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13 février 2007 2 13 /02 /février /2007 12:49

Maurice Papon vient d´être hospitalisé. Mais qui se souvient de ce fonctionnaire zélé sous Vichy , condamné en 1998 à 10 ans de réclusion criminelle pour complicité de crimes contre l´humanité ? De 1942 à mai 1944, il était responsable dans les services des questions juives de la préfecture de Gironde. A ce titre, il a envoyé en déportation un bon nombre de juifs à Auschwitz. En 1981, date où a été révélé sa responsabilité directe, sa carrière au service de l´Etat n´était pas mince dans les IVe et Ve République : il avait en effet exercé sans discontinuer en près de 40 ans les fonctions non négligeables de préfet à plusieurs reprises, de maire, de député et même de ministre, celui du Budget en 1981.

Son procès en 1997-1998 faisait suite à deux autres procès dont la France était plus ou moins fière. Mais ces trois procès étaient-ils des procès si exemplaires pour juger de la responsabilité historique de la France et celles des Francais pendant la Seconde Guerre mondiale ? N´était-ce pas un peu tard ?

Le premier des procès auquel les Francais ont dû faire face remonte à 1983. Il concernait l´Allemand Klaus Barbie ( 1913-1991 ). Ce nazi notoire, jamais repenti, membre de la SS, était en 1943-1944 le chef de la Gestapo de la région de Lyon. C´est sous ses ordres que sont torturés et exécutés de nombreux résistants dont Jean Moulin. Surnommé "le bourreau de Lyon", il donne l´ordre de déporter des milliers de juifs à Drancy, étape intermédiaire avant Auschwitz. C´est aussi lui qui réussit à faire partir directement  de Lyon le dernier convoi de plusieurs centaines de juifs pour Auschwitz. Il est condamné à mort une première fois par contumace en 1947 ; mais il est libéré par les Américains qui l´engagent dans les services spéciaux. Recherché par la police allemande en 1950, il se réfugie en Bolivie sous un faux nom. Une seconde condamnation à mort par contumace est prononcée par la France en 1954. Il est démasqué 17 ans plus tard en 1972 par Beate Klarsfeld. Il est condamné à la prison à vie pour crimes contre l´humanité. Si exemplarité il y a, il n´empêche que ce premier procès en France était un peu particulier car le jugement portait sur un Allemand, responsable d´un service allemand, la Gestapo de Lyon. Les Francais se sentaient peu impliqués.

Le second procès, qui date de 1994, concerne Paul Touvier ( 1915-1996 ). Il engageait un peu plus les Francais car c´était le premier procès qui condamnait un de leurs concitoyens pour crimes contre  humanité. Touvier n´a pas bénéficié de complicités américaines et n´a pas cherché à refaire sa vie à l´étranger : c´est la solidarité chrétienne bien francaise qui lui a permis de se soustraire pendant 43 ans à la justice de son pays. Chef de la milice lyonnaise durant la Seconde Guerre mondiale, il a été caché dès la Libération et après par divers prêtres catholiques ayant clairement choisi la collaboration avec l´envahisseur nazi. Condamné deux fois à mort par contumace, comme Klaus Barbie, il arrive à s´évader de prison et commence alors une longue cavale de 43 ans, bénéficiant de l´appui de différents membres de l´église catholique. C´est d´ailleurs grâce à ses relations ecclésiastiques qu´il obtient sa grâce auprès du Président de la République Georges Pompidou en novembre 1971. C´est à juste titre que l´on peut parler de solidarité chrétienne. Mais comme pour Klaus Barbie, les Francais se sentaient peu engagés car les complicités dont avait bénéficiées Touvier engagaient des ecclésiastiques non vraiment représentatifs de l´Eglise. Ce n´étaient que des individualités que la hiérarchie catholique, lors du procès, s´est empressée de considérer comme des dévoyés, même si certains avaient quelques responsabilités.

Il aurait dû en être autrement lors le procès Papon, chef de service des questions juives de 1942 à mai 1944 en Gironde, et plus tard préfet, maire, député et même Ministre de Budget sous Giscard d´Estaing dans deux gouvernements de Raymond Barre en 1981. C´est par un article du journal satirique Le Canard enchaîné du début de l´année 1981que l´on remet en mémoire des Francais le passé du fonctionnaire zélé qu´était Maurice Papon de 1942 à 1944. Dans l´attente du procès, la presse ne fit pas litière de son zèle toujours aussi grand de fonctionnaire comme Préfet de police de Paris en 1961 et 1962, en pleine guerre d´Algérie. Lors d´une manifestation réprimée en octobre 1961à Paris, il n´y eut pas moins, selon les estimations ultérieures des historiens, entre 100 et plus de 300 morts parmi les manifestants en faveur du FLN algérien ( Front de Libération Nationale ). Sa responsabilité strictement personnelle a cependant été atténuée, car Pierre Messmer, ancien Premier Ministre et Ministre de l´Intérieur, a engagé la responsabilité du gouvernement. Sa reponsabilité personnelle a aussi été écartée pour  la mort de huit manifestants lors de la manifestation du 8 février 1962 au métro Charonne. C´est une responsabilité collective, des forces de police au chef de l´Etat , le Général de Gaulle, en passant par le préfet Papon, qui a été établie.

Mais qu´en est-il de sa responsabilité pour la déportation de juifs entre 1942 et mai 1944 ?

La question posée lors de son procès en 1997-1998, après 17 ans de batailles juridiques qui ont été condamnées par le CEDH, la Cour Européenne des Droits de l´Homme, était ambitieuse : dans quelle mesure un individu doit-il être tenu responsable lorsqu´il il fait partie d´une chaîne de responsabilités ? Il aurait pu être condamné à vie. Le procureur n´a demandé que 20 ans. Il n´a finalement été condamné qu´à 10 ans de réclusion criminelle et uniquement pour complicité de crimes contre l´humanité. Sentence évidente de compromis. Il n´est par ailleurs resté que trois ans en prison, libéré en raison de son état de santé. Il a en effet été déclaré "impotent et grabataire" selon son avocat. Mais c´est la tête haute et de bon pied qu´il est sorti de prison en septembre 2002, bénéficiant d´une nouvelle loi francaise qui prévoit que les prisonniers peuvent être libérés s´ils souffrent d´une maladie incurable ou si leur incarcération met en danger leur santé. Pour être équitable, il faut cependant signaler que la libération de Maurice Papon avait également été demandée par des personnalités aussi peu suspectes de complaisance que l´ancien garde des Sceaux et ancien président du Conseil Constitutionnel Robert Badinter que l´ancienne résistante Germaine Tillion.

