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12 septembre 2006 2 12 /09 /septembre /2006 07:58

La Place Charles Michels est une petite place du XVe arrondissement de Paris située à la rencontre des rues des Entrepeneurs, Linois, Saint Charles et de l´avenue Emile Zola. Ce nom de Charles Michels a toujours été celui que j´ai utilisé. Il vient d´un député communiste fusillé par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale. Mais jusqu´à la Libération, la place s´appelait  Place Beaugrenelle , donnant ainsi le nom à tout le quartier, ce qui explique que certains vieux commercants continuaient d´utiliser couramment son nom d´avant guerre. Elle est plantée d´arbres, a plusieurs bancs sur lesquels les vieilles personnes peuvent s´asseoir et jeter aux pigeons ou aux moineaux quelques miettes de pain, un arrêt d´autobus qui vient  de la Porte Ballard, la ligne 42, et deux bouches de la station de métro qui ont le même nom que la place.

Un jour, alors que j´étais déjà un homme jeune ou père de deux enfants, j´ai vu un court-métrage montrant la place de mon enfance. Quelle surprise ! La caméra, sans doute placée à la fenêtre d´un appartement, suivait les allées et venues des passants, s´attardait sur les bancs occupés ou non, montrait la nonchalance de ceux et celles qui attendaient l´autobus, passait en revue les magasins d´en face dans lesquels on entrait ou sortait..., et je pense aujourd´hui que c´était comme une sorte de version visuelle d´une "Tentative d´épuisement d´un lieu parisien" que l´écrivain Georges Perec a écrit alors qu´il était attablé à la terrasse d´un café de la Place Saint Sulpice.   

Du temps de mon enfance il y avait une teinturerie, trois cafés dont un faisait tabac, un grand magasin qui vendait des peintures, du linoléum et des papiers peints, une marchande de journaux, une laiterie, une petite succursale du Crédit Lyonnais et une boulangerie.

J´allais souvent au café tabac pour y acheter des cigarettes destinées à ma mère mais aussi à ma soeur, beaucoup plus âgée que moi. Ma mère fumait alors des "Royal menthe" et ma soeur des "Craven". Il ne m´était pas permis de mettre dans mon verre deux ou trois gouttes de vin pour rougir l´eau que je buvais, mais je pouvais tirer, lors des moments de détente à la fin des repas, une ou deux bouffées de cigarettes ! Le tabac alors n´était pas considéré dangeureux pour la santé. Ce que ma mère et ma soeur ne savaient pas, c´est que je pouvais ramasser dans la rue quelques mégots encore allumés et les fumer jusqu´à me brûler les doigts...  Je n´étais pas bien vieux quand j´ai commencé à m´acheter ce qu´on appelait des "P-Quatre". C´était des petits paquets bleu sombre de quatre cigarettes infâmes qui râclaient terriblement la gorge. Elles ne coûtaient que quelques sous et me duraient plusieurs jours. Je me les achetais seul et jamais le buraliste ne m´a demandé quoi que ce soit. J´avais la claire sensation de braver l´interdit. Près de l´entrée du café se trouvait un billard électrique. Je cherchais toujours à regarder les joueurs jongler avec la boule qui rebondissaient en cliquetant sur des plots lumineux. L´un surtout me fascinait, car il gagnait continuellement, bloquant le compteur de parties gratuites à dix. Sa dextéritée était phénoménale. Il jouait aussi pour les autres et se faisait payer des verres. Mais il fallait partir. Je gênais les joueurs qui attendaient leur tour, et je devais remettre à ma mère les cigarettes achetées.

Je n´allais jamais dans les deux autres cafés dont l´un s´appelait "L´Avion", ni dans la succursale du Crédit Lyonnais. Je ne faisais que passer devant pour gagner d´autres lieux.

