Overblog
Editer l'article Suivre ce blog Administration + Créer mon blog
6 septembre 2007 4 06 /09 /septembre /2007 12:44

Cher Papa,

Hier, j´ai recu par la poste le roman de Lucien Rebatet Les deux étendards. J´ai simplement lu la page quatre de couverture et les deux premières pages du premier chapitre. Mon impression est excellente. Un journaliste-écrivain et auteur de biographies que j´aime beaucoup, Pierre Assouline, a écrit que si on ne retient pas au moins une phrase d´un livre lu, il ne méritait pas d´être lu ( ou quelque chose comme ca ). Dès la première page du roman, une phrase a retenu mon attention. C´est très bon signe : " Les êtres de quelque relief ont à l´ordinaire une seconde naissance". C ´est d´autant plus une bonne augure que j´ai toujours considéré que tu étais né deux fois. Je ne peux dater avec certitude la seconde, mais j´imagine qu´elle remonte au jour où tu as quítté le giron familial vers l´âge de seize ans pour devenir marin. Ma soeur Claudine, qui vit à Paris, devrait pouvoir me le confirmer.

Si j´ai bien compris, tu es sorti du rang. Tu t´es engagé comme mousse, tu naviguais six mois de l´année pour payer tes études et apprendre ton métier sur le tas. Le reste du temps, tu étais à terre, lisais, et passais tes examens. Je crois que ce n´est plus possible aujourd´hui. C´est ainsi que tu es devenu Capitaine au long cours, et même, d´après Maman, Commandant par interim le plus jeune de France. Tu n´es pas pour moi un être d´exception, mais ta décision de te former seul te fait à mes yeux " un être de quelque relief". J´aurais bien aimé quetu m´apprennes le nom de cinq ou six étoiles en me les montrant du doigt comme tu l´as fait pour ma soeur. As-tu lu de Celine Voyage au bout de la nuit  et Mort à crédit qui a suivi ? La fin de ce second roman est assez prenante. Tu ne peux pas ignorer que Mort à crédit, a été dédié à Lucien Descaves. Excuse-moi. Je me projette encore dans mes lectures. Au point où j´en suis, je ne peux m´empêcher de mentionner Gide et Barrès. Ils se sont bien empoignés au sujet du "racinement". Est-ce le vent marin qui a permis ton envol ?

Il y a un jour ou deux, je me suis bien amusé.J´ai fait se rencontrer Villon et Rabelais. Car Rabelais, figure-toi, connaissait très bien Saint-Genou. Sûrement mieux que Villon. J´ai joint à la discussion Panurge le bonimenteur. C´est à lui que j´ai donné le mot de la fin. A vrai dire, j´ai un peu triché. Je ne les ai pas vraiment fait parler. Il serait peut-être plaisant de reprendre un jour cette idée. Je doute d´en être capable. Qu´en penses-tu ?

Ton volume des Oeuvres de Rabelais est bien abimé. Du livre premier,"La vie tres horrifique du grand Gargantua", j´ai la notice du même Pierre Jannet qui a écrit l´introduction de ton Villon annoté de ta petite écriture. Quelle érudition ! Pour le texte-même de Rabelais, beaucoup de pages manquent. Les huit premières sont très sales et déchirées. Puis on passe sans transition à la page 81. Le livre deuxième "Faictz et prouesses espouvantables de Pantagruel"  commence à la page 109 de ce même tome premier. C´est ainsi que j´ai pu vérifier, après avoir faussement fait parler hier Villon, Rabelais et Panurge, la langue originnelle de Rabelais. Les auteurs de manuels scolaires sont des pleutres. Ils ont châtré Rabelais !
Les mots "con" , "braguette" et "couillon" ont été supprimés. Ces mots crus, je le sais, ne t´offusquent pas, car j´ai trouvé dans la marge du huitain CI du "Grand Testament"de ton Villon deux traits de crayon qui montrent que tu t´es bien amusé en le lisant. Je ne peux m´empêcher de recopier pour toi tout ce huitain : " Item, à l´orfèvre Du Boys, / Donne cent clouz, queues et testes, / Du gingembre sarazinoys, / Non pas pour accoupler ses boytes, / Mais pour conjoindre culz et coettes, / Et couldre jambons et andoilles, / Tant que le laict en monte aux tettes, / Et le sang en devalle aux coilles."