Papon ne s´est jamais caché à l´étranger comme Barbie, ni en France comme Touvier pour échapper à son passé de fonctionnaire zélé et de serviteur de l´Etat pendant près de 40 ans. Son procès n´a été ni exemplaire ni retentissant. Il est oublié largement aujourd´hui, et n´a pas contribué à ce que les Francais assument leur passé, ni accomplissent un quelconque devoir de mémoire et encore moins une ambitieuse prise de conscience qu´aurait constitué un travail de mémoire. Tzvetan Todorov a certes raison de dénoncer Les abus de la mémoire, ( Editions arléa, 1998 ), texte qui reprend une première version présentée au congrès organisé par la fondation Auschwitz  "Histoire et mémoire des crimes et génocides nazis", Bruxelles, novembre 1992. Il est sans doute déplacé de penser à mon père comme je l´ai fait dans une contribution antérieure de mon blog "circumnavigations", et plus récemment dans "père et mère réunis ? ". Mon père sera toujours pour moi un inconnu.  Mais j´aime les précisions présentées par Pierre Assouline dans ses Eclats de biographies au sujet de Jean Moulin. Son écharpe ne le rend que plus humain. Il est certain que les Francais ont la "mémoire courte". Je suis sans doute devenu un vieux monsieur grincheux dont les humeurs de ronchonneur n´intéressent personne, et qui ressasse sans fin un manque personnel comparable à celui d´un certain Georges Perec que je connais un peu. Je ne sais.

Le procès Papon a été l´occasion d´une bataille juridique sans précédents dans les annales des batailles juridiques francaises ; la France a même été condamnée par la CEDH. Reste que ce procès n´a pas vraiment été une confrontation du peuple francais avec son passé collaborationniste. Il a plutôt été considéré par beaucoup un ravivement inutile de blessures anciennes et facteur de divisions. Ce n´est pas demain que l´on condamnera à nouveau en France un fonctionnaire zélé capable de tuer à plusieurs reprises un stylo à la main.

Il est évident que Maurice Papon mérite d´être oublié plus qu´autre chose ; j´oserai dire, jeté dans les poubelles de l´Histoire. Mais peut-être est-ce encore un peu tôt . Il pourrait encore se faire qu´il arbore sa légion d´honneur à sa sortie de l´hôpital, même si le port de ses décorations lui avait été interdit lors de sa condamnation. "Les bons entendeurs pourront profiter de cette lecture." (Voltaire)

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11 février 2007 7 11 /02 /février /2007 13:45

Enfant et adolescent, je n´ai jamais appris à faire la cuisine. Ma mère n´aimait pas la faire, n´était dans sa cuisine que le temps nécessaire et ne m´invitait jamais à regarder ce qu´elle préparait. Ce n´est pas auprès d´elle que j´ai pu apprendre les verbes "mijoter" ou "mitonner". Les seuls moments où je la revois rayonnante dans sa cuisine, c´est lorsqu´elle ouvrait des huîtres. Quand elle était seule, notamment après sa retraite, elle s´achetait souvent des plats tout faits chez les petits traiteurs du quartier ou dans le supermarché du bout de la rue. Il n´était pas rare non plus qu´elle se paye quelques bons repas dans les deux restaurants qui s´étaient installés dans sa rue ou dans les rues avoisinantes.

C´est plutôt chez ses amis charentais de toujours, Paul et Suzanne, que je pouvais mesurer le temps passé dans une cuisine, aussi exiguë fût-elle. Les plats se préparaient dans le désordre des couleurs des mets à venir, le vert de la salade, le rouge des tomates, le brun du rôti, le blanc onctueux du camembert ou le vert-de-gris du roquefort que l´on posait sur un plateau tout blanc. C´était en marge du temps. Mais c´est beaucoup plus tard que j´ai senti les arômes et les effluves d´une soupe d´un autre âge. J´étais à Grand-Jean en Charente Maritime, dans le village de Mérotte, la mère d´un certain Charles. Elle vivait avec sa propre mère. Je ne sais qui cueillait les plantes, ni qui cuisinait . Mais ce que l´on mettait dans la marmitte suspendue à une crémaillère, - véritable fait-tout -, venait du jardin du derrière de la maison : thym, laurier, sauge, fines herbes, persil... pour accommoder une soupe de poireaux allongée d´un os à moelle et de plusieurs morceaux de queue de boeuf, au fumet que je ne peux oublier. Cela pouvait mijoter des heures en ce mois de décembre 1966 où je préparais un travail un peu long de géographie sociologique alors que j´étais étudiant à Poitiers. Je soupconne que les hommes du village qui entraient dans cette épicerie-buvette, sans doute pour eux à l´abri des avanies de la civilisation urbaine, venaient autant pour humer ces parfums délicats de la soupe qui mijotait que de goûter le vin qui leur était servi dans des verres ballon.

Etudiant , je prenais mes repas au restaurant universitaire midi et soir, et devenu salarié, j´allais déjeuner avec mes collègues au restaurant de l´entreprise ou dans un restaurant du quartier qui donnait sur une petite place idyllique presqu´en face de l´ancienne bibliothèque nationale du 58 de la rue de Richelieu et où se trouvait un minuscule square surtout fréquenté par des retraités. Le soir, je me contentais de charcuterie froide ou de quelques sandwichs expéditifs.

L´année qui a précédé mon mariage et mon désir de m´établir en Norvège, c´est uniquement ma future femme qui faisait la cuisine, au grand étonnement de ses parents ou amis norvégiens qui nous ont rendu visite cette année-là.

Arrivé en Norvège, je ne savais rien faire, et ne pouvais imaginer pouvoir faire quelque chose.

Habitant seul à Nordfjordeid durant ma première année d´enseignant en Norvège, dans un "lycée de campagne" dit  "landsgymnas" , j´ai tout naturellement continué mes habitudes de citadin. Je prenais mes repas de midi en compagnie de certains de mes élèves guère plus jeunes que moi dans une cafétaria-auberge de la localité. Mais elle fermait vers 16-17 heures. Le soir j´essayais de me contenter de plats les plus rudimentaires et très faciles à faire : oeufs sur le plat, omelettes aux pommes de terre ou poulet froid. Mais il me fallait varier les plaisirs : je n´étais plus adolescent et mes exigences avaient évolué ; c´est donc tout naturellement que je me suis mis à me faire quelques biftecks plus ou moins mal cuits ou des entrecôtes qui accrochaient à la poële ( "roîné" in séntunjhaes ? ). Un jour, ma femme, en tant que bibliothécaire, était venue dans le cadre de son travail aider la bibliothécaire bénévole de la minuscule bibliothèque de l´endroit, ouverte quelques heures deux ou trois jours par semaine. J´avais si peu l´habitude de me faire à manger que je n´avais absolument pas pensé à acheter quoi que ce soit, et encore moins de faire à manger pour deux. C´est effarée que ma femme me fit comprendre qu´il eût été bien que je fisse à manger...

