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17 décembre 2006 7 17 /12 /décembre /2006 05:41

Quand je suis arrivé en Norvège en 1972, j´avais presque trente ans et je n´avais jamais fait la cuisine. Chez moi, c´était ma mère qui la faisait, et quand j´étais étudiant, je mangeais au Restaurant Universitaire de Tours, c´est-à-dire le Restau U, ou même le RU, pour faire encore plus court. Quand j´ai commencé à travailler à Paris, je déjeunais au restaurant de l´entreprise. Mes repas du soir, quant à eux, étaient des plus sommaires.

[ "Kjøttkaker"= Boulettes de viande à la sauce brune ]

Arrivé en Norvège, j´ai tout de suite compris que la cuisine de ce pays n´était pas tout à fait  la même -- c´est un euphémisme -- que celle que j´avais l´habitude d´apprécier. Les habitudes alimentaires et culinaires des Norvégiens ont certes changé depuis 35 ans, et l´on trouve désormais aussi bien des mordus pour le nouveau plat national que constitue la pizza, que des partisans chevronnés de la "nouvelle cuisine" à la francaise où l´on trouve au milieu de son asssiette un malheureux morceau de boeuf braisé accompagné de deux haricots verts mal cuits, quatre petits pois et trois minuscules carottes qui, rose bonbon, égayent le tout à côté d´un coulis jaune verdâtre. La pizza a du mal à passer car elle est vous reste largement sur l´estomac, et l´addition du mets à la francaise aussi, car elle est souvent salée. Mais on ne peut arrêter l´évolution ni le progrès, et il est certain que la cuisine d´aujourd´hui, tant dans les restaurants que chez soi, indique clairement une ouverture sur le reste du monde autre que celle venant de la culture anglo-saxonne.

Il n´empêche que la cuisine traditionnelle existe toujours, et je suis plus indulgent aujourd´hui pour l´un de ces plats caractéristiques d´autrefois. Plus jeune, j´ironisais sur ce qu´on pouvait appeler "plat national", à savoir "Bouletttes de viande à la sauce brune", et ne manquais pas d´affirmer, péremptoire, qu´ une appellation aussi plate ne pouvait vous donner l´envie de le commander au restaurant ou de le faire chez soi. Et j´affirmais que si on l´avait appelé "Croquettes de boeuf à la sauce paysanne" voire "sauce grand-mère" il aurait déjà été plus avenant et sûrement de meilleur goût. J´ai quelque peu changé d´avis, même si je ne suis pas partisan à tout crin du retour à la simplicité et à la nature. Le progrès et les changements ont du bon. Il n´empêche que les excès inverses de la prétendue "nouvelle cuisine" me laisse fort perplexe.

J´utilise depuis 35 ans un livre de recettes de cuisine édité dans la collection des livres de poche intitulé "La Cuisine de Mapie". Il est tout disloqué, les pages maculées de graisse, et la tranche est en loques. Il ne dit rien sur le renne, les perdix des neiges ou l´élan, produits norvégiens, non pas nationaux, mais de fêtes pour les grandes occasions comme les mariages, les confirmations ou le 17 mai, jour de la fête nationale. Mais il ne dit rien non plus sur les "Boulettes de viande à la sauce brune". Cela ne m´empêche pas de continuer à l´utiliser. Mais certaines appellations me laissent pantois. Je ne prendrais qu´un seul exemple, celui de la page 262 : " Mousse de jambon apicius". Je sais bien ce que c´est que le jambon, surtout quand on connaît la chanson : "J´aime le jambon et la sauci-i-isse / j´aime le jam-bon / Quand i-i-il est bon ....". Mais qu´est-ce qu´une mousse ? Et qui est Apicius ? On comprend que la mousse, en lisant la recette, est un "débris de jambon maigre passé à la moulinette", autrement dit des restes de jambon blanc mal coupé. Mais Apicius ?

Le Grand Larousse encyclopédique en dix volumes précise qu´Apicius est le nom de quatre gastronomes romains. L´un vivait à la fin de la République; le deuxième, dont le nom se trouve en lettres capitales, MARCUS GAVIUS APICIUS, a vécu sous Auguste et Tibère. Il inventa de nouveaux mets et engloutit une fortune immense dans ses dépenses de tables. Un autre Apicius, qui vécut après Claude, a laissé un traité de l´art culinaire ( De re coquinaria ), où il évoque les festins de cet empereur. Le quatrième, contemporain de Trajan, inventa un procédé pour conserver les huîtres.

Le "net" est à la fois plus précis et plus succinct. Il parle peu du troisième, qui est celui qui a laissé l´un des premiers manuels d´art culinaire de l´histoire de  humanité ; mais il cite surtout Sénèque qui relate la mort peu banale du cuisinier d´Auguste et de Tibère. Il avait dépensé pour sa cuisine 100 millions de sesterces. Il était couvert de dettes. Il chercha à savoir ce qui restait de sa fortune. Il découvrit qu´il ne lui restait plus que 10 millions, et, écrit Sénèque "comme s´il eut dû vivre dans les tourments de la faim avec ses 10 millions de sesterces, il s´empoisonna. Quels devaient être sa corruption et son faste, alors que 10 millions de sesterces lui représentaient l´indigence." Sénèque a bien du talent d´arriver à assassiner d´une seule phrase la réputation d´un cuisinier de deux empereurs romains.

