Décembre a toujours été pour moi un mois ambivalent. Enfant je ne l´ai jamais beaucoup aimé. Je n´avais le jour de Noël que ma mère et ma soeur qui étaient auprès de moi tous les jours de l´année, et les jours qui suivaient étaient consacrés à rendre visite à des amis qu´on ne voyait jamais autrement.
C´est aussi à quatre ou cinq ans que j´ai compris que le mensonge et la tromperie pouvaient être de mise pour à la fois sauver les apparences sociales et les convenances des Fêtes du calendrier. Le Père Noël était un leurre. Je voulais un train électrique et celui que j´avais recu n´était que mécanique. On devait remonter un ressort pour le faire avancer. Il ne faisait alors que trois ou quatre tours de piste pour s´arrêter poussivement une ou deux minutes après. De rage, après avoir appris le même jour d´un camarade de la rue que le Père Noël n´était autre que ma mère, je l´ai jeté de rage pour le casser irrémédiablement en criant à tue-tête à ma mère et à soeur interdites : "Vous m´avez trompé ! Tu le savais, toi Maman, que je voulais un train électrique !" Je l´avais vu maintes et maintes fois les jours précédents dans la vitrine du marchand de jouets de l´Avenue Emile Zola. Il tournait et tournait sur ses rails d´acier étincellant, s´arrêtait aux feux rouges de certains aiguillages, repartait quand le feu passait au vert ou s´arrêtait à nouveau à une gare où quelques voyageurs de tous âges attendaient. C´était lui que je voulais, pour moi seul, dans ma chambre où je dormais et où je rassemblais mes jouets au fond de ce que j´ai toujours considéré et considère encore aujourd´hui le seul appartement de mon enfance. Il brille encore de tous ses éclats de joujou que j´aurais dû comprendre ne jamais pouvoir obtenir car il était trop beau dans sa vitrine de verre.
Après ce Noël fatidique, jamais les jours et les semaines précédant un nouveau Noël n´ont éveillé en moi l´attente que les parents de mes camarades filles et garcons pouvaient susciter par l´achat de cadeaux autant désirés qu´inattendus. Pas même ceux qu´adultes j´ai passés avec mes enfants. Ce souvenir d´enfant trompé ne m´a jamais quitté; son ombre assombrit un peu toujours mon humeur. J´y vois trop l´opulence éhontée des gens qui étalent leur richesse quand tant d´autres, qui ont du mal à joindre les deux bouts, ne peuvent suivre ; - ou pire, se croient obligés de suivre ce que les autres font : acheter sans discernement. Malgré la bonne volonté que l´on peut trouver à certains Noël-cadeaux ou gâteaux.
Je ne parlerai pas du Noël où j´ai recu un martinet.
C´est à partir de 8-9 ans que j´ai commencé à aller au ski, d´abord à La Clusaz, puis aux Contamines, à Val D´Isère et pour finir un grand nombre de fois à Saas Almagell en Suisse. J´en garde évidemment d´excellents souvenirs. Certains étaient fort plaisants et montrent que l´enfant que j´étais savait être malicieux autant que difficle à contrôler quand une sorte de démon lui chevillait le corps. Je revenais toujours fortifié. Il n´empêche : c´était encore les passer en faisant l´impasse de la famille. C´était un peu comme de recevoir par la poste un chèque mis dans une enveloppe avec pour seuls mots : "Bon anniversaire".
