J´ai lu plusieurs fois "Anna Karénine" de Léon Tolstoï et une bonne dizaine de fois le chapitre où Anna avoue à son mari Alexis Alexandrovitch que le Comte Vronski est son amant.
Ils sont sur un champ de courses où le Tsar et toute la cour sont présents. Evénement mondain qu´Alexis le mari n´apprécie guère, mais sa présence en temps que conseiller du Tsar et membre de la cour va de soi. Pour Anna, il en est tout autrement. Rien n´existe pour elle en dehors de ce qu´elle suit des yeux : son amant est l´un des cavaliers qui doit courir. Alexis voit l´émotion de sa femme et les soupçons qu´il a sur elle se réveillent. Serait-ce donc vrai ? Il détourne son visage et essaye de se concentrer sur les spectateurs qui l´entourent quand des cris surgissent de la foule: des cavaliers sont tombés. Anna fait un mouvement imperceptible: Vronski serait-il tombé ? Mais non ! Il se rapproche des chevaux de tête quand une deuxième chute se produit. Il gît à terre. Elle ajuste ses jumelles mais c´est beaucoup trop loin pour distinguer les détails. Elle se raidit, une envie folle lui prend de courir vers son amant...; elle se retient. Alexis Alexandrovitch reste aussi impassible que possible. La course prend fin et le Tsar montre sa désapprobation. Alexis prend alors le bras de sa femme et lui propose de rentrer. Anna ne bronche pas, les yeux fixés sur les chevaux à terre. Le comte Vronski s´est relevé. Son mari répète sa phrase: "Je vous parle, je vous demande de rentrer". Anna a quelques signes d´impatience. D´un ton plus ferme, Alexis répète alors : "pour la troisième fois, je vous demande de rentrer". Anna se résigne, et sans parler, mais saluant les personnes qu´ils reconnaissent, ils gagnent leur voiture qui les attend. C´est dans la voiture, devant la maîtrise et la froideur de son mari, homme de cour pour qui la dignité de sa charge et son rang exige le respect des convenances, qu´Anna se libère de son secret. Eh bien oui ! avoue-t-elle, j´ai un amant et c´est le Comte Vronski ! Alexis Alexandrovitch se tait. Ce n´est que devant leur domicile qu´il reprend la parole d´une voix qui tremble légèrement " Bien! J´exige simplement de vous que vous gardiez les convenances jusqu´au moment où j´aurai pris les mesures qu`exige la sauvegarde de mon honneur".
J´ai vu il y a déjà un certain temps une version cinématographique d´Anna Karénine. Sans doute pour moderniser et rendre plus spectaculaire la scène de l´aveu et de la course de chevaux, Anna se précipite, éperdue, vers son amant à terre lors de la chute des chevaux. Scène absurde ! A l´opposé du chapitre tout en nuances de Tolstoï. J´ai souvent entendu dire qu´il faut lire entre les lignes. Rien n´est moins sûr. Entre les lignes, il n´y a rien, il n´y a que du blanc.Tolstoï dit ce qu´il a à dire et décrit ce qui lui semble important, mais il se retient. Il ne fait qu´appliquer un principe fondamental du classicisme français et que reprend Albert Camus en ces termes: dire moins pour faire comprendre plus.
Une autre scène d´aveu très célèbre et tout à fait opposée à celle d´Anna Karénine, est celle de Phèdre chez Racine. La violence, autant que la passion, l´habite. Parler de mesure à propos du théâtre racinien m´a toujours fait sourire...
Phèdre a longtemps lutté pour cacher, même à ses yeux, l´inconcevable. Mais il lui faut parler: "Je ne me soutiens plus, ma force m´abandonne". Est-ce un crime d´aimer ? A vrai dire, non. Le véritable crime est d´avouer. C´est d´abord l´aveu proprement dit qui se fait en deux temps: Phèdre commence en effet à révéler à Oenone, sa nourrice et confidente, qu´elle aime, mais sans révéler qui; puis fait comprendre, sans prononcer son nom qu´il s´agit d´Hyppolyte, le fils que son époux Thésée a eu d´un premier mariage. Ensuite, après les encouragements non dissimulés d´Oenone, c´est une véritable déclaration d´amour, haletante, démesurée, inconvenante, à Hyppolyte lui-même. Mais ce qu´elle dit, avoue et déclare, nous, lecteur ou spectateur, c´est par les mots que Racine fait dire à Phèdre que nous comprenons l´énormité de la situation. Il peut y avoir des sous-entendus, des hésitations, des scrupules, des réticences, des dissimulations, des silences, mais ils ne sont pas dans la marge du texte ou dans les blancs des lignes: ils sont dans les mots mêmes que l´écrivain emploie.
A nous lecteur de lire et entendre ce qui est véritablement écrit.