La teinturerie était juste à côté de la terrasse du café tabac. Un énorme jet de vapeur en sortait souvent. La boutique était tenue par un couple toujours affairé. Vers le fond de la boutique élégante et éclairée  pouvait se tenir une apprentie repassant un pantalon ou une jupe plissée. Il y avait toujours du monde. On faisait la queue, tendait un ticket rose sur lequel se trouvait notre nom. On ne recevait pas toujours le vêtement qu´on venait chercher. Il fallait revenir, mais c´est toujours avec un sourire qu´on nous accueillait. L´homme et la femme sont brusquement partis en province pour prendre leur retraire. Ce fut un grand étonnement car on ne les croyait pas si âgés. Je ne me souviens pas du genre de magasin qui a succédé. Je sais seulement qu´ils furent regrettés car ils avaient toujours le sourire aux lèvres en servant les clients.. 

Le marchand de peintures et de papiers peints était moins serviable. Il se faisait attendre et trainait la jambe. C´est chez lui que ma soeur lui demanda un jour une "pelle à bourre". - " Une pelle à quoi ?" fit le marchand. -"Eh bien, oui !" répéta ma soeur, "une pelle à bourre !" - "Nous n´en avons pas", dit le marchand. - "Comment, vous n´en avez pas ?" s´écria ma soeur excédée. - Mais qu´appelez-vous pelle à  bourre, petite Madame ?" précisa le marchand d´un air que ma soeur trouva ironique. - "Eh bien ! Une pelle pour remasser la poussière..." On se gaussa longtemps de lui, mais on ne cessa pas pour autant de parler de "since" pour désigner une serpillère, ou "d´odeur de fréchin" pour caractériser une odeur de lait caillé incrustée dans un bol ébréché mal lavé, même si nous savions que ces motes étaient du dialecte charentais. Ces mots venaient de ma mère qui avait passé toute son enfance et son adolescence dans un petit village de Charente Maritime. Mais pour désigner la région, nous parlions plutôt de Saintonge, en opposition à l´Aunis qui désignait l´arrière pays plat du port de La Rochelle.

En face du marchand de peintures se trouvait un étalage adossé près d´un autre café. On pouvait y acheter des journaux du monde entier: des russes, des arabes, des vietnamiens qu´on appelaient sans doute indochinois, des chinois, des japonais, des italiens, des espagnels, des polonais, des allemands, des anglais, que sais-je encore. Il était tenu par une femme sans âge toujours habillée de la même facon : une grande jupe noire qui lui descendait jusqu´aux chevilles, une grande écharpe enroulée plusieurs fois autour du cou, un châle sur les cheveux, et des mitaines aux mains d´où sortaient des doigts gourds et rougis tachés de l´encre des journaux. Elle arrivait très tôt le matin pour l´ouverture du métro et ne repartait que le soir après le passage de l´un des derniers métro à plus de minuit. Ce n´est que le dimanche qu´elle enlevait plus tard sa bâche pour découvrir ses journaux. Elle était là par tous les temps et ne semblait jamais malade même si elle toussait quelquefois en mettant ses mains devant la bouche édentée. Elle tendait la main pour recevoir la pièce ou le billet qu´on lui donnait, regardait d´un air méfiant , sortait la monnaie à rendre d´une grande poche sur le devant de son ventre et cherchait sans jamais se tromper le journal qu´on lui demandait, souvent placé au milieu d´une pile qui semblait toujours vouloir tomber. On aurait pu la prendre pour une clocharde, mais la rumeur courait qu´elle était riche à millions et possédait à Paris plusieurs immeubles.

Je n´allais pas souvent à la laiterie. Je digérais mal le lait et personne d´autre que moi n´était susceptible d´en boire. Mais je pouvais acheter des yaourts et des bouteilles d´eau. L´eau du robinet était potable, mais elle avait quelquefois un petit goût ou une légère odeur qui faisaient sursauter ma mère. La boutique était petite, encombrée de caisses en fer blanc ajourées d´où l´on pouvait voir des dizaines et des dizaines de cartons de lait pasteurisé à haute température Ce n´était jamais les mêmes gens qui nous servaient, et nous n´avions avec eux aucun contact.

