3 septembre 2006 7 03 /09 /septembre /2006 10:35

Je ne sais plus si j´avais 8,10, 12 ou 14 ans, mais j´étais enfant et une scène me revenait souvent alors que j´étais allongé dans mon lit à moitíé endormi, somnolant en tout cas,  un peu comme peut l´être le personnage d´Un homme qui dort de Georges Perec qui ose utiliser le "longtemps je me suis couché de bonne heure" de Proust au début de son livre. Etait-ce un rêve ou était-ce autre chose ?

Je suis dans un pré ou un enclos à l´herbe assez verte. Le ciel est bas, gris, un peu comme du plomb. Je ne suis pas seul. Deux enfants sont là accompagnés d´une femme habillée comme une paysanne et qui marchent calmement vers une barrière de bois brun éraflé. Un peu plus loin, un taureau. Il gratte la terre avec une de ses pattes avant. De son museau incliné vers le sol, sort une légère fumée blanche. Il avance, lentement, en se dirigeant vers les enfants accompagnés de la femme. Il accélère vers eux. Les enfants se retournent. La femme dit quelque chose. Je ne distingue pas ce qu´elle dit, mais je comprends qu´elle demande aux enfants d´accélerer le pas sans cependant courir. Le taureau est devenu menacant, renâclant. Il laboure le sol et semble vouloir charger. Les enfants ont peur. Je ne sais plus s´ils se mettent à courir ou non, mais ils sont maintenant près de la barrière. La femme fait face au taureau. Elle ouvre calmement la claie qui se trouve là, fait passer les enfants et la  referme derrière elle au moment même où le taureau arrive auprès d´eux. Je suis incapable aujourd´hui de savoir où je me trouve, mais cette scène, exemple dit-on d´héroïsme, reste pour moi forte et indélébile.

Beaucoup plus tard, j´ai compris d´où venait cette scène. Ce n´était pas un rêve. Ce n´est pas non une affabulation ou une pure invention de ma part. C´est le souvenir d´une page d´"Un coeur simple", le premier des Trois contes de Flaubert ... .

Enfant, je ne lisais pas, au désespoir de mes parents alors qu´à la maison se trouvait une belle bibliothèque que mon père, grand lecteur, mais que je n´avais pas connu, avait peu à peu constituée..Cette scène m´a-t-elle été lue ? L´ai-je lue moi-même dans un manuel comme un exemple de littérature réaliste à commenter et méditer ? Je ne saurais le dire aujourd´hui. Elle témoigne en tout cas de la force d´un texte d´un véritable écrivain.    

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2 septembre 2006 6 02 /09 /septembre /2006 07:57

Il y a moins d´un mois je me suis inscrit à un cours de recyclage sur le nett ayant pour thème "le nouveau roman francais 1955-1995".

Lorsque j´étais étudiant en France puis en Norvège, j´ai lu avec plaisir La Modification de Michel Butor,  Tropismes et le Planétarium de Nathalie Sarraute, La JalousieAlain Robbe-Grillet, La Route des Flandres de Claude Simon, Moderato cantabile et Détruire, dit-elle de Marguerite Duras, que l´on placait alors dans le groupe des Nouveaux romanciers, et même Jean Ricardou le théoricien du groupe qu´Alain Robbe-Grillet trouve quelque peu stalinien aujourd´hui. Plus tard, j´ai continué à les lire, et j´ai aimé Enfance de Nathalie Sarraute, Le Miroir qui revient et Le Voyageur (Textes, causeries et entretiens, 1947-2001) d´Alain Robbe-Grillet, L`Amant de Marguerite Duras. Mais je n´ai pu finir Histoire et Les Géorgiques de Claude Simon, prix Nobel de Littérature 1985. 

Le désir d´apprendre et d´approfondir est louable, mais pourquoi m´inscrire à ce cours ? Je ne connais pas encore le programme, et réflexion faite, je n´ai guère envie de me replonger dedans. Je me demande maintenant ce que je veux y retrouver. Serait-ce une certaine idée de ma jeunesse ? Sans doute. En même temps, je cherche à me maintenir au courant de la littérature en train de se faire. J´ai découvert sur le Nett le blog de l´écrivain Pierre Assouline que l´on trouve sur le site du journal Le Monde. Il a publé récemment une chronique qui m´a fort intéressée intitulée "Un premier roman sidérant". Elle concerne Les Bienveillantes de Jonathan Littel publié chez Gallimard. C´est, écrit-il, les confessions d´un officier SS, dans le civil industriel de la dentelle. Excellent francophone ( sa mère est francaise) il lit la littérature francaise reconnue et contemporaine de son temps. "C´est un fonctionnaire du crime de masse. Il se croit guidé par la seule recherche de la vérité. Le doute ne l´effleure pas. Ne se sent ni coupable ni responsable". J´ai commandé ce roman qui fait 900 pages... en même temps que Le Tambour de Günter Grass ( sans "h" à Günter !), Nobel de littérature que je ne connais pas encore mais qui a suscité plus que mon intérêt depuis qu´il a révélé qu´il s´était engagé dans les Waffen-SS alors qu´il avait dix-sept ans. Lui qui a été conscience de la gauche pendant des décennies et donneur de lecons de morale à la conscience collective allemande, quelle ironie !

Quand aurais-je le temps de lire et digérer tour ca ? Mystère ! J´ai du pain sur la planche. Littérature quand tu nous tiens....   

 

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