[ 15 ] - La Garçonne de Victor Margueritte est un roman qui a fait scandale dès sa parution en 1922. Il se trouvait dans la bibliothèque de mon père avec d´autres ouvrages qui n´avaient en rien l´allure de livres brochés. Il était très mince et ressemblait à une revue bon marché. La page de couverture était criade à souhait ; il était impossible de ne pas être attiré par l´illustration : une femme jeune aux cheveux très courts à la Jeanne d´Arc, avec une attitude non pas vraiment lascive, mais sensuelle, et au regard impertinent. Il était avec d´autres dont L´immoraliste de Gide, - également illustré d´un beau jeune homme efféminé au regard langoureux. Je les ai découverts quand ma mère et moi avons dû déménager du second étage au premier du 14 rue Beaugrenelle à Paris. Ma mère a alors eu ce commentaire laconique : " Un livre qui a fait scandale". Je n´en ai pas su davantage, n´ai posé aucune question, et l´ai rangé avec les autres volumes de même format. Ma mère n´a jamais été prolixe avec moi, sur ce sujet encore moins qu´un autre. Je n´avais que 16 ou 17 ans.
Il y a un ou deux mois, j´ai volontairement cherché sur le net quelques renseignements sur cet écrivain dit "à scandale", mais largement oublié aujourd´hui. Les quelques paragraphes trouvés sur lui ont suffisament éveillé mon attention que j´ai commandé La Garconne. Je l´ai lu d´un trait. Il se lit donc bien. Que retenir aujourd´hui de ce roman dont on a tant parlé au lendemain de la Première Guerre mondiale ?
L´édition que je possède est précédée d´une "Lettre ouverte de Monsieur ANATOLE FRANCE à la Légion d´honneur" qui envisageait de rayer Victor Margeritte des cadres de ladite Légion. Ce que la Légion d´honneur a fait effectivement. La lettre d´Anatole France, tout académicien qu´il était, n´a donc servi à rien. Il faisait pourtant référence aux malheureux procès intentés en 1857 à Gustave Flaubert et Charles Baudelaire pour avoir écrit Madame Bovary et Les Fleurs du Mal. Il priait instamment La Légion d´honneur de ne pas tomber dans une erreur comparable à celle du passé en privant un auteur aussi reconnu et apprécié de sa décoration. Fort bien. Mais qu´en est-il aujourd´hui du roman lui-même ? Mérite-t-il d´être relu et de sortir des oubliettes de l´histoire littéraire ? Pas vraiment. Littérairement, il ne me semble pas valoir grand chose. Il se lit cependant facilement. Il représente indirectement un moment non négligeable dans la prise de conscience de l´émancipation des femmes qui avaient joué un rôle économique si important pendant la guerre pour remplacer les hommes mobilisés. Il est aussi une bonne indication de ce que pouvait susciter l´indignation de la bonne bourgeoisie de l´époque. Lire La Garçonne était évidemment plus facile que de suivre les premiers écrits littéraires iconoclastes et vraiment novateurs des Surréalistes qui dénonçaient l´hypocrisie des moeurs et voulaient rénover le langage.
Les premiers chapitres sont bien enlevés. La fin est d´un conventionnel sans nom : "La garçonne orgueilleuse se retrouvait femme, et faible, devant la grandeur du véritable amour" . L´acné de Mademoiselle était passée.
L´action véritable se situe juste après la fin de la Première Guerre mondiale. Le père de l´héroïne est un profiteur de guerre. Il a gagné des millions à fabriquer des explosifs. Depuis la paix, ses affaires sont moins florissantes. La mère "n´avait, à cinquante ans, qu´un but. En paraître trente" . Monique a dix-neuf ans, l´âge du siècle et des années folles. Son père lui a trouvé un bel homme arrivé encore assez jeune qui pourra sauver son entreprise qui périclite. "Tu sais, l´auto ! Même si Lucien n´en avait pas, j´aurais autant de plaisir à l´épouser." Monique est donc si sûre de son amour et des sentiments que lui porte Lucien qu´elle se donne à lui par amour une semaine avant le mariage. Mais deux ou trois jours après, elle découvre que les rumeurs qui couraient sur son futur mari étaient fondées. Son Lucien continuait à voir et à entretenir une maîtresse. De dépit, elle couche avec un Monsieur qui l´aborde dans la rue. Elle ne saura de lui que son prénom. Elle avoue le tout à sa mère, puis à son père, malgré les conseils pressants de sa mère qui essaie de lui faire comprendre qu´il est important pour une femme de son rang de savoir garder pour soi certaines choses. Mais Monique est une femme libre : elle déclare donc qu´elle ne se mariera jamais. Elle rompt avec Lucien, et revendique aussitôt pour elle-même la même liberté de moeurs que les hommes : le droit de mener sa vie amoureuse avec autant d´incartades qu´un homme peut avoir avant et après le mariage. D´où le titre du roman : La Garçonne. Elle aura ainsi beaucoup d´amants d´un jour ou de quelques semaines, rarement de plusieurs mois. Elle aura aussi des expériences avec des femmes, et ne manquera pas de fréquenter quelques boîtes à la mode pour fumer de l´opium à coté d´autres qui s´adonnent à la cocaïne. Entre temps, elle aura acquis un nom comme décoratrice, et le tout Paris fréquentera son magasin de la rue de la Boëtie. Jusqu´au moment où elle trouvera le parfait amour qui fera d´elle une épouse exemplaire et dévouée. La fin du roman laisse un doute sur sa possibilité d´avoir des enfants. J´ai peut-être lu trop vite. Il semble qu´elle ne peut pas en avoir. Mais elle pourra toujours en adopter. L´honneur de mère est donc sauf.
Quelques passages du roman mentionnent Herr Professor Freud qui nous donne à voir le contenu de son pot de chambre, d´autres plus subtils, font allusion à Ibsen avec Une maison de poupée et les Revenants. D´autres, encore, assez récurrents, ont quelques relents d´antisémitisme, de racisme et de xénophobie.
Flaubert avait soufflé à son défenseur que son héroïne était devenue adultère parce qu´elle avait reçu une éducation au dessus de sa condition ; que ses lectures de petits romans à l´eau de rose et des vers de romantiques attardés lui étaient montées à la tête. Victor Margueritte met en avant dans une "Note de l´auteur" après le 150e mille ( le roman aura en tout 655e mille) que "c´est de parti-pris" qu´il a fait son héroïne "une femme riche (...) parce que sa fortune, comme son éducation, est une condition de sa chute". Reste que Madame Bovary continue à la fois d´ être lu au premier degré et comme le premier roman de la littérature moderne que les chercheurs et les universitaires du monde entier explorent encore. La censure du temps de Flaubert aurait bien voulu que l´auteur de Madame Bovary retire la phrase : "Emma retrouvait dans l´adultère toutes les platitudes du mariage" (III, vi). Je n´ai pas trouvé dans La Garçonne de Victor Margueritte une phrase analogue qui puisse susciter une désapprobation qui pourrait encore faire frémir les bien pensants d´aujourd´hui. Les moeurs ont évolué. La phrase de Victor Margueritte ne peut en rien être comparée à celle de Flaubert ou de William Faulkner : il ne recrée pas comme eux le monde à chaque phrase. Mais ce roman est plaisant à lire. Il montre de quoi on devait parler à l´époque si l´on voulait montrer qu´on était au courant du dernier livre à succès, scandale ou non. A défaut de lire autre chose. ( ... / ... à suivre, cf. 16 ).