J´ai donc peu à peu appris à faire les samedis soirs des omelettes au jambon ou au fromage, et à mettre certains dimanches des rôtis ou des gigots dans le four. Je suivais docilement les recettes de   "La cuisine de Mapie ( de Toulouse-Lautrec ) " éditée en "Livre de poche". Les premières pages sont consacrées aux sauces, vinaigrettes et marinades. Certaines rubriques sont précédées de conseils, et chaque recette précise à l´envie les ingrédients qu´il faut, selon le mets que l´on prépare : sel, poivre, basilic haché, crème fraîche, gingembre, cerfeuil, estragon, fenouil, petits oignons, échalotes, une gousse d´ail, poivre du moulin, cayenne, un verre à bordeaux de Cinzano sec, un verre à bordeaux de bouillon, deux verres à liqueur de cognac...A défaut de me procurer tous ces contenus, je possédais certains contenants. Je faisais de mon mieux et prenais plaisir à déguster, voyant que l´on se délectait et savourait.

Mon second fils est né en 1977 et appréciait autant que son frêre aîné ce que je pouvais cuisiner. Mais s´il était moins bavard que son aîné, il était plus attentif à ce qu´on lui mettait dans son assiette. Il dit un jour, - ce qu´il répéta souvent ensuite, vu l´effet que sa remarque avait alors suscité : - " Dis Papa, tu pourrais pas faire à manger  ?" ( Du Pappa, kan du ikke lage mat ? ). Il devait avoir 6 ou 8 ans, et c´était sa manière polie, subtile et bien intentionnée de signaler que ce que je préparais était plus goûteux que ce que sa mère norvégienne faisait. A part le sel et le poivre, elle ignorait totalement l´existence des ingrédients et la confection des assaisonnements. Il paraît qu´un grand cusinier se reconnaît mieux à l´assaisonnement d´une salade qu´à la recherche de ses entremets. Je n´ai jamais vraiment su la différence entre les entrées et les hors-d´oeuvre et encore moins la différence entres les entremets, les pâtisseries et les desserts. Ce n´est pas aujourd´hui que je chercherai à éclaircir ces subtiliés culinaires. Je me contente de mes petites recettes apprises en tâchant de ne pas gâter la sauce.

Désormais seul dans ma cuisine, je n´ai aucune crispation pour goûter le sel de mes mets : je prépare, je pèle, je coupe, je découpe, j´assaisonne, je mitonne comme je peux et ca mijote le temps qu´il faut dans mes casseroles ou mes plats que j´ai recus en cadeaux. C´est le plaisir solitaire que je me donne, mais j´aime le partager les rares fois où je recois de la visite. Le "ca sent bon !" que j´entends me réjouit les oreilles autant que les arômes me chatouillent le nez et éveillent mes papilles. "Mon verre est petit, mais je bois dans mon verre".

 

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9 février 2007 5 09 /02 /février /2007 12:30

[ Ma mère, en noir ]

Je suis loin d´avoir fini de reprendre la métaphore du chapelet de souvenirs enchaînés les uns aux autres et qui reviennent un à un à partir d´une ou deux photos jaunies alors que je les croyais ensevelis à jamais dans les replis cachés de ma mémoire. Il me suffit d´ouvrir mon secrétaire en merisier pour que ressurgissent un à un des souvenirs. C´est presqu´ "un gros meuble à tiroirs encombré de bilans"... Le brun du bois est à la fois terni et mordoré, et le secrétaire lui-même est un réservoir de mémoire, comme un étang qui renferme cachés ses carpes et ses brochets. A moi d´installer une ligne et de retirer le temps venu, le filin alourdi de prises accrochées aux appâts.

J´ai retrouvé des lettres que j´ai écrites à ma mère et à ma soeur de ma main maladroite d´enfant de sept ans. J´étais en colonie de vacances aux Sables d´Olonne, en Vendée, durant tout le mois d´août 1951. Cette colonie de vacances s´appelait "Clarté", et était dirigée par des Francs-macons, ce que j´ai, bien sûr, appris beaucoup plus tard. C´est d´ailleurs à la suite de ce séjour vendéen que les amis d´enfance de ma mère Paul et Suzanne, Charentais de toujours, sont devenus des amis encore plus solides et plus proches tant pour elle que pour moi. Si ma mère avait dû disparaître alors que j´étais petit, ce sont eux qui auraient été mes parents adoptifs. Ils étaient comme elle des Francs-macons. Les seuls vrais connaissances et amis de ma mère ont d´ailleurs toujours été des actifs Francs-macons. Paul et Suzanne avaient connu mon père avant et pendant la guerre sans savoir qu´ils appartenaient à la même confrérie. A défaut d´être vraiment secrète, il n´était pas faut d´affirmer qu´à l´époque, c´était une société discrète.

J´étais "à la mer" : je me baignais, allais à la plage et ...écrivais sous la dictée d´une monitrice des lettres "aux parents". Ma mère en a conservé une petit dizaine. C´est ainsi que parti à la pêche dans mon secrétaire en merisier, j´ai retrouvé des bouts de papier émouvants, notamment cette première lettre : "Chère parent, ihier  hier soir on nétalée au cirque.yavée un h´omm qui s´appellet tarzan il fese faisais. 4 lions et 1 lionne. D Bernard ". 

                                        [ Autre exemple de lettre ]

Mes "parents" étaient ma mère et ma soeur. Mais la monitrice n´avait pas enregistré que j´étais orphelin de père et déjà, à sept ans, je ne cherchais pas à le signaler ni à le préciser. C´était une chose acquise pour moi que les personnes qui me connaissaient peu ne me le mentionnent pas et encore plus que les proches et intimes de ma mère et de ma soeur me le rappellent. Ne pas avoir de père était devenu pour moi, si je peux dire, une donnée immédiate de la conscience.

C´est à un certain Charles que j´ai envoyé ma troisième lettre. C´était alors un beau jeune homme d´une vingtaine d´année qui sortait avec ma soeur. Il a été pour moi beaucoup plus qu´un grand frère, et est devenu par la suite autant un conseiller qu´un modèle et un ami. Je n´ai plus aucun contact avec ce Charles, à mon grand désappointement, mais il y a parfois des mots et des attitudes qui sont irrémédiables.

