Maurice Papon vient d´être hospitalisé. Mais qui se souvient de ce fonctionnaire zélé sous Vichy , condamné en 1998 à 10 ans de réclusion criminelle pour complicité de crimes contre l´humanité ? De 1942 à mai 1944, il était responsable dans les services des questions juives de la préfecture de Gironde. A ce titre, il a envoyé en déportation un bon nombre de juifs à Auschwitz. En 1981, date où a été révélé sa responsabilité directe, sa carrière au service de l´Etat n´était pas mince dans les IVe et Ve République : il avait en effet exercé sans discontinuer en près de 40 ans les fonctions non négligeables de préfet à plusieurs reprises, de maire, de député et même de ministre, celui du Budget en 1981.
Son procès en 1997-1998 faisait suite à deux autres procès dont la France était plus ou moins fière. Mais ces trois procès étaient-ils des procès si exemplaires pour juger de la responsabilité historique de la France et celles des Francais pendant la Seconde Guerre mondiale ? N´était-ce pas un peu tard ?
Le premier des procès auquel les Francais ont dû faire face remonte à 1983. Il concernait l´Allemand Klaus Barbie ( 1913-1991 ). Ce nazi notoire, jamais repenti, membre de la SS, était en 1943-1944 le chef de la Gestapo de la région de Lyon. C´est sous ses ordres que sont torturés et exécutés de nombreux résistants dont Jean Moulin. Surnommé "le bourreau de Lyon", il donne l´ordre de déporter des milliers de juifs à Drancy, étape intermédiaire avant Auschwitz. C´est aussi lui qui réussit à faire partir directement de Lyon le dernier convoi de plusieurs centaines de juifs pour Auschwitz. Il est condamné à mort une première fois par contumace en 1947 ; mais il est libéré par les Américains qui l´engagent dans les services spéciaux. Recherché par la police allemande en 1950, il se réfugie en Bolivie sous un faux nom. Une seconde condamnation à mort par contumace est prononcée par la France en 1954. Il est démasqué 17 ans plus tard en 1972 par Beate Klarsfeld. Il est condamné à la prison à vie pour crimes contre l´humanité. Si exemplarité il y a, il n´empêche que ce premier procès en France était un peu particulier car le jugement portait sur un Allemand, responsable d´un service allemand, la Gestapo de Lyon. Les Francais se sentaient peu impliqués.
Le second procès, qui date de 1994, concerne Paul Touvier ( 1915-1996 ). Il engageait un peu plus les Francais car c´était le premier procès qui condamnait un de leurs concitoyens pour crimes contre humanité. Touvier n´a pas bénéficié de complicités américaines et n´a pas cherché à refaire sa vie à l´étranger : c´est la solidarité chrétienne bien francaise qui lui a permis de se soustraire pendant 43 ans à la justice de son pays. Chef de la milice lyonnaise durant la Seconde Guerre mondiale, il a été caché dès la Libération et après par divers prêtres catholiques ayant clairement choisi la collaboration avec l´envahisseur nazi. Condamné deux fois à mort par contumace, comme Klaus Barbie, il arrive à s´évader de prison et commence alors une longue cavale de 43 ans, bénéficiant de l´appui de différents membres de l´église catholique. C´est d´ailleurs grâce à ses relations ecclésiastiques qu´il obtient sa grâce auprès du Président de la République Georges Pompidou en novembre 1971. C´est à juste titre que l´on peut parler de solidarité chrétienne. Mais comme pour Klaus Barbie, les Francais se sentaient peu engagés car les complicités dont avait bénéficiées Touvier engagaient des ecclésiastiques non vraiment représentatifs de l´Eglise. Ce n´étaient que des individualités que la hiérarchie catholique, lors du procès, s´est empressée de considérer comme des dévoyés, même si certains avaient quelques responsabilités.
Il aurait dû en être autrement lors le procès Papon, chef de service des questions juives de 1942 à mai 1944 en Gironde, et plus tard préfet, maire, député et même Ministre de Budget sous Giscard d´Estaing dans deux gouvernements de Raymond Barre en 1981. C´est par un article du journal satirique Le Canard enchaîné du début de l´année 1981que l´on remet en mémoire des Francais le passé du fonctionnaire zélé qu´était Maurice Papon de 1942 à 1944. Dans l´attente du procès, la presse ne fit pas litière de son zèle toujours aussi grand de fonctionnaire comme Préfet de police de Paris en 1961 et 1962, en pleine guerre d´Algérie. Lors d´une manifestation réprimée en octobre 1961à Paris, il n´y eut pas moins, selon les estimations ultérieures des historiens, entre 100 et plus de 300 morts parmi les manifestants en faveur du FLN algérien ( Front de Libération Nationale ). Sa responsabilité strictement personnelle a cependant été atténuée, car Pierre Messmer, ancien Premier Ministre et Ministre de l´Intérieur, a engagé la responsabilité du gouvernement. Sa reponsabilité personnelle a aussi été écartée pour la mort de huit manifestants lors de la manifestation du 8 février 1962 au métro Charonne. C´est une responsabilité collective, des forces de police au chef de l´Etat , le Général de Gaulle, en passant par le préfet Papon, qui a été établie.
