Cher Papa,
J´étais hier soir 02 Octobre 2008 au vernissage d´une très belle exposition de peinture consacrée au peintre suisse Paul Klee au Centre d´Art Contemporain International Henie Onstad d´Oslo. Le cadre dans lequel est situé ce musée est magnifique, car il se trouve dans un superbe parc naturel au bord du fjord, à dix douze kilomètres du centre ville.
[ Fleur tropicale, 1920 ]
Je ne sais si tu connais cet immense peintre. Sache qu´il se définit simplement
"peintre-poète". Il n´est pas non plus indifférent de savoir que c´est lui qui a écrit : "L´art ne restitue pas le visible, il rend visible". Cette phrase, Nathalie Sarraute la fait sienne, mais elle n´oublie pas de signaler qu´elle la tient de lui. Les grands savent ce que signifie une reconnaissance de dettes.
En ce jour du 03 Octobre, l´automne est plus présent que jamais. Le soleil a refait aujourd´hui son apparition . Les journées de pluie sous formes d´averses ou de saucées des jours précédents ne sont pas oubliées ; ni les vents de forces diverses qui ont soufflé. Mais le ciel aujourd´hui est plus calme, comme s´il cherchait à prévenir qu´aucune catastrophe ne menace nos têtes. La terre, regorgée d´eau, permet simplement à chaque plante, à chaque arbre, à chaque fleur aussi, ainsi qu´ au moindre brin d´herbre, de se préparer à supporter les premiers jours de givre ; puis les jours de frimas ; puis de gel ; puis de grésil. Et puis encore après, la neige, qui finira bien par tout recouvrir.
Ce n´est pas à toi que j´apprendrai qu´il n´est pas simple d´être Blumen im Schnee.
À cette exposition hier, j´y ai vu pour la première fois une toile que je ne suis pas près d´oublier. Elle est datée de 1933. Je n´ai pas noté le titre anglais que les responsables de l´exposition lui ont donné. Il n´y a aucun titre allemand. Le titre norvégien est très simple : lidende frukt. Autrement dit : fruit qui souffre. C´est un fruit un peu boursouflé, à la paupière fermée, d´où perle, à peine perceptible, quelques points de couleur rouge.
Si je tiens tant à t´écrire aujourd´hui, c´est que nous sommes le lendemain d´un 02 octobre dont tu dois te souvenir. Je crois bien qu´il doit y avoir tout près du camp où tu as été transféré - ou du moins aux alentours immédiats - une forêt. J´ignore le temps qu´il faisait alors quand tu es arrivé avec 209 autres détenus. Mais j´ai pensé qu´en cette journée épanouie d´automne, le tableau Skog ( = Forêt ) du peintre norvégien Edvard Munch devrait te faire plaisir.
J´ignore ce que peuvent être les essences d´arbres qui t´entourent. Je n´en citerai donc aucun. Mais je peux m´imaginer qu´il y a des tons ocres, verts et tavelés qui se mêlent au vert pomme, émeraude, tilleuil ou même oignon. Ou encore que le vert bleu de l´avoine aurait pu côtoyer le vert gris de seigle. Mais il est probable que ton horizon devait se limiter aux verts des pins, des sapins ; et des verts jaunissant des bouleaux.
Je ne peux m´empêcher de rêver. N´y avait-il pas non plus quelques mirabelliers ?
Je peux m´imaginer que tu pensais aussi aux tiens. Je joins donc à cette lettre la reproduction d´un autre tableau.
Il est de Chagall.
Il a pour titre Nu aux fleurs.
Je t´embrasse très affectueusement,
Ton fils Bernard