Ma soeur a répondu à la lettre que j´avais écrite à ce Charles par une petite lettre de deux pages tapées à la machine dont voici le premier paragraphe : " Mon tout petit Bernard. Je suis bien contente de savoir par Charles que tu t´amuses bien, mais cependant je serais heureuse, ainsi que Maman et Mérotte, d´avoir une lettre de toi adressée directement à nous !" Diable ... étais-je déjà doué pour froisser les gens par des signes maladroits de tendresse ? Mais je m´égare, sans doute...

Ma mère n´a pas joint à mes bouts de papier ses réponses. Selon toutes probabilités, elles ont été jetées en Vendée. Il est tout de même surprenant que la lettre-machine de ma soeur fasse partie du lot de mes lettres. N´aurait-elle jamais été envoyée ? Cela pourrait être une explication. Il est bien dommage en tout cas que je ne possède pas les réponses de ma mère ;  je peux cependant, ainsi,  les imaginer tout à loisir, même si je sais par expérience que ma mère écrivait rarement. Elle répondait aux lettres recues, mais sans jamais beaucoup d´épanchements. Il est évident que pour ma mère, le choc de la mort de mon père a été tel que sa vie entière en a été marquée. Il est possible que cela ait été pour elle une mutilation. Je ne peux non plus m´empêcher de penser que son caractère a dû être profondément altéré. Devenir veuve à 44 ans avec à sa charge un fils adoptif de vingt deux ans environ, ( un cousin que je considère mon frère ) , une fille de 13 ans - ma soeur -, et un bébé de 10 mois - moi-même - , ce ne devait pas être une mince affaire.

Ma mère parlait peu, très rarement d´elle même et jamais de la guerre. La réserve, la retenue, le retrait que j´ai toujours connus chez elle ont pour origine évidente une incurable blessure. 

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8 février 2007 4 08 /02 /février /2007 06:45

J´ai dans ma salle de séjour un petit secrétaire que j´ai reçu en cadeau d´anniversaire il y a presque cinquante ans. C´est à l´initiative de ma soeur que je l´ai reçu. Il a été fait spécialement pour moi. Même s´il est moins vieux que moi, il est bien fatigué. Il n´empêche que je l´aime particulièrement. Il renferme de vieux papiers que je n´ose jeter, mais aussi plusieurs albums de photos que je commence à regarder assez souvent, pas seulement par nostagie. Il suffit d´en ouvrir un et de regarder une ou deux photos qui commencent à pâlir pour que surgisse au fond de ma mémoire un chapelet de souvenirs ensevelis que je croyais perdus à jamais, mais qui sont curieusement enchaînés les uns aux autres. Il me suffit d´en retrouver un pour que d´autres reviennent sans que je sache toujours vraiment pourquoi ils sont liés ensemble. La volonté de continuer à écrire sur eux me permettra peut-être un jour de créer le fil qui puisse les relier en une suite cohérente, pour un récit de plus longue haleine.

L´un de ces albums concerne un voyage à Paris en décembre 1998 que j´ai fait après mon divorce avec celle qui ne fut, malheureusement, jamais vraiment ma compagne.

Le vendredi 25 décembre, soit le lendemain de Noël, j´ai souhaité aller au cimetière du Père Lachaise où ma mère a été incinérée selon ses souhaits. Franc-maçonne de toujours, elle avait plusieurs fois émis le voeu d´être incinérée, sans jamais vraiment expliquer ses raisons. A sa mort, je n´ai trouvé aucun papier officiel genre testament ou lettre manuscripte du genre "mes dernières volontés". J´ai cependant voulu que son souhait oral réitéré soit respecté, autant pour elle-même que pour mon père qui lui avait "apporté la lumière". J´y vois aujourd´hui autant un désir d´anéantissement total qu´un souhait non avoué de purification par le feu. Il n´est cependant pas exclu que cette appréciation puisse encore évoluer avec le temps.

De Norvège, j´avais pris pris contact par téléphone avec la Vénérable de son ancienne loge, une certaine Violette S., qui avait prévenu les frères et soeurs qui connaissaient ma mère pour son engagement maçonnique sans faille. La cérémonie ne s´est pas vraiment passée selon mes voeux. Aucune prise de paroles n´a été faite entre les extraits de musique maçonnique ; mais il y avait du monde : ses amis de très longue date, ses proches immédiats, quelques membres éloignés de sa famille et un grand nombre de frères et soeurs de Paris, de Lille et d´autres villes de  province. Il faisait ce jour-là un froid de canard. Par décence, je ne rapporterai pas les mots qui ont été échangés à la fin de la cérémonie entre certaines personnes, ma femme Toril et moi, et en présence de Paul et Suzanne, les amis intimes et d´enfance de ma mère. Mais je crains de m´égarer et perds de vue ce que je voulais dire.

Le 25 décembre 1998, le jour où j´ai souhaité orner d´une rose rouge, - fleur que ma mère aimait par dessus tout -, l´urne et la case où sont déposées ses cendres,  j´ai découvert au cimetière du Père Lachaise le monument de la FNDIRP, autrement dit le monument de la Fédération Nationale des Déportés et Internés Résistants et Patriotes. De son vivant, ma mère avait souhaité que l´on fasse des recherches pour que le corps de mon père, probablement enterré dans une fosse commune du camp de concentration de Gandersheim, soit ramené en France, et qu´ainsi, le jour de sa mort, elle puisse être mise à ses côtés. Elle a finalement renoncé à cette idée, car rien, à vrai dire, ne pouvait prouver que le corps rapatrié serait réellement celui de mon père. J´étais trop jeune pour que ma soeur aînée et ma mère me demandent sérieusement mon avis. La décision finalement prise de ne faire aucune démarche a sûrement été dictée par la sagesse. L´idée avait cependant du panache et une incontestable noblesse.

Il est possible que je phantasme, que je donne à des hasards des significations qu´ils n´ont pas. Il n´empêche que de découvrir un 25 décembre 1998 le Monument aux morts érigé en la mémoire des Déportés et Internés Résistants et Patriotes de France m´étreint fortement : mon père est né un 24 décembre, ma mère a vu le jour une Saint-Jean, et elle a été incinérée dans les premiers jours glacials d´un mois de février comme aujourd´ hui. Je sens que ma mère n´est pas si éloignée de mon père dans l´éternité en  ce jour de quasi anniversaire.

A la base du monument érigé à la mémoire des hommes comme mon père, se trouvent ces mots gravés de Paul Eluard : " Du plus profond de leur enfer, ils n´ont jamais cessé de lutter pour leur vie et pour leur dignité, et ils rêvaient d´un monde de justice et de fraternité".

