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6 février 2007 2 06 /02 /février /2007 17:16

Je suis en Seconde et j´ai un nouveau professeur d´anglais. C´est un métis et il parle bien. Pour être professeur dans ce lycée du XVIe arrondissement de Paris, c´est sûrement un enseignant hors du commun. Il est relativement jeune et arrive à m´intéresser. A l´un de ses cours, il prend l´initiative de nous lire en anglais quelques pages. Je ne sais aujourd´hui si c´est une nouvelle ou l´extrait d´un roman. Mais je me souviens autant du thème de l´extrait que de la voix du lecteur, pleine d´émotion où le débit des phrases rivalisait avec le poids des mots et celui de leurs sens.

Un jeune homme révélait qu´il avait du sang noir. Qu´un de ses ancêtres avait connu une esclave. Qu´il était fils naturel.

La suggestion vient certainement d´abord du mot ou d´une image. Elle peut tout aussi bien venir d´une voix, qu´elle soit d´un acteur de talent ou d´un enseignant qui sache lire ; éventuellement d´un enseignant qui sache enseigner. Le bonheur d´un élève est à ce prix. Mon professeur lisait bien et je sentais dans sa voix et le choix de l´extrait l´effleurement d´une inquiétude indicible : pourquoi certains étaient-ils noirs et d´autres blancs ?

J´imagine aujourd´hui, sans aucune certitude, que l´extrait venait de Lumière d´août de William Faulkner, quand le métis que l´on peut prendre pour un blanc, Joe Christmas, révèle en caressant la hanche d´une serveuse plus âgée que lui : "J´ai du sang noir". Le texte ajoute :" Elle resta étendue, parfaitement immobile, mais d´une immobilité différente".

Mon professeur n´avait pas lu ces phrases du même ton que les phrases précédentes. Mais je voyais dans ses yeux le même regard que celui qu´il avait eu alors qu´il avait commencé sa lecture. Il pouvait certainement dire la phrase "J´ai du sang noir" sans la lire. Mais comment pouvait-on dire sans broncher qu´elle était " parfaitement immobile, mais d´une immobilité différente" ? Et comment l´écrivain pouvait-il ajouter : "Il ne parut pas s´en apercevoir" pour justement montrer que Joe s´était apercu que l´immobilité de la femme était différente ? Comment trois ou quatre mots pouvaient-ils faire passer l´épaisseur d´une vie qui remonte à plusieurs générations ? Comment faire qu´une suite de mots écrits puissent faire naître dans notre imagination de lecteur ou d´auditeur le piège de l´illusion ? Comment un enseignant pouvait-il lire en même temps le texte d´un autre, susciter l´écoute d´une trentaine d´adolesents et faire sentir ce que cette révélation d´un personnage de papier pouvait faire résonner en lui les fibres les plus intimes ? Ce n´était que quelques mots. Ce n´était qu´une voix. Mais je sens qu´il me faut garder cet instant. Je ne soupconnais pas alors qu´il reviendrait un jour. Est-il si opportun de chercher à l´exorciser ?

Le temps ne s´est pas arrêté pour autant au sortir de la classe, mais je sais que quelque chose se passe. Sans doute de l´ordre de "la douce acidité des oranges" éprouvé quelques mois plus tôt à la lecture de L´immoraliste de Gide.

Les jours s´enchaînent aux jours et je dois remettre à ce professeur une dissertation en anglais. La veille de la lui remettre, je me plonge dans la lecture des Illuminations de Rimbaud. Je lui remets à peine une demi-page qui n´a aucun rapport avec le sujet qu´il nous avait donné. En me la rendant dix ou quinze jours plus tard, je retrouve dans son regard et sa voix l´abime du "J´ai du sang noir" ;  à moins que ce ne soit celui de " l´immobilité différente. Mais il ne parut pas s´en apercevoir" . - " Comment  voulez-vous que je vous note ? Ce n´est pas ce que je vous ai demandé ? 10 sur 20 " Je ne réponds rien et baisse le regard.

La classe où je suis se dissipe. Reste le désir de restituer une voix de professeur lisant une page où un monde inconnu surgit de quelques mots. Comme aussi le désir de faire vivre le vertige qui émane de la perception de l´immobilité différente d´une petite serveuse blanche du Sud des Etats-Unis aux mots susurrés "J´ai du sang noir".

Que reste-t-il de ce vertige dans la page que je viens d´écrire ? Dans la maison vide où je trace ces mots, une voix dans la télévision allumée se laisse entendre en sourdine. Un changement de musique me dit qu´il est dix heures. Je cherche raisonnablement, en suspendant mon stylo, le mot qui pourrait me surprendre. Je suis au bord d´une page. Serait-ce que quelque chose existerait en moi ?

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