Mon livre de cuisine norvégienne précise que 5 à 6 minutes suffisent pour faire les "boulettes de viande, à la sauce brune" Je ne doute pas qu´on puisse les faire en si peu de temps, mais je me souviens davantage de la femme d´un de mes collègues, dans un chalet de montagne pas très loin de la ville de Røros, tout près de Alvdal pour être précis, qui nous a fait un dimanche d´été flambloyant des "boulettes de viande à la sauce brune". Elle a commencé par rouler de ses mains les petites boulettes de viande pour qu´elles soient bien consistantes. Elle les a ensuite assaisonnées de sel, de poivre fin et d´autres fines herbes que je n´ose nommer de peur que la recette ne soit dénaturée. Elle avait préparé dans une casserole une sauce brune à la couleur mordorée, un brun chaud avec des reflets dorés. L´odeur qui se répandait dans la pièce, uniquement faite de bois patiné par les ans, vous chatouillait les narines et vous faisait saliver d´impatience. Son mari Stig mettaient les couverts tout en conversant avec nous, tandis qu´elle s´affairait auprès de sa cuisinière. Mon fils aîné ne disait mot et suivait des yeux comme moi cette femme à son fourneau pour faire ce que nous n´aimions guère : "des boulettes de viande à la sauce brune", sachant que celles que nous avions mangées auparavant étaient d´un goût fade, coriaces, plus ou moins rassises, et qu´il fallait mâcher sans fin avant d´avaler le morceau que nous avions dans la bouche. Quant à la sauce, elle était souvent pâteuse, épaisse, compacte, et n´aidait en rien à faire passer la boulette de viande. Mais la femme de mon collègue ne pouvait deviner nos pensées. Elle continuait imperturbablement à préparer ses boulettes qu´elle venait de mettre dans la casserole où mijotait la sauce mordorée. Des pommes de terre non épluchées cuisaient dans une seconde casserole. Elle contrôlait leur cuisson à l´aide d´un couteau pointu à manche de bois. Elle remuait par ailleurs régulièrement les boulettes imprégnées de sauce avec une cuiller également en bois. Son savoir-faire était impressionnant.

Vint enfin le moment de se mettre à table. Elle éplucha alors promptement une à une les pommes de terre en robe des champs, les mit dans un plat creux et les saupoudra de persil haché et de fines herbes. Puis elle disposa les boulettes et leur sauce dans un autre plat creux, et nous pria avec un sourire de manger pendant que c´était chaud. Sur la table se trouvait déjà un pot de confiture d´airelles avec dedans une petite cuiller pour nous servir selon notre désir. Car selon la tradirion, "les boulettes de viande à la sauce brune" sont accompagnées de cette confiture, comme nous autres Francais pouvons acompagner une oie de cerises, un canard de fines lamelles d´oranges, un faisan de grains de raisin ou une selle de marcassin de confiture de groseilles.

Je suis incapable d´évaluer le temps qu´elle mit pour préparer ses "boulettes de viande à la sauce brune". Mais ce dont je suis sûr, c´est qu´il y avait dans ses gestes un tour de main que des cuisiniers de renom aurait pu envier. La fortune d´Apicius n´était pas nécesaire pour assaisonner ce plat que beaucoup considèrent ordinaire et des jours de la semaine. Le temps qu´elle mit pour le faire compte sans doute beaucoup pour expliquer le souvenir qu´il nous a laissé mon fils aîné et moi. La saveur gouteuse tout autant. L´hospitalité pas moins.

Je suis plus mesuré aujourd´hui dans mes critiques des cuisines traditionnelles ; je suis à l´inverse beaucoup plus sceptique devant un plat au nom ronflant comme par exemple "Mousseline de crabe avec son toast farci ". Je préfère sans conteste la simplicité bon enfant de "boulettes de viande à la sauce brune". Le grand Louis de Béchamel, grand cuisinier du grand Louis XIV du Grand Siècle, doit certes avoir notre reconnaissance d´avoir inventé la sauce béchamel, mais cette sauce n´est après tout qu´une sauce blanche.

En cette période de préparation de Noël et des fêtes de fin d´anné, n´avez-vous pas envie que je vous serve la recette du "lutefisk" que les dictionnaires traduisent par "morue séchée et lessivée dans la soude" ? La "rakørret" ( ou" rakaure" ), c´est-à-dire " truite fermentée" que certains, par mauvaise foi, traduisent par "truite pourrie", n´est pas plus spéciale que le gibier faisandé. Et le "gammalost", "vieux fromage" à base de lait écrémé aigre, pas plus singulier que la cancoillotte, fromage de Franche-Comté, à pâte molle et fermentée, dont l´odeur gêne plus d´un Francais. Les mots pour dire la cuisine ont certes leur importance. La rusticité de certaines recettes n´empêchent en rien qu´on puisse apprécier le savoir-faire des vieilles générations. Ni la succulence de quelques plats dits traditionnels.

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