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6 février 2007 2 06 /02 /février /2007 17:16

Je suis en Seconde et j´ai un nouveau professeur d´anglais. C´est un métis et il parle bien. Pour être professeur dans ce lycée du XVIe arrondissement de Paris, c´est sûrement un enseignant hors du commun. Il est relativement jeune et arrive à m´intéresser. A l´un de ses cours, il prend l´initiative de nous lire en anglais quelques pages. Je ne sais aujourd´hui si c´est une nouvelle ou l´extrait d´un roman. Mais je me souviens autant du thème de l´extrait que de la voix du lecteur, pleine d´émotion où le débit des phrases rivalisait avec le poids des mots et celui de leurs sens.

Un jeune homme révélait qu´il avait du sang noir. Qu´un de ses ancêtres avait connu une esclave. Qu´il était fils naturel.

La suggestion vient certainement d´abord du mot ou d´une image. Elle peut tout aussi bien venir d´une voix, qu´elle soit d´un acteur de talent ou d´un enseignant qui sache lire ; éventuellement d´un enseignant qui sache enseigner. Le bonheur d´un élève est à ce prix. Mon professeur lisait bien et je sentais dans sa voix et le choix de l´extrait l´effleurement d´une inquiétude indicible : pourquoi certains étaient-ils noirs et d´autres blancs ?

J´imagine aujourd´hui, sans aucune certitude, que l´extrait venait de Lumière d´août de William Faulkner, quand le métis que l´on peut prendre pour un blanc, Joe Christmas, révèle en caressant la hanche d´une serveuse plus âgée que lui : "J´ai du sang noir". Le texte ajoute :" Elle resta étendue, parfaitement immobile, mais d´une immobilité différente".

Mon professeur n´avait pas lu ces phrases du même ton que les phrases précédentes. Mais je voyais dans ses yeux le même regard que celui qu´il avait eu alors qu´il avait commencé sa lecture. Il pouvait certainement dire la phrase "J´ai du sang noir" sans la lire. Mais comment pouvait-on dire sans broncher qu´elle était " parfaitement immobile, mais d´une immobilité différente" ? Et comment l´écrivain pouvait-il ajouter : "Il ne parut pas s´en apercevoir" pour justement montrer que Joe s´était apercu que l´immobilité de la femme était différente ? Comment trois ou quatre mots pouvaient-ils faire passer l´épaisseur d´une vie qui remonte à plusieurs générations ? Comment faire qu´une suite de mots écrits puissent faire naître dans notre imagination de lecteur ou d´auditeur le piège de l´illusion ? Comment un enseignant pouvait-il lire en même temps le texte d´un autre, susciter l´écoute d´une trentaine d´adolesents et faire sentir ce que cette révélation d´un personnage de papier pouvait faire résonner en lui les fibres les plus intimes ? Ce n´était que quelques mots. Ce n´était qu´une voix. Mais je sens qu´il me faut garder cet instant. Je ne soupconnais pas alors qu´il reviendrait un jour. Est-il si opportun de chercher à l´exorciser ?

Le temps ne s´est pas arrêté pour autant au sortir de la classe, mais je sais que quelque chose se passe. Sans doute de l´ordre de "la douce acidité des oranges" éprouvé quelques mois plus tôt à la lecture de L´immoraliste de Gide.

Les jours s´enchaînent aux jours et je dois remettre à ce professeur une dissertation en anglais. La veille de la lui remettre, je me plonge dans la lecture des Illuminations de Rimbaud. Je lui remets à peine une demi-page qui n´a aucun rapport avec le sujet qu´il nous avait donné. En me la rendant dix ou quinze jours plus tard, je retrouve dans son regard et sa voix l´abime du "J´ai du sang noir" ;  à moins que ce ne soit celui de " l´immobilité différente. Mais il ne parut pas s´en apercevoir" . - " Comment  voulez-vous que je vous note ? Ce n´est pas ce que je vous ai demandé ? 10 sur 20 " Je ne réponds rien et baisse le regard.

La classe où je suis se dissipe. Reste le désir de restituer une voix de professeur lisant une page où un monde inconnu surgit de quelques mots. Comme aussi le désir de faire vivre le vertige qui émane de la perception de l´immobilité différente d´une petite serveuse blanche du Sud des Etats-Unis aux mots susurrés "J´ai du sang noir".

Que reste-t-il de ce vertige dans la page que je viens d´écrire ? Dans la maison vide où je trace ces mots, une voix dans la télévision allumée se laisse entendre en sourdine. Un changement de musique me dit qu´il est dix heures. Je cherche raisonnablement, en suspendant mon stylo, le mot qui pourrait me surprendre. Je suis au bord d´une page. Serait-ce que quelque chose existerait en moi ?

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4 février 2007 7 04 /02 /février /2007 17:21

"Tu n´as pas été souhaité, mais tu as été bien accueilli". C´est ce que ma mère m´a dit un jour alors que j´étais Père de deux enfants qui commencaient à devenir grands, et que ma mère était alors beaucoup plus grand-mère que mère. Je ne considère pas avoir eu une enfance malheureuse, mais ce n´est pas la période de ma vie, à m´en souvenir, qui a été pour moi la plus heureuse. J´étais insatisfait  de tout, m´exprimais mal et n´arrivais pas à me faire comprendre des miens. J´en souffrais car à regarder le monde autour de moi, je ressentais beaucoup de choses à la fois, et ouvrais sur lui mes yeux d´enfant avide de tout. Il est fréquent de voir le bonheur dans l´enfance. Je crois plus profondément, pour citer encore Philippe Delerm que je n´ai pas fini de découvrir : " l´enfance, c´est d´abord l´intensité ". Mes sens étaient à vif, et les images, les sons, les saveurs, mes sentiments, ma sensibilité, étaient sollicités jours et nuits. C´est dans une maison  toute de guingois, en Charente Maritime, que datent mes vrais premiers souvenirs. A Paris, j´aimais essentiellement ma rue, les rues voisines, les rues de mon quartier, la place où débouchaient ces rues. C´est là que je me sentais le plus libre et que je me développais à regarder les humbles qui travaillaient. J´aimais l´appartement de mon enfance, mais il me faisait davantage sentir le manque d´intimité que la chaleur d´un foyer. Un père me manquait, tout simplement, et je crois humblement aujourd´hui que je n´aurai jamais fini d´en assumer le deuil.

Le dimanche était évidemment un jour qui n´était pas comme les autres. Je n´allais pas à l´école, ma mère ne travaillait pas, mais ce n´était pas un jour qui m´appartenait vraiment, car le matin, je me sentais confiné à la maison, et l´après-midi, il me fallait accomplir, à part les fois où je faisais du vélo, un devoir de promenade. Je détestais les gants blancs que l´on me faisait parfois porter.

