[ Tarjei Vesaas II ] : Il est des écrivains comme des êtres; certains sont sans grands mystères. D´autres au contraire se laissent difficilement approcher. Ainsi Tarjei Vesaas, décédé en 1970 à l´âge de 73 ans, alors qu´il se trouvait depuis trois ans sur la liste des nobélisables.
Il est surtout connu, du moins en France, pour ses romans. Sa poésie, cependant, est loin d´être seconde; elle est même essentielle. Il est heureux que quelques éditeurs francais courageux osent briser le silence. (Cf. le lien : Poésie - Pôles Nord ). Ce n´est pas seulement combler un impardonnable oubli, c´est reconnaître que la poésie de Tarjei Vesaas est en réalité la clef de voûte qui donne à l´ensemble de son oeuvre littéraire sa force et sa pureté.
Il est admis, pour parler vite, que Tarjei Vesaas écrit en néo-norvégien. Il serait plus juste d´avancer qu´il s´exprime en norvégien dialectal du Telemark, dans lequels les sonorités si particulières ne cessent d´étonner.
À part quelques poèmes de jeunesse, c´est à l´âge de 49 ans, en 1946, que Tarjei Vesaas publie son premier recueil de poésies au titre révélateur de Kjeldene ( = Les Sources ). Suivront, en dix ans, quatre autres recueils. Puis, après une période de quatorze ans où paraîtront quatre romans essentiels et des nouvelles non négligeables, il publiera l´année de sa mort, en 1970, un dernier recueil au titre qui chante la vie : Liv ved straumen ( = Vie au bord du courant ). Il n´est pas indifférent qu´il se soit consacré essentiellement à la poésie l´année même de sa disparition.
Des six recueils que rend abondamment compte Lisières du Givre traduit par Eva Sauvegrain et Pierre Grouix ( et dont j´ai commencé, dans ce blog, à parler - en donnant à ma contribution un titre aussi anodin que possible : Petits canards vers le nord ... - ) je me contenterai aujourd´hui de la sélection des poèmes du troisième recueil de Tarjei Vesaas paru en 1949 Lykka for ferdsmenn ( = Le Bonheur pour les voyageurs ) ; - non sans risquer de revisiter une traduction.
La guerre et ses ténèbres, qui avaient tout à la fois ébranlé et renouvelé de fond en comble la prose et les deux premiers recueil de poésies de Tarjei Vesaas, s´éloignent lentement. Nous sommes en 1949. Tarjei Vesaas a 52 ans. Le Bonheur pour les voyageurs n´est plus directement imprégné, comme le précédent recueil de 1946 Leiken og Lynet ( = Le Jeu et l´Eclair ), des événement mondiaux les plus marquants; - et que les traducteurs ( ou l´éditeur ) de Lisières du Givre ont supprimés. Le recueil n´en est pas moins grave. La désespérance n´est pas totalement absente, mais détachée de l´actualité la plus tangible. À vrai dire, si le mot bohneur est dans son titre, c´est plutôt le rêve qui irradie tout le recueil, à condition de donner au rêve autant les sens d´aspiration, de croyance que d´espérance, d´amour, - et de désir pas toujours assouvi, comme dans le premier poème qui ouvre le recueil LÀ OÙ LA FLAMME BRÛLAIT : Près du long chemin gris, / les cendres d´un feu éteint / et les traces d´un départ / dans la poussière et la chaleur. // Rien d´autre. / Mais la flamme qui brûlait / dans le cercles des voyageurs / a disparu seulement de leur regard / en un désir non assouvi. // Ils sont partis pour un rêve, / et ont pu tout donner, / et ont dû aller plus loin dans leur quête, / et dire leur tourment. / Et le feu a continué de brûler / par tous les horizons, / pendant que de nouveaux chercheurs creusent dans les cendres, / et dans le sol sous les cendres. / Et le rêve est ce qui est le bonheur, / pour les voyageurs." [ Poème que j´ai retraduit ]
À vrai dire, comme l´affirme Régis Boyer dans le no 25 - 26 que la revue Plein Chant a consacré en 1985 à Tarjei Vesaas, ce n´est pas tant le non-dit, l´allégorique, le métaphorique ou le symbolique qui importent dans l´oeuvre tant poétique que romanesque de Tarjei Vesaas, mais ce qui résiste dans ce qui est simplement dit.
AVEC CELA SE CONSTRUIT UN CHEMIN
Tout soupcon de rêve
glissera au loin vers l´oubli,
mais pas avant que les pierres
ne se retournent dans les pierriers.
Un coeur sans amour
existera un jour,
mais pas avant que les rivières
ne coulent vers l´amont.
Une main qui n´a pas besoin
d´autres main
est peu probable.
Nous ne la verrons jamais.
Traduction : Eva Sauvegrain et Pierre Grouix.
L´écriture poétique de Tarjei Vesaas, dans ce troisième recueil, tente simplement d´affonter le réel d´une vie sans pourtant gommer l´angoisse d´être homme. La vie, comme le sang qui coule dans les veines, n´est autre qu´un courant , comme l´affirme le dernier poème du recueil Le bonheur pour les voyageurs :
HEUREUSEMENT
Rouge
est le sang de tes veines
à l´heure la plus sombre.
La sève vitale
se prépare jour et nuit
dans un jour las à mourir.
Heureusement, à travers,
filent de grandes lois,
filent de profonds courants.
Vie,vie,vie -
qui chante là ?
Tous ceux qui ne sont pas morts
la chantent en route
à travers les cols brumeux
jusqu´au plus profond d´eux-mêmes."
Traduction : E. S. et P. G.
( à suivre )