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27 octobre 2007 6 27 /10 /octobre /2007 08:31
Cher Papa

Voilà bien longtemps que je ne t´aie écrit. Cela ne m´empêche pas de penser à toi pratiquement tous les jours. Mais il est aussi important que je vive ma vie de jeune retraité qui est désormais la mienne. J´occupe donc autant mon esprit de nourritures terrestes que spirituelles. Je lis, j´écris,  je vais quelquefois au cinéma , mais je fais aussi régulièrement  mes courses. Je n´oublie pas de faire le ménage et plus encore d´entretenir mes deux petits jardins devant et derrière ma maison. De bonnes connaissances m´encouragent  souvent à faire des promenades deux ou trois heures plusieurs fois par semaine dans la campagne environnante, mais j´avoue que cela ne m´intéresse guère. Me promener seul m´ennuie. J´entretiens peut-être mal mon corps, mais je ne le néglige pas pour autant. J´adore faire la cuisine, et mon hygiène est saine et régulière. Pour citer l´un des maîtres d´Anouilh, il faut manger pour vivre et non ... point.

J´ai commencé à lire l´énorme roman Les deux étendards de Lucien Rebatet dont je t´ai parlé dans ma lettre précédente. Je l´ai recu il y a six ou sept semaines. Les deux premières pages m´avaient immédiatement accroché. Mais les quelques 120 pages que j´ai lues sur les 1.100 au total sont assez fastidieuses. Cet écrivain est d´un bavard sans nom. Il écrit certes très bien, sa culture est très grande et ses inventions langagières et verbales dans les répliques de ses personnages sont nombreuses. Il utilise avec humour et ironie narquoise l´argot des potaches et étudiants de l´époque. Il n´empêche que ces 120 pages ne m´accrochent pas. Ce qui explique pourquoi j´ai lu plusieurs autres livres entre-temps. Sans doute pour deux bonnes raisons. Rebatet fait beaucoup trop parler ses jeunes gens de 18-20ans qui sont Michel le narrateur et Guillaume, ainsi que Régis, qui deviendra bientôt un protagoniste important ( si j´ai bien compris ). Ils discutent sans cesse de tout avec une assurance incroyable. Tout y passe : la découverte du plaisir facile à Paris, la littérature d´avant-garde, conformiste ou reconnue, la peinture, la philosophie, et bien sûr La Musique, notamment celle de Wagner et de Stravinsky. Rebatet ne pourrait être lui-même sans parler de musique. Chose curieuse, ses héros ne parlent pas de politique. Cela doit autant venir de Stendhal que des années que l´écrivain a passées en prison à la Libération. Mais on sent bien dans les dialogues entre les jeunes gens que Rebatet est contre le parlementarisme et la démocratie qui, pour ses héros, sont défendus par les médiocres. 

Je ne connais pas la fin exacte du roman. Mais j´en connais le thème, - si j´ai bien compris la page quatre du roman -, l´amour mystique de Régis et de sa fiancée Anne-Marie qui veulent tous les deux consacrer leur vie à Dieu malgré leur attirance physique réciproque qu´ils surmontent ;  ce qui exalte l´amour intense de Michel pour Anne-Marie qui rompra ses voeux pour rejoindre Michel, celle-ci étant tombée amoureuse de l´amour que Michel lui porte. Ce sera un échec total. C´est, sans doute, autant ce thème que les palabres incessantes entre les protagonistes, qui me gênent. L´amour mystique et l´amour de Dieu sont totalement en dehors de mes préoccupations quotidiennes. Si Rebatet est au purgatoire aujourd´hui, c´est bien sûr avant tout à cause de son pamphlet Les décombres que ceux qui le connaissent considèrent un livre odieux, , mais aussi à cause des longueurs et du thème lui-même : l´amour mystique. Je n´ai pourtant pas l´intention d´abandonner ma lecture. Mes priorités terrestes et spirituelles actuelles sont, heureusement, toutes autres.

Ce roman a été publié en 1951. Tu ne peux donc, cher Papa, le connaître. Je ne sais si tu as lu le pamphlet Les décombres de Lucien Rebatet. Mais tu ne peux ignorer son nom et son soutien plus qu´actif sous l´Occupation et son rôle dans la Collaboration avec les Nazis. Il a pourtant été grâcié et non exécuté comme Robert Brasillach qu´Anouilh a cherché à sauver. Toi qui aimais lire la grande littérature, aurais-tu acheté ce roman de 1.100 pages que l´on a dit grand dès avant sa parution comme l´a affirmé Albert Camus ?