Le dimanche était le jour où ma mère écoutait le matin une émission spéciale à la radio. J´ai oublié si cette émission était diffusée tous les dimanches, le dernier dimanche de chaque mois ou même le cinquième dimanche du mois. Mais dans mon souvenir, c´était tous les dimanches. C´est dire l´importance qu´ils ont laissé dans ma mémoire. C´était le jour des émissions dominicales de France-Inter où les Francs-macons avaient la parole. Ma mère allumait la radio, attendait l´heure fatidique et arrêtait toute autre activité pour écouter. Je sentais que l´heure était grave, même si je ne comprenais aucun des mots que ma mère écoutait avec autant d´intensité. J´ai su par la suite, quand j´ai été plus grand, qu´elle connaissait personnellement la plupart des conférenciers. Elle a pu elle-même être l´auteur de plusieurs causeries.

Elle ne m´a jamais parlé du contenu de ces conférences, ou si elle l´a fait, je ne m´en souviens pas ; c´est donc comme si elle ne m´en a jamais parlé. Mais je pouvais voir si elle approuvait ou non, je pouvais saisir sa satisfaction ou non, elle pouvait éventuellement émettre un avis, mais je voyais bien que ce n´était pas à moi qu´elle s´adressait. Je crois aujourd´hui que ces dimanches matins étaient ceux où ma mère était en complète fusion avec l´homme qui était mon père. C´est lui, pour la citer, qui lui avait "apporté la lumière". Elle utilisait rarement cette expression, mais j´ai toujours confusément senti ce qu´il y avait d´ineffable pour elle à chaque fois qu´elle utilsait devant moi ces mots insolites.

 

Elle ne parlait jamais de mon père, ce dont j´ai beaucoup souffert. Plus grand, j´ai plusieurs fois essayé, sans doute avec maladresse, de l´encourager à rompre son silence. "A quoi bon ? C´est du passé", répondait-elle imperturbablement. Je crois, - en réfléchissant aujourd´hui alors que j´écris en ce dimanche de février 2007 ces souvenirs bien diffus et presqu´indicibles - , qu´elle sentait que mon père ne pourrait jamais être autre chose pour moi que son mari. Mon père ne sera jamais mon père.

Sa mort a été officiellement attestée le 28 février 1945 au camp de concentration de Gandersheim. J´avais dix mois. Il m´a vu deux mois.

 [ Noël 44 à Gandersheim ]

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3 février 2007 6 03 /02 /février /2007 11:35

J´ai écrit hier sur Ibsen et la coyance au revenant, au "draug", ce "mort-mal-mort" qui revient hanter les vivants quand un défunt estime avoir été mal enterré ou quand il estime que son patrimoine est mal géré par les vivants qui lui ont succédé. Il exige alors d´être équitablement rejugé pour disparaître à jamais, apaisé. Mais il peut aussi apparaître pour rappeler aux vivants ce pour quoi ils sont faits. Régis Boyer considère qu´il convient de s´en souvenir pour comprendre la pièce d´Ibsen Les revenants.

Ce que j´ai écrit hier m´a évidemment fait penser à la traduction du conte norvégien "Les Cormorans d´Utrøst" que j´ai faite en son temps. J´avais alors illustré ce conte d´une gravure sur bois de Hans Gerhard Sørensen, Cormorans sur un récif. Mais le petit livre que je possède en norvégien est illustré par le peintre du Nord de la Norvège Karl Erik Harr, né en 1940 à Kværfjord dans le Comté ( ou département ) du Troms. J´ai donc ressorti ce petit livre illustré en noir et blanc, comme le sont les cormorans.

L´illustrateur est considéré comme un néo-romantique, et trouve son inspiration dans le paysage du Comté du Nordland, le même que le prix Nobel de littérature 1920 Knut Hamsun a tellement décrit. Il illustre en noir et blanc le conte que les écrivains du XIXe siècle P.C. Asbjørnson et J. Moe ont recueilli. C´est à ces derniers que l´on doit la sauvegarde des contes populaires norvégiens. On peut comparer leur travail à celui qu´a fait en France Charles Perrault ou en Allemagne les frères Grimm, encore qu´ils aient décidé de s´y prendre d´une toute autre manière : ils ont recueilli ces contes sous leur forme populaire, proche de la tradition orale, transmise de bouche à bouche, d´une génération à l´autre, d´un siècle au siècle suivant, en modifiant le moins possible la langue utilisée. Le sel de ces contes est ainsi incomparable et d´une fraîcheur inégalée.

Utrøst n´existe pas. Voilà pourquoi, selon l´illustrateur Karl Erik Har, il lui a été si facile de le représenter : il suffit de l´imaginer à la seule lecture des mots.

Isak y est allé, l´a vu de ses yeux, et en est revenu. L´illustrateur ne se souvient plus de la première fois qu´il l´a lu. Mais des images s´étaient alors imposées à lui tout naturellement. Son livret date de 1974 et reprend ses souvenirs de jeune lecteur comme ses associations d´illustrateur imprégné du paysage marin dans lequel il s´est établi. Il illustre le chemin que montrent les cormorans au pêcheur Isak qui pensait bien que sa dernière heure était venue après avoir cru entrevoir le "draug" devant son étrave, - re-venant qui lui rappelle que pour vivre sur terre il lui faut accomplir son devoir, non seulement de père, de chrétien et de marin, mais aussi de bon voisin. Etait-ce le "spectre annonciateur de la mort" ou le "mort-mal-mort" qui lui rappelle sa condition de mortel qu´il a entrevu ?

Ce conte s´appelle "Les Cormorans de Utrøst". Le mot "draug" n´apparaît qu´une fois dans le texte. Karl Erik Harrn´a pas cherché à représenter ce spectre ou ce "mort-mal-mort" qui revient. Il s´est contenté de montrer les cormorans, Isak sur son bateau ballotté par les flots, les côteaux verdoyants de Utrøst, la barbe et la bouffarde du bonhomme de l´île, le repas plantureux qui lui est offert, les pêches miraculeuses faites avec les cormorans, le cotre qu´il achète dans le port marchand de Bergen et les yeux malicieux du bonhomme hospitalier à la pipe et à la très longue barbe de patriarche. Il ne nous montre pas non plus le voisin qui enviait Isak. Les dernières illustrations du conte donnent à voir un ciel déchiré de Nordland dans lequel volent trois cormorans aux ailes déployées. La mort est  oubliée. Reste le souvenir de l´avoir écartée et le bonheur de vivre.

