Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
21 avril 2007 6 21 /04 /avril /2007 03:40

[ Détail du tableau de Goya Tres de Mayo ]

Après avoir lu le roman Les Fantômes de Goya de Jean-Claude Carrière et Milos Forman ( Plon, 2007, 299 pages) j´attends avec impatience la sortie du film à Oslo. A vrai dire, ce qui attire ma curiosité, autant que la collaboration d´un grand metteur en scène et d´un excellent scénariste, c´est de savoir comment on peut rendre compte du regard sans complaisances de Goya. Ce que je cherche à savoir, c´est si Milos Forman a réussi à filmer comment Goya arrive à imposer que tout le monde voie ce que Goya seul avait vu : l´effroi de la mort dans l´oeil d´un paysan qu´on fusille, la tentation de la chair dans le regard d´un dominicain inquisiteur, le regard implorant d´un mendiant, et encore et toujours, les horreurs et désastres de la guerre. Ce que je cherche à savoir, c´est si Milos Forman et Jean-Claude Carrière ont réussi à nous faire comprendre par l´intermédiaire des angles de vues, du jeu et de la voix de leurs interprètes, que ce qui compte dans la peinture de Goya, c´est de regarder le tableau jusqu´à ce qu´il vous crève les yeux comme on voit les chiens et les hommes qui marchent du sculpteur Giacometti. Et ce qu´il faut voir, quand il nous montre une reine sur son cheval, ou un roi qui pose pour la postérité, ce n´est pas tant le roi ou la reine qu´un moment de vie : celui qu´il a capturé, que lui seul a vu et qu´il nous impose à voir.

J´ai vu en son temps "La Controverse de Valladolid"  interprété par les deux immenses acteurs que sont Jean-Pierre Marielle et Jean Carmet. L´enjeu de la controverse de 1550 n´était pas mince. Si l´Eglise Espagnole insistait tant pour convertir les Indiens, c´est qu´elle admettait qu´ils avaient une âme et qu´ils ne pouvaient donc être réduits en esclavage, ce que défendait Bartolomé Las Casas, homme de terrain ayant vécu de nombreuses années dans le Nouveau Monde. Pour le philosophe Gines de Sépulvéda, au contraire, fin lettré citant Aristote et rompu à l´art de la dialectique, certains hommes sont des êtres inférieurs, des esclaves-nés, et donc sans âme. Il n´y avait donc pas de sens à les convertir. Quelques séquences du film avaient une force peu commune, en particulier celle où l´on va chercher un dieu indien, un serpent à plumes, pour démontrer que les Indiens n´avaient par d´art ; ou celle dans laquelle le cinéaste saisit le regard d´effroi d´une famille de paysans quand on fait mine, en pleine église, de tuer leur enfant qu´on leur a arraché des mains pour voir s´ils ont des réactions humaines de protection, - ce qui, remarque un prélat, ne prouve rien, car les animaux aussi défendent leurs petits.

L´enjeu du film et du roman Les Fantômes de Goya n´est pas moindre : opposer la parole d´un homme du peuple devenu inquisiteur par conviction, Lorenzo Casamares, au regard d´un peintre qui se tait devant les maîtres espagnols du moment, mais qui dénonce dans ses oeuvres les atrocités de son temps, d´où qu´elles viennent : de la guerre, de la misère, de l´Eglise, du Pouvoir, du fanatisme ou du "sommeil de la raison". Puis, quinze ans plus tard, opposer la parole du même homme du peuple devenu, - avec les nouveaux maîtres du Monde, les Français de Napoléon qui dirigent l´ Espagne avec une armée d´occupation -,  un défenseur extrémiste des idées de la Révolution Française, au regard du peintre devenu sourd mais dont le regard ne peut effacer les fantômes qui le hantent et l´habitent : les mendiants, les estropiés ou le cadavre d´un homme qui vient d´être garrotté sur une place publique.

Ce que je cherche dans ce film que je n´ai pas encore vu, c´est de découvrir comment un cinéaste de la dimensioin de Milos Forman a réussi à filmer des regards : celui de Goya, bien sûr, qui peint ce que personne n´avait vu avant lui, que ce soit la prestance d´une jeune fille de 18 ans, l´incomparable regard de la duchesses de Alba, une grande dame d´Espagne séduisante, ou un cadavre qui gît dans son sang. Mais aussi le regard de l´inquisiteur Lorenzo Casamares qui a commandé son portrait, et qui déclare, quand il se voit peint par Goya  qu´il ne peut pas dire, s´il devait  rencontrer cet homme peint, qu´il lui ferait confiance ou qu´il pourrait l´aimer. Mais il avoue qu´il "aime son visage" notamment "les yeux [et] la bouche, seuls ornements, l´oeuvre de Dieu, - la robe étant l´oeuvre des hommes" ( page 79). Mais encore celui d´autres inquisiteurs subalternes qui, mettant la jeune fille de 18 ans "à la question", c´est-à-dire à la torture, "savent éteindre leur regard" ( p. 73) parce qu´ ils ont exigé qu´elle soit nue avant de la torturer. Puis, à nouveau le regard de Lorenzo auquel le père de la jeune fille fait subir le même supplice en le mettant à la "question ordinaire" , autrement dit l´interrogatoire le plus léger comparé à celui de la poulie, des brodequins ou de l´écartèlement, car cet interrogatoire "ordinaire", quand il est bien mené, n´entraîne généralement pas la mort, mais simplement des aveux qui apportent au coupable le soulagement, et lui révèle ce qu´est la grâce divine et les bienfaits de la souffrance. Et pour finir, comment ce même Lorenzo meurt garrotté sur une place publique après le rétablissement de l´Inquisition sous le regard de Goya, de la femme qu´il a fait torturer, qu´il a séduite et rendue folle après qu´on lui eut arraché de force son enfant ; - place publique où sont rassemblés les nouveaux maîtres politiques, religieux et militaires de l´Espagne.

Mais un cinéaste, aussi grand soit-il, peut-il vraiment restituer ce qu´un écrivain et un peintre peuvent nous faire comprendre, par des mots et des couleurs, que "le sommeil de la raison engendre des monstres" ?

Partager cet article

Repost0

commentaires

Présentation

  • : Souvenirs et impressions littéraires
  • Souvenirs et impressions littéraires
  • : Souvenirs et impressions littéraires (d´un professeur retraité expatrié en Norvège)
  • Contact

Recherche