A part cela, j´ai lu presque d´un trait La Garconne de Victor Margueritte qui se trouvait dans ta bibliothèque que j´ai jetée. Je l´ai lu en deux ou trois jours après l´avoir recu par la poste. La remarque laconique de Maman disant "un livre à scandale" m´était restée. Je comprends que ce roman ait suscité un débat dans la société bourgeoise du début des années 1920. Mais parler de scandale dépeint davantage le côté étriqué de l´époque qu´autre chose. C´est facile à lire et rempli de poncifs alléchants, sans plus. L´antisémitisme, la xénophobie et le racisme rampants sont particulèrement déplaisants. La fin est totalement ridicule et d´un conformisme affligeant : la garconne finit par découvrir l´amour et sa féminité de femme avec un grand A et un grand F ; elle consacrera sa vie qui s´ouvre devant elle à être une épouse dévouée, fidèle et exemplaire. C´est d´une ineptie sans nom quand on a lu tous les excès qu´elle s´est permise tout au long du roman. Je ne sais si on parlait en 1922-1923 de "happy end" pour parler de fins conventionnelles de beaucoup de films américains, mais cette fin est d´une tristesse autant affligeante que stupide. Pauvres Flaubert et Baudelaire auxquels a fait référence l´Académicien Anatole France dans sa lettre ouverte à la Légion d´honneur pour prendre la défense de Victor Margueritte.
C´est vraiment incroyable comment certains écrivains reconnus et adulés d´une époque peuvent se tromper sur la valeur littéraire de leurs confrères contemporaions.

Je tiens aussi à te parler d´un autre livre à scandale de la même époque à quelques années près : L´amant de Lady Chatterley de D.H. Lawrence. On a tourné un film à partir de la seconde version du roman - et non la troisième version qui est celle qui a été publiée en 1928 que tu connais. J´ai suffisamment aimé le film que j´ai commandé les deuxième et troisième versions du roman

J´ai déja lu plus de cent pages en deux jours à peine de la troisième version que je tiens à lire avant la deuxième.

Mais j´arrête volontairement là ma lettre, même si j´ai encore beaucoup de choses à te dire. C´est en effet aujourd´hui que l´on va fêter les quatre ans de Tiril, l´aînée de mes deux petites filles. Il faut que je me prépare pour cette fête où toute la famille sera réunie autour de tes deux arrière-petites-filles. 

Je t´embrasse affectueusement,

Ton fils Bernard

 
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26 octobre 2007 5 26 /10 /octobre /2007 14:33

En cherchant à vérifier quelques vers de Guillaume Apollinaire il y a peu, j´ai retrouvé autre chose que je n´ai pas jeté avec d´autres papiers, brouillons, lettres et autres griboullis. Sans parler de nombreux livres.
         
                      Mon coeur uni avec le tien
                      Tes yeux plongés dans les miens
                       L´enfant à venir
                          Etreinte d´amour de l´un de l´autre
                          Etreinte de frissons l´un pour l´autre
                          Etreinte joie pure
                      Quatre lettres pour Adam
                      Ta main dans ma main, union de deux mains
                       Plénitude du repos avant le renouveau du jour

Faut-il parler de plagiat ? D´influence ? De sources ? D´inspiration ? Ou employer un mot plus savant qui a eu son heure de gloire il n´y a pas si longtemps : intertextualité ? Peu importe aujourd´hui, car je m´amuse bien.

De Guillaume Apollinaire, extrait de Calligrammes, voici "La montre" :


 Comme l´on s´amuse bien
 La beauté de la vie
 Passe la peur de mourir

      Mon coeur
      Les yeux
      L´enfant
      Agla
      La main
      Tircis
      La semaine
      L´infini redressé par un fou philosophe
      Les Muses aux portes de ton corps
      Le bel inconnu
      Et le vers dantesque luisant et cadavérique
      Les heures

 Il est moins 5 enfin
 Et tout sera fini


Agla est cabalistique (pour le moins).

Tircis est sans doute un double jeu de mots érotique qui reprend un calembour d´une chanson de carabin, et qui fait allusion à un sonnet sans titre de Théophile de Viau que Baudelaire attribue à Maynard dans Mon coeur mis à nu en modifiant un vers et un nom.

Pour Les Muses aux portes de ton corps il ne s´agit sans doute pas du poème à Lou : "En allant chercher les obus" : "Ô portes de ton corps, elles sont neuf et je les ai toutes ouvertes" , - mais d´une lettre à Madeleine : "Les neuf portes de ton corps". ( X )

                                                                   x x x

J´ai volontairement enlevé la cravate.   

                   


   

   

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24 octobre 2007 3 24 /10 /octobre /2007 07:20


Paris l´instant
de Philippe Delerm, recueil de petits textes sur des photographies de sa femme Martine Delerm, a été publié pour la première fois en 2002 chez Arthème Fayard. Il a été réédité dans la collection "Livre de poche" no 30054 en 2004 dans l´adaptation graphique davipaire.com (160 pages).

La première photo qui illustre la page 6 de gauche en regard de la page 7 de droite du titre est la seule qui n´a aucun commentaire écrit par Philippe Delerm. Mais au milieu de la photo prise par sa femme, on peut lire deux