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2 février 2007 5 02 /02 /février /2007 11:16

Le ThéâtreIbsen, récemment publié dans la Bibliothèque de la Pléiade ( 2006 ), n´a pas moins de 1890 pages. Il contient les 16 ou 17 pièces majeures du théâtre d´Ibsen selon que l´on considère Empereur et Galiléen comme une ou deux pièces. On y trouve bien sûr  Peer Gynt, Une maison de poupée et La Cane sauvage, mais aussi Brand et Petit Eyolf, représentés récemment pour la première fois à l´attention du public francais.

C´est à Régis Boyer, traducteur infatigable, défenseur et introducteur des sagas islandaises et de toute la littérature scandinave et nordique qui compte, que l´on doit ce volume incomparable. Son introduction, ses notes et les appendices qu´il livre sont remarquables de précisions sans jamais friser l´érudition pédante que l´on trouve parfois chez certains spécialistes universitaires.

Il met clairement en évidence les thèmes essentiels du grand Norvégien : le désir qu´a chacun de nous d´accomplir sa vocation, le doute, le "mensonge vital" que nous entretenons sur nous-mêmes pour nous permettre d´accepter de vivre, l´hypocrisie des "soutiens de la société" prêts à toutes les compromissions pour conserver leur honorabilité, le destin inexorable qui nous poursuit. A cela s´ajoute chez Ibsen le désir lancinant de pénétrer la psychologie féminine, sans doute la préoccupation principale de toute sa vie d´homme de théâtre. Nora Helmer, Ellida Wangel, Hedda Gabler ou Rebekka West sont des figures inoubliables de détermination ou de contradictions comme Brand et Peer Gynt le sont pour leur désir de vivre ou leur attirance morbide pour la destruction.

Regis Boyer met aussi en avant le ressort essentiel de son théâtre, la technique quasi immuable dite du "cadavre dans la cargaison" ( = lik i lasten ), version norvégienne du "squelette dans l´armoire" ( = skeleton in the capboard ), et "qui veut qu´un événement du passé, lourd de menaces, remonte progressivement à la mémoire pour déterminer toute l´action" ( p. 1816 ). Ce qui signifie que ce théâtre bourgeois du XIXe siècle est un digne reflet de la tragédie grecque. Chaque personnage a un passé obsédant et tragique qu´il s´efforce de dissimuler. Mais ni la douce et adorable Nora dans Une maison de poupée, ni Hedda, la farouche fille du feu Général Gabler dans Hedda Gabler, encore moins la dissimulatrice Madame Alving dans Les Revenants, et pas davantage Rebekka West dans Rosmersholm, ne peuvent abolir ce qui a eu lieu. Tout le génie dramatique d´Ibsen sera de faire remonter inexorablement à la surface cette faille ou cette tare. C´est ce long et lent processus de dévoilement que personne ne peut arrêter quand il est déclenché qui constitue la tragédie "ibsénienne". Elle est la version moderne de l´éternel tragédie de l´homme confronté à son destin, et incapable de le surmonter tout seul.

Mais en tant que spécialiste des sagas islandaises, Régis Boyer met aussi en évidence les réminiscences des récits scandinaves les plus anciens. Il est possible, dit-il,  qu´Ibsen n´ait jamais été un grand lecteur ; il n´empêche qu´il connaît bien les sagas islandaises, l´histoire de son pays, ses mythes et ses premiers textes. Il ne peut ignorer la croyance au "draug" norois, ce passé qui nous hante à notre insu, ce sentiment que nous devons rendre des comptes à nos ancêtres si nous avons manqué à leur mémoire, et surtout, cette attitude que nous ne pouvons accepter notre condition d´être mortel que si nous avons élucidé ses énigmes. On peut certes voir dans ce "draug" norois "un spectre annonciateur de la mort". C´est en réalité beaucoup plus. C´est à la lettre, selon Régis Boyer, un "mort-mal-mort", qui n´accepte pas sa condition de mort parce qu´il n´a pas été correctement enterré de son vivant. Plus exactement  "parce qu´il est mort dans des conditions juridiquement inacceptables ( par exemple s´il a été tué sans avoir pu clore un contentieux ) ou bien parce qu´il est mécontent de la manière dont ses héritiers gèrent le patrimoine qu´il leur a laisé" ( p. 1820 ). Il re-vient donc hanter les vivants jusqu´à ce qu´une nouvelle justice ait été faite. Ce n´est qu´alors qu´il pourra disparaître définitivement, après, pour citer encore Régis Boyer, un "tribunal aux portes" ( = dørdom ou duradómr en islandais ), comme on le trouve dans la Saga de Snorri le godi. A moins qu´il n´y ait de purification par le feu.

Régis Boyer se veut prudent dans son interprétation des Revenants. Mais l´incendie qui ravage l´asile construit à la mémoire du défunt encombrant chambellan Alving, débauché notoire, est comme justifé. Ce qui fait d´Ibsen le Norvégien un digne continuateur des "dits laconiques" que sont les sagas.

Je n´ai pas fini de lire et relire Ibsen, les sagas islandaises traduites par le grand Régis Boyer et les récits norvégiens les plus anciens qui reprennent les mythes comme Les Cormorans de Utrøst.

 

                                                               [ Marit Bockelie, Draugen ]

 

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1 février 2007 4 01 /02 /février /2007 11:28

Le bonheur est un mot désuet. C´est cependant le mot que retient Philippe Delerm pour décrire la vie tranquille qu´il vit auprès des siens dans une maison sans cheminée de Normandie : Le bonheur. Tableaux et bavardages, Folio no. 4473, ( 164 pages, 2005). La première édition  de ce petit livre de rien du tout date de 1986. Il faut croire qu´il a des lecteurs puisque cette édition de poche est la quatrième ou cinquième édition depuis un peu plus de vingt ans.

De sa cuisine,  émane une chaleur couleur jour, et il lui consacre pas moins de quatre chapitres. Sa femme lui fait du vin chaud, peint des aquarelles à la lumière d´une après-midi de novembre normand, et le soir, cette pièce est utilisée par son fils de 8-9 ans pour faire ses devoirs d´école. Rien n´est plus démodé et rien n´est cependant plus paisible et actuel que ce simple bonheur ineffable qu´il décrit pourtant fort bien, et qui s´écoule au fil des jours comme la vie s´écoule.

Philippe Delerm est à contre courant de la littérature tapageuse genre Michel Houellebecq. Comment expliquer que ce livre hors de la fureur de vivre est continuellement réédité, lu et relu ? Sans doute qu´il émane de lui une fureur simple : celle de vivre simplement, au simple rythme des jours. Le bonheur est de la même veine que Enregistrements pirates paru récemment. 