Mais qu´en est-il de sa responsabilité pour la déportation de juifs entre 1942 et mai 1944 ?
La question posée lors de son procès en 1997-1998, après 17 ans de batailles juridiques qui ont été condamnées par le CEDH, la Cour Européenne des Droits de l´Homme, était ambitieuse : dans quelle mesure un individu doit-il être tenu responsable lorsqu´il il fait partie d´une chaîne de responsabilités ? Il aurait pu être condamné à vie. Le procureur n´a demandé que 20 ans. Il n´a finalement été condamné qu´à 10 ans de réclusion criminelle et uniquement pour complicité de crimes contre l´humanité. Sentence évidente de compromis. Il n´est par ailleurs resté que trois ans en prison, libéré en raison de son état de santé. Il a en effet été déclaré "impotent et grabataire" selon son avocat. Mais c´est la tête haute et de bon pied qu´il est sorti de prison en septembre 2002, bénéficiant d´une nouvelle loi francaise qui prévoit que les prisonniers peuvent être libérés s´ils souffrent d´une maladie incurable ou si leur incarcération met en danger leur santé. Pour être équitable, il faut cependant signaler que la libération de Maurice Papon avait également été demandée par des personnalités aussi peu suspectes de complaisance que l´ancien garde des Sceaux et ancien président du Conseil Constitutionnel Robert Badinter que l´ancienne résistante Germaine Tillion.
Papon ne s´est jamais caché à l´étranger comme Barbie, ni en France comme Touvier pour échapper à son passé de fonctionnaire zélé et de serviteur de l´Etat pendant près de 40 ans. Son procès n´a été ni exemplaire ni retentissant. Il est oublié largement aujourd´hui, et n´a pas contribué à ce que les Francais assument leur passé, ni accomplissent un quelconque devoir de mémoire et encore moins une ambitieuse prise de conscience qu´aurait constitué un travail de mémoire. Tzvetan Todorov a certes raison de dénoncer Les abus de la mémoire, ( Editions arléa, 1998 ), texte qui reprend une première version présentée au congrès organisé par la fondation Auschwitz "Histoire et mémoire des crimes et génocides nazis", Bruxelles, novembre 1992. Il est sans doute déplacé de penser à mon père comme je l´ai fait dans une contribution antérieure de mon blog "circumnavigations", et plus récemment dans "père et mère réunis ? ". Mon père sera toujours pour moi un inconnu. Mais j´aime les précisions présentées par Pierre Assouline dans ses Eclats de biographies au sujet de Jean Moulin. Son écharpe ne le rend que plus humain. Il est certain que les Francais ont la "mémoire courte". Je suis sans doute devenu un vieux monsieur grincheux dont les humeurs de ronchonneur n´intéressent personne, et qui ressasse sans fin un manque personnel comparable à celui d´un certain Georges Perec que je connais un peu. Je ne sais.
Le procès Papon a été l´occasion d´une bataille juridique sans précédents dans les annales des batailles juridiques francaises ; la France a même été condamnée par la CEDH. Reste que ce procès n´a pas vraiment été une confrontation du peuple francais avec son passé collaborationniste. Il a plutôt été considéré par beaucoup un ravivement inutile de blessures anciennes et facteur de divisions. Ce n´est pas demain que l´on condamnera à nouveau en France un fonctionnaire zélé capable de tuer à plusieurs reprises un stylo à la main.
Il est évident que Maurice Papon mérite d´être oublié plus qu´autre chose ; j´oserai dire, jeté dans les poubelles de l´Histoire. Mais peut-être est-ce encore un peu tôt . Il pourrait encore se faire qu´il arbore sa légion d´honneur à sa sortie de l´hôpital, même si le port de ses décorations lui avait été interdit lors de sa condamnation. "Les bons entendeurs pourront profiter de cette lecture." (Voltaire)