Depuis la naissance de ma première petite-fille de quatre ans prénommée Tiril, et plus encore de la naissance de la seconde de 20 mois Thea, je cherche à modifier mon attitude. Il n´empêche : je ne suis pas vraiment devenu défenseur à tous crins de Noël. J´y vois trop d´excès malgré la bonne volonté que chacun tâche d´y mettre. Je cherche certes à jouer le mieux que je peux le rôle que mon statut de grand-père me donne. J´achète des cadeaux, les enveloppe de papier étincellants chargés de coeurs ou de traineaux tirés par des rennes et conduits par des Pères Noël souriants et barbus. Je mets autour de chaque paquet un ruban rouge, jaune ou bleu, j´y attache une étiquette sur laquelle j´écris : "À la grande Tiril de la part de Grand-Père !" ou "Pour Thea de la part de Grand-Pappa". Mes économies et ma retraite de professeur me le permettent. Je participe ainsi en pleine connaissance de cause, et avec mes revenus, aux dépenses festives et jouissives du monde d´aujourd´hui sans vraiment rechigner. Ni plus ni moins qu´un autre. Je ne suis pas plus heureux pour cela. J´ai simplement l´impression d´acheter l´affection d´enfants polis. J´achète, je donne, on recoit, et pour faire comprendre de qui vient le cadeau parmi plusieurs dizaines d´autres, la Maman dit à sa fille chérie : " Donne un bisou à Grand-Pappa". Ce que la fille chérie consent à faire sans trop se faire prier. Elle a déjà de l´éducation et sait ce qu´il convient de faire en une circonstance préparée depuis des semaines à tous les coins de rues, les grands ou petits magasins, et parmi tous les enfants qu´elle côtoie tous les jours de la semaine dans son jardin d´enfants où tous les anniversaires sont dignement fêtés. À son âge, j´étais loin d´être aussi docile qu´elle. Je ruais déjà dans les brancards, et je ne suis pas sûr que l´occupation de vieillir chaque jour un peu plus m´aide à tellement m´assagir.
A six ou sept ans, soit un ou deux ans après mon Noël au train mécanique et la découverte que le mensonge était monnaie courante, j´avais recu à un anniversaire des bonbons acidulés qui avaient la forme de fraises des bois. Elles contenaient un liquide infect. Sans doute trop vieux, l´alcool mélangé à trop de sucre avait comme un goût de vinaigre dans un cul de bouteille. Quand une visiteuse qui ne s´était pas annoncée venait prendre des nouvelles de ma mère une fin d´après-midi de dimanche ensoleillé, je voyais ma mère me lancer des coups d´oeils complices pour me faire comprendre, me semble-t-il aujourd´hui, le bavardage insipide de la visiteuse. Je sortais alors les fraises des bois. -"Oh ! Qu´il est mignon !". J´aurais tout aussi pu marmonner, comme je l´ai appris plus tard : "Bonne année, bonne santé ! Et crève avant la fin de l´année !" Mes deux petites-filles aujourd´hui sont encore un peu petites, mais je doute que d´ici quelques années, elles n´aient elles aussi des pensées qui viennent du tréfonds de leur âme ou de leur plissé rose.
L´aînée vient d´avoir quatre ans. Ella a soupconné l´année dernière que le Père Noël venu du froid lui apporter des cadeaux était peut-être son Pappa car il avait, malgré une silhouette ventripotente et une longue barbe fleurie, une voix et des chaussures qui lui rappelaient un peu trop celles de son père avant qu´il ne sorte pour fumer une cigarette. Sa soeur, alors âgée de seulement 9-10 mois, n´avait pa bronché : elle était dans les bras de sa mère. Pour éviter une éventuelle déconvenue sur sa vraie identité, le Père Noël cette année a été le fils de 16 ans de la voisine. Ses mains n´étaient pas celles d´un vieillard qui avait dû traverser les airs assis dans un traineau et affronter dans la nuit le froid et le vent. Elles étaient blanches comme du lait, non crevassées, belles et fines comme celles de tout lycéen de cet âge. Il n´est pas resté longtemps. La petite Thea de 20 mois avait le visage tourné vers autre chose quand il est entré. Je l´ai assise sur mes genoux en m´approchant de son père pour qu´elle puisse lui toucher le bras. Il ne me semble pas que Tiril l´aînée ait eu beaucoup d´émotion en remettant à chacun de nous les quelques cadeaux sortis du sac filiforme tenu à la main par ce jeune Père Noël. Question d´âge sans doute, tant de la part du Père Noël de 16 ans que du rôle de grande soeur protectrice que joue déjà l´aînée. Et quand plus tard les grands cadeaux ont été ouverts, dans un bruissement de papiers d´emballage rouges, jaunes ou ocre, il me semble avoir vu comme un désir quelque peu accablé. J´espère simplement que sa désillusion sera moins amère que la mienne le jour où elle comprendra que Noël et son Père ne formaient qu´un ; - et qu´au lieu de la borner, on ne cherchait qu´à prolonger l´intensité de sa toute petite enfance de privilégiée.
Un événement de la vie n´est profondément marquant, me semble-t-il aujourd´hui, que s´il rappelle un autre qu´on ne peut oublier.