Le plus étonnant est que ce livre a été écrit par un homme de 45 ou 46 ans. Il se passait alors de télévision. Dans son récent essai sur Paul Léautaud écrit vingt ans plus tard, il renchérit sur son scepticisme vis-à-vis du progrès : il avoue qu´il n´a toujours pas de téléphone portable, qu´il se passe de DVD et qu´il se contente d´un vieil ordinateur qu´il lui permet d´écrire par traitement de texte ; mais il préfère la plume et le papier de sa feuille blanche. Il est peu probable qu´il en soit de même de la plupart de ses lecteurs d´aujourd´hui. Comment alors expliquer cette ferveur d´un autre âge ? Sand doute que le désir de bonheur simple est lové en chacun de nous comme une force tranquille, aussi simple que "la première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules" réveillent en nous les bonheurs de l´enfance à jamais présents quand on prend le temps de se pencher sur eux.

Philippe Delerm ne parle que de lui, du tabac de sa pipe, de la mousse de bière sur sa chope à portée de main. Il peut aussi parler de sexe, mais pour mettre en avant, après l´acte d´amour, la tête que l´on pose dans le creux d´une épaule.

Son professeur de philosophie, un certain Monsieur Gaucheron qu´il n´a jamais revu, avait demandé lors de son dernier cours : "Etes-vous heureux ?" Presque tous dans la classe avaient répondu non. Il avoue avoir regretté que ce professeur ait plutôt raté ce dernier cours, et qu´il n´ait su entendre ce que ses camarades avaient essayé de dire. Il le remercie aujourd´hui d´avoir, dans la rumeur de l´après 1968, posé une jolie question. Il a essayé d´y répondre plus de 20 ans après. Le bonheur n´est pas l´équilibre. Ce n´est pas davantage l´harmonie. Ca pourrait presque être la paix. Mais c´est le bonheur qu´il préfère : fragile, évanescent, léger surtout. Il l´associe à "bulles de savon" qui commence par la même consonne sourde et qui, à peine prononcé, " s´envole et se confond avec le ciel par la magie bleue de ses l " ( p. 158 ).

Comme le précise le sous-titre de ce "bonheur" de vivre, ces textes sont une suite de "tableaux et bavardages". Le mercredi matin, le boulanger fat des chouquettes, en Alsace, dans un gîte rural de Kinzheim, l´automne y est superbe, à Bruges en novembre, il sent sans vraiment savoir quoi, que quelque chose est en attente, au fil des canaux et des maisons qu´il découvre de ruelle en ruelle.

D´autres aiment les voyages. Lui est amoureux de son chez soi, de sa page qu´il écrit le matin, de sa cuisine, encore et toujours, où l´ "on parle avec animation des choses de la vie, et [ où ] la conversation sans suite se mitonne, enjouée, naturelle "( p.118 ).

Philippe Delerm a bien du talent de pouvoir attirer l´attention avec des riens aussi insaisissables que "les pigeons qui s´envolent quand on court après pour les attraper" (p. 75 ).

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31 janvier 2007 3 31 /01 /janvier /2007 05:25

La vue sur le lac de Jølster dans le district du Sunnfjord, Comté ( ou département ) du Sogn og Fjordane, est un véritablement enchantement. J´y allais souvent pour faire du ski entre 1972 et 1977, seuls ma femme et moi ; ensuite, avec mon fils ainé, elle et moi. C´est là que j´ai vraiment commencé à aimer faire du ski de promenade ( et non du ski de fond ), mais surtout, que j´ai commencé à m´éveiller à la lumière du Nord que des écrivains comme Hamsun ou Ibsen ont su décrire ou prendre en compte dans leurs oeuvres, et que les peintres ont su rendre de leurs couleurs incomparables comme le peintre local Nikolai Astrup ( 1880-1928) si peu connu en dehors de la Norvège et sans doute aussi grand que Gauguin, sinon plus. Ce dernier se considère un "naturaliste naïf", et peint davantage ce qu´il a vu que ce qu´il voit. Il magnifie les souvenirs d´enfance, et n´est jamais aussi grand que lorsqu´il peint la terre où nous retournerons tous, ou  que le ciel où certains croient que nous irons après notre temps passé sur la terre.

Il a peint plusieurs "Nuit de la Saint-Jean" qui ont si souvent le pouvoir de transfigurer plus d´un. Dans son tableau "Matin de mars" , on y voit l´hiver encore présent dans un printemps à peine naissant. La nature y est plus que magnifiée : elle est personnifiée. Les monts qui dominent le lac représentent les formes blanches d´une femme encore somnolente ; elle n´est pas encore vraiment éveillée, mais on sent qu´elle est au sortir du sommeil de la nuit autant qu´à la fin de l´hiver engourdissant et réparateur ; autant avant une nouvelle journée qui s´annonce qu´un nouveau printemps. Elle repose sur un drap de lit bleu de monts aux courbes apaisées. Au dessus d´elle, un ciel sans soleil couvre de ses nuages effilochés ses hanches et ses genoux repliés. Près des eaux du lac où des glacons dérivent et commencent à fondre, un arbre aux branches décharnées de feuilles s´étire et s´éveille au matin, et tend ses doigts crochus vers la femme, dans une attitude évidente de désir à peine retenu. Au premier plan, des roches sombres où apparaît un peu de rouge, attirent le regard et créent un contraste qui étonne, voire dérange l´harmonie visuelle. L´arbre aux bras tendus de désir, légèrement sur la droite, équilibrait les formes bleutées et blanches des monts au lointain figurant la femme ensommeillée. Les pierres du premier plan brisent cependant volontairement cet équilibre et rappellent les rigeurs de l´hiver. La présence de ces formes rondes et brunes et légèrement rouges sur le bord donnent une inquiétude, un caractère étrange et insolite à la composition de l´ensemble. Elles ne peuvent être fortuites.Elles rappellent que des êtres surnaturels vivent cachés sous terre comme nos instincts qui peuvent à tout moment ressurgir au retour du jour et du printemps. 

La pierre du premier plan a une présence aussi importante sinon plus que la lumière qui émane de l´eau et du ciel. C´est une pierre brute, non taillée, comme celle que Nikolai Astrup a voulu pour sa tombe, derrière la petite église de Ålhus où il repose pour l´éternité. Les lettres gravées de son nom sont à peine visibles, recouvertes de mousse. Cette pierre ressemble étrangement à toutes celles qu´il a peintes et repeintes si souvent , et qu´il étudiait autant que les plantes et les fleurs les plus modestes. Elle est à son image : immanente et oubliée à la fois. 

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