Pour qui veut approfondir sa connaissance de l´oeuvre poétique de Paul Celan, l´essai que Jean-Michel Maulpoix vient de lui consacrer est essentiel. Il s´agit de Choix de poèmes de Paul Celan, (Foliothèque, 2009, 226 pages, 9,60 €). Il s´appuie sur le choix que Paul Celan lui-même avait effectué en 1967, et que la collection Poésie / Gallimard avait repris avec, comme traducteur et présentateur, Jean-Pierre Lefebvre.
L´intérêt de cet essai est majeur car il explique en termes simples mais non réducteur la poésie difficile et souvent qualifiée d´hermétique de Paul Celan. Il reprend tout de A à Z et notamment les données largement autobiographiques qu´on ne peut ignorer : la naissance en 1920 à Czernowitz en Bucovine, alors rattachée à la Roumanie ; sa judéité ; la langue allemande venue de la mère ; la mère assassinée par les nazis ; la date du 20 janvier, qui renvoie à la conférence de Wannsee et "la solution finale de la question juive" en 1942, mais aussi au début de la première phrase de la nouvelle de Georg Büchner, Lenz ; le travail forcé au cours duquel il dut, pendant des mois, creuser, creuser et creuser ; les rendez-vous manqués avec Adorno et Heidegger ; l´infâme calomnie de plagiat orchestrée par la femme d´Ivan Goll ; l´importance de certaines lettres-poèmes ; la maladie et le délire. Mais plus encore que le rappel de ces données autobiographiques, relativement bien connues aujourd´hui, ce qui rend cet essai si précieux, c´est que Jean-Michel Maulpoix analyse avec pertinence en quoi certains mots de la poésie de Paul Celan, relativement peu nombreux, sont pourtant essentiels car ils ouvrent à des motifs récurrents qui, de poème en poème, tissent des liens de plus en plus complexes. Ils sont ce qu´il appelle des "points nodaux". Ainsi, par exemple, "cheveux" qui, devenus "bleus" et "de cendre", évoquent la couleur prise par les corps gazés ; ainsi "l´oeil bleu", qui n´est plus l´archétype lyrique de la naïveté et de la pureté, mais l´oeil froid du meurtrier. Ainsi également de la "rose", du "coeur", de l´"amande" et plus encore de la "mandorle", amande mystique dans laquelle apparaît le Christ de majesté du Jugement dernier, et qui, pour Celan, contient le néant.
À titre d´exemple de complexification constante, de creusement et de réfection du langage qui excluent tout recours au lyrisme éplorant, je donnerai un court extrait. Il est tiré du poème "Strette". Il clôt le recueil paru en 1959 "Grille de parole" qui recourt à l´obscurité et qui, pour Paul Celan, est source de vérité. Ce terme désigne la partie terminale d´une fugue dans laquelle les entrées de sujet et réponse sont de plus en plus rapprochées. Le poème entier est relié au film d´Alain Resnais Nuit et Brouillard qui date de 1956. Entre l´ombre des bombardiers d´Hiroshima et la fumée des camps d´extermination, se profile la "table de mesure", planchette topométrique des géomètres et qui, pour Jean-Pierre Lefebvre, connote les "technologies de l´inhumain". Ces explicitations, loin d´aplatir le poème, lui donnent une densité plus grande. Elles permettent de mieux comprendre que la poésie de Paul Celan est toute autre chose qu´une plainte ou un chant de consolation : elle est un devoir de mémoire ; et si de surcroît, elle apporte quelque apaisement, c´est de rendre justice en excluant tout lyrisme larmoyant.
Déferlé, déferlé.
Et --
Nuits, dé-mêlées. Cercles,
verts ou bleus, carrés
rouges : le
monde dans la
partie jouée avec les heures nouvelles
mise ce qu´il a de plus intime. -- Cercles,
rouges ou noirs, carrés
clairs, pas
d´ombre de vol,
pas
de table de mesure, pas
l´âme de fumée qui monte et se joint au jeu.