Du tome second des Oeuvres de Rabelais, je n´ai que la couverture et la table des matières. Je me demande où il a bien pu passer. Peut-être a-t-il été perdu lorsque Maman a prêté ton Rabelais à une certaine Renate, Allemande d´origine, mariée à un Francais, mère de plusieurs enfants, et franc-maconne comme toi et Maman. Elle avait besoin d´un Rabelais en langue originale pour passer son agrégation d´allemand. Maman a dû attendre des années avant de récupérer son bien. C´est Renate qui m´a fait lire ce beau roman de formation qu´est Jean- Christophe de Romain Rolland. C´est elle aussi qui a trouvé la famille allemande de Landschulheim près de Gosslar où j´ai commencé véritablement à lire, en me souvenant pour toujours de cet oxymoron insolite mais magnifique au détour d´une page de L´Immoraliste de Gide : "la douce acidité des oranges" .

Toutes les pages de ton Rabelais étaient dans un désorde indescriptible. Beaucoup de pages étaient volantes. J´ai eu un mal fou à bien les ordonner. Elles se trouvent dans un dossier à couverture rose sale. Plusieurs sont même maculées. La tranche n´existe plus. Ni du dossier,ni du livre. Sur la page de couverture, tu as écrit au crayon de papier noir : " Voyage au Mexique" ; puis, légèrement au dessous, en lettres un peu plus grosses et de couleur bleue : "Voyage au Chili". Ce n´était pas la première fois que je lisais ces noms de pays écrits de ta main sur cette couverture sale. Ils m´ont à nouveau fait rêver. Ou plutôt, ce qui m´a fait rêver, c´est ta petite écriture. Où as-tu déniché ce Rabelais ? Au Chili ou à Paris ? 

Après avoir relu hier dans ton Rabelais incomplet la description célèbre de Gargantua qui passe sans transitions des lamentations aux pleurs de joie, j´ai eu l´idée de me procurer une édition identique à ton Rabelais, annotée par Pierre Jannet et illustrée par A. Robida. Ce matin, un peu avant l´aube, j´ai trouvé en quelques minutes qu´il était possible de choisir entre plusieurs exemplaires dans diffférentes librairies de France et d´ailleurs. Sache qu´on n´acquiert plus aujourd´hui un livre ancien comme autrefois en fouinant dans une librairie spécialisée en livres rares. On fouine sur le net ! Ca a moins de charrme, mais c´est  rapide et très pratique. Ce serait trop long de t´expliquer comment on fait ca. Le monde depuis ton décès a bien changé. Mais, pour citer Villon tout en le contredisant, : "  Je [ne] plaings [pas] le temps de ma jeunesse" . Sache simplement que j´ai trouvé seize librairies différentes. J´ai hésité entre l´offre d´un libraire de Rouen et celle d´un libraire suisse de Neuchâtel. C´était les moins chères. J´ai finalement renoncé. Je ne suis pas bibliophile. Je suis lecteur, non collectionneur. Posséder des livres reliés ou non sans les lire ne m´intéresse pas. Ou plutôt, ne m´intéresse plus. Ton Rabelais incomplet et sale suffit à mon bonheur. Comme ton Villon. Plus quelques autres dont j´ai commencé à te parler, même si tu ne peux avoir lus certains. C´est, pour le moment, uniquement entre toi et moi que je dis ca. Enfin... , presque.

Au point où j´en suis, je dois te faire un aveu. Après mon divorce et mon dernier déménagement, j´ai jeté la quasi totalité des livres de ta bibliothèque. J´ai aussi jeté beaucoup de mes propres livres. Glisser cet aveu en fin de lettre montre que ce n´est pas si simple à expliquer. Il faut savoir, dit-on, désherber une bibliothèque. Belle formule. Mais c´est un peu plus compliqué que ca. En tout cas pour moi. J´espère que tu me pardonnes. J´essaierai un jour de m´expliquer davantage. Devenir un homme, c´est sans doute, comme le dit Créon dans Antigone d´Anouilh, regarder son père, un jour, en face. Il a sûrement raison. Il faut que tu le saches : Tes livres ne me sont plus un fardeau.

Je t´embrasse affectueusement.

Ton fils

Partager cet article

Repost0

commentaires

Présentation

  • : Souvenirs et impressions littéraires
  • Souvenirs et impressions littéraires
  • : Souvenirs et impressions littéraires (d´un professeur retraité expatrié en Norvège)
  • Contact

Recherche