Dans ma présentation du roman Le liseur de l´Allemand Bernhard Schlink intitulée l´amour et le destin d´une génération, j´avais introduit un long passage sur les réponses insatisfaisantes d´un père à des questions qu´un fils n´avait pas vraiment posées, car il ne savait comment aborder son père ni comment formuler ses questions : quelle attitude fallait-il adopter devant les actes criminels que les êtres que l´on aime avaient accomplis pendant la Seconde Guerre mondiale ? Faut-il les condamner ou faut-il chercher à les comprendre ? Peut-on encore aimer quand on a compris et condamné ? Je l´avais supprimé car il me semblait secondaire dans la trame générale du roman. Réfexion faite, j´en suis moins sûr aujourd´hui. Il me faut donc y revenir. [ Photo ci contre : Croisée des chemins ]
Le caché transparaît dans la manière dont il cherche à se cacher est une phrase dans Tristes Tropiques de Claude Levi-Stauss que j´ai lue à 22 ans et que je n´ai jamais oubliée.
Une génération entière d´Allemands ne pouvait ignorer les atrocités que l´on infligeait aux Juifs pendant la guerre. Le Tambour de Günter Grass le dit clairement. Ses aveux tardifs sur son engagement à l´âge de 15-17 ans dans les Waffen-SS, mais soigneusement cachés soixante ans durant, montent pour le moins qu´il n´était sans doute pas aussi naif qu´il veut bien nous le faire croire. La gêne de ceux et celles qui sont nés après 1945 à la révélation des crimes allemands, montrent qu´ils auraient bien voulu qu´on les oublie, comme certains pères qui fermaient les yeux auraient voulu que l´on pensât à autre chose que de faire des procès.
Dans le roman Le liseur, le procès auquel le héros assiste en tant qu´observateur et étudiant en Droit, reconnait dans l´une des accusées la femme de vingt ans plus âgée que lui qui l´a initié à l´amour sept ans auparavant, et qui exigeait un rituel immuable pendant les six mois qu´ils se sont connus : lecture à haute voix, prendre une douche ensemble, faire l´amour. La fin du procès approche. Il a compris le terrible secret qu´Hanna cache à ses juges accusateurs, et qui explique pourquoi Hanna préfère passer pour plus coupable qu´elle n´est, plutôt que d´avouer sa honte aux yeux de tous. Michaël hésite sur l´atitude à adopter. Que peut-il faire pour l´accusée ? Est-il judicieux de prévenir les responsables du procès ? Il se décide à rechercher le conseil de son père.
Son père n´est pas d´un abord facile. Professeur de philosophie, il s´enferme la plupart du temps dans son bureau, sans doute, remarque Michaël, parce que son père ne savait que faire des sentiments que ses enfants lui manifestaient. Pour survivre et nourrir les siens, son père, - après avoir été privé de son poste de maître assistant de philosophie pour avoir annoncé au début de la guerre un cours sur Spinoza, - avait dû travailler jusqu´à la fin de la guerre comme responsable dans une maison d´édition spécialisée dans la publication de cartes et de guides de randonnées pédestres. En tant que philosophe, - car il est certain que c´est le philosophe que son fils vient consulter -, il est désolé de ne pouvoir l´aider. "En tant que père, être incapable d´aider ses enfants est une expérience quasi intolérable".
Michaël a alors le sentiment que son père aurait pu l´aider davantage. Il sent aussi que son père devait en avoir conscience ; qu´il aurait pu consacrer plus de temps à ses enfants ; qu´il savait même comment il aurait pu aider. Mais son père s´était levé, non pour clore l´entretien, mais, se tenant les reins de ses mains, parce qu´il avait besoin de soulager son dos qui lui faisait mal. Le père assure alors au fils, en le regardant : "Reviens quand tu veux". Le chapitre s´achève par un laconique : Je ne le crus pas et je fis signe que oui.
Hanna, l´accusée aimée, cache sa honte. Le père philosophe cache sa gêne. Les deux se taisent. Que faut-il privilégier dans le non-dit du second ? La gêne d´un père ? Son embarras de philosophe ? Ou le silence du citoyen ayant su bien plus tôt qu´on ne l´ait dit les crimes perpétrés envers les Juifs ?
Pour Pierre Assouline, Le liseur est d´abord un roman sur la trahison, l´oubli et la fidélité. Il est aussi, estime-t-il un livre sur l´ambiguité. Il est sans doute aussi, je crois, un roman sur la honte d´avoir fermé les yeux puis de s´être tu alors qu´on savait. Il admet dans une humilité qui l´honore, que Le liseur a été le déclencheur de La Cliente, son premier roman, - roman sur la délation des Francais pendant la Seconde Guerre mondiale. Il va de soi que le biographe qu´il est ausssi signale ses sources qu´il appelle des reconnaissances de dettes quand il écrit ses Eclats de biographies. Il souhaiterait que les romanciers d´aujourd´hui fassent de même pour les oeuvres qui s´appuient ouvertement sur la consultation systématique d´enquêtes historiques ou même d´archives, quelles soient inédites ou non, afin de permettre au lecteur d´avoir, s´il le souhaite, recours aux sources. Il pense en particulier au Goncourt 2007 de Johathan Littell Les Bienveillantes. Après tout, pourquoi pas ? J´ai osé donner mon propre petit point de vue. Il me semble cependant qu´une reconnaissance officielle de dettes ne rendra jamais totalement compte de ce qui peut sourdre de l´inconscient, et ressurgit, sans que l´on sache vraiment pourquoi, après quelquefois de très nombreuses années de latence.
Pierre Assouline affirme qu´il ne sait pourquoi Le liseur a déclenché chez lui le désir d´écrire un premier roman sur la honte et la délation. Il affirme en même temps qu´il a retenu à jamais la phrase du père de Michaël sur l´expérience intolérable d´un père de ne pouvoir aider ses enfants. Il me semble que ses deux affirmations sont totalement contradictoires. On ne peut pas ne pas savoir pourquoi on écrit La Cliente après avoir lu Le liseur et se souvenir à jamais de l´aveu terrrible d´un père, même de roman. D´autant que de ne pouvoir aider son fils n´est pas seulement pour le père de Michaël une expérience intolérable, c´est une expérience quasi intolérable. Avec ce quasi que Pierre Assouline passe sous silence, n´est-ce pas, pour le père du roman, laisser entendre au fils qu´il a compris pourquoi il est venu, mais qu´il préfère retourner à ses chers philosophes et esquiver un début de réponse qui engagerait son fils autant que lui ?
Quant à moi : revenir si longuement sur cette phrase d´un père aujourd´hui n´est évidemment pas anodin. Surtout après avoir évoqué certains silences et des non-dits, un manque irrémédiable, un ressassement lancinant autant qu´irritant ; et même écrit une première lettre puis une seconde à un père qui ne peut évidemment répondre. Il s´agit du désir pas si inavoué que cela désormais : écrire un livre nécessaire.