A côté de la laiterie se trouvait une pharmarcie. Je ne me souviens pas y être allé seul tout petit, mais j´ai en mémoire un souvenir très précis et douloureux. J´étais à la maison avec ma soeur qui repassait du linge sur une planche à repasser beaucoup plus grande que moi dans la salle à manger. Ma mère n´était pas là. On sonne à la porte. En allant pour ouvrir, ma soeur me dit de ne rien toucher. Je m´approche de la planche à repasser, me dresse sur la plante de pieds et renverse la planche. Je recois le fer sur le bras droit. j´hurle. Ma soeur se précipite, retire la peau qui était restée sur le fer, et m´emmène en courant jusqu´à la pharmacie en me tirant par l´autre bras. Une cicatrice rose bonbon a été visible pendant près de quinze ou vingt ans, jusqu´au moment où des poils un peu plus courts que les autres ont commencé à pousser.

On trouvait ensuite une boulangerie. Il y avait bien dans la rue où j´habitais deux autres boulangeries plus près, mais à part quelques dimanches matin où j´allais acheter en courant des croissants au beurre encore chauds et tout frais, nous allions plutôt à la boulangerie de la place. Elle faisait le coin avec l´avenue Emile Zola et était située à deux ou trois portes d´une pâtisserie. La concurrence était grande, mais le pain était toujours frais, croustillant, et choisi en fonction de nos souhaits. Il suffisait de préciser ce qu´on voulait. La patronne se souvenait d´ailleurs des préférences de ses clients, et ne manquait pas de dire avant de se tourner vers les corbeilles placées verticalement derrière elle : "bien cuite, comme d´habitude?" Elle avait une fille un peu plus grande que moi qui servait quelquefois aux côtés de sa mère. Elle ne ramassait pas l´argent, mais pouvait prendre le pain qu´elle enveloppait d´un petit papier de soie légèrement jaune qui crissait sous les doigts. Elle pouvait aussi aller dans la partie de la boulangerie qui faisait patisserie et prenait délicatement les gâteaux choisis en glissant adroitement sous eux une petite pelle à gâteaux. Ils n´étaient pas si bons que ceux de la patisserie-confiserie d´à côté mais, pour répéter ce que disait ma mère, ils étaient bien moins chers.

J´allais rarement dans les deux boulangeries de la rue. Ma mère préférait le pain de la boulangerie de la Place Charles Michels, juste à côté. J´allais cependant quelquefois à la boulangerie qui faisait le coin avec la rue Saint Charles pour acheter en courant le dimanche matin des croissants croustillants et encore chauds.

Je voyais parfois passer au travers de la petite place une petit homme boitant. Il marchait devant deux ou trois ânes accompagnés d´un chien toujours sur sa droite. Il boitait légèrement. Au bout de la queue du dernier âne qui fermait la marche, une lanterne rouge et vacillante tremblotait faiblement. Ce petit homme d´un autre âge venait du Bois de Boulogne, avait traversé la Place de la  Muette, descendu la rue de Boulainvilliers, passé devant ce qui sera plus tard La Maison de la Radio, traversé le Pont de Grenelle, remonté la rue Linois, et traversait maintenant la place pour s´apprêter à prendre la rue des Entrepreneurs et s´éloigner dans le soir qui tombait. Je le suivais des yeux, sans rien dire, rêveur, envieux des enfants qui étaient montés sur l´un des ses ânes. Chose incroyable mais vraie ! Je l´ai revu une fin d´après-midi en décembre 1998 ! Etait-ce le même homme ou était-ce son fils qui continuait la tradition familiale ? Bien difficile à dire. C´était bien en tout cas les mêmes ânes, le même petit chien et la même lanterne rouge et vacillante accrochée à la queue du dernier âne....Je me secouais, incrédule et légèrement tremblant. Je décidai d´entrer dans le café tabac où j´avais l´habitude enfant d´acheter des cigarettes. Ma compagne choisit je ne sais plus quoi. Elle avait froid et mon café avait un goût âcre. Le charme était rompu.

J´ai vécu jeune homme et jeune adulte en province. J´y ai vu de petites places également pittoresques, mais jamais elles n´ont égalé celle de mon enfance.

  

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