D´Ossip Mandelstam (1891-1938), Tristia et autres poèmes, choisis et traduits du russe par François Kérel (Poésie/Gallimard, (1982), 2005), est poignant de bout en bout car la plainte et l´inquiétude sont présentes à chaque instant, et ce, dès son premier recueil La Pierre alors qu´il a juste dépassé vingt ans :
Les feuilles au souffle confus,
Le vent noir les fait frissonner
Et l´hirondelle frémissante
Trace un cercle dans le ciel sombre.
(1911)
Tristia, en se référant à l´exil d´Ovide, l´est plus encore.
Jeté, comme une bouteille à la mer, tel Les Tristes d´Ovide alors que ce dernier gagnait, contraint, les bords de la Mer noire, la plainte d´ Ossip Mandelstam se fait angoisse. La Révolution russe n´y est pas ignorée, mais elle est surtout crainte et cruauté et non grandeur assurée. Saint Petersbourg y est certes plusieurs fois présente, mais il lui semble qu´elle vit sa fin :
Dans le vide effrayant la flamme vagabonde.
Une étoile peut-elle ainsi pâlir ?
Etoile transparente, ô ! flamme vagabonde,
Ton frère, Pétropol, va mourir.
(1918)
Ossip Mandelstam, tragique ironie du sort, est comme déjà "en étrange pays dans son pays lui-même". Acméiste. il chante avec nostalgie la culture universelle, qu´elle vienne de Grèce, de Rome, de Villon ou de Racine ; ou encore, des voûtes ogivales des cathédrales gothiques :
Du gouffre de cristal vertigineux à-pic !
Les monts terre de Sienne intercèdent pour nous,
Des rocs déments les cathédrales acérées
S´accrochent dans les airs où sont laine et silence.
(1919)
Puis, plus poignant encore, le désespoir, quand Ossip Mandestam se sait isolé ; mais il ne cesse pour autant d´être novateur tout en se voulant classique. Ce sera Poèmes, 1921-1928 :
Impossible de respirer, et le firmament grouille de vers,
Et pas une étoile ne parle, mais Dieu m´entende,
Il y a la musique au-dessus de nous,
La gare frémit du chant des Aonides,
Et l´air des violons déchiré de sifflets
De locomotives, est à nouveau soudé.
(1921)
Suivront alors quelques poèmes "civiques", pour la plupart non publiés de son vivant, dont le fameux "distique sur Staline", lu à quelques uns en 1934, mais qui, remontant jusqu´au "Montagnard du Kremlin", fut la cause de sa première arrestation. On peut en lire une version en se reportant au billet que Pierre Assouline a récemment écrit pour rendre compte du dernier ouvrage de Robert Littell L´Hirondelle avant l´orage et qu´il a appelé L´épigramme que Staline fit payer à Mandelstam.
Viendront pour finir les derniers vers avec Cahiers de Voronèje, 1935-1937. Traqué, proscrit, Ossip Mandelstam est plus que jamais un homme seul. Sa détresse, matérielle et morale, est totale. Son inspiration est cependant loin d´être amoindrie ; elle est même chant :
Je ne suis ni cassé, ni volé
Mais seulement démesuré - déboussolé,
Mes cordes sont tendues comme la Chanson d´Igor,
Et dans ma voix, après l´asphyxie,
Résonne la terre, ma dernière arme,
La sèche moiteur des hectares de terre noire.
(Mai-juin, 1935)
Ce recueil, admirable en tous points, est précédé d´une remarquble préface signée François Kérel. Le tout est à lire et relire, en ce mois où le printemps revit.
Liens complémentaires possibles :
- Ce peu de bruits de Philippe Jaccottet
- Yves Bonnefoy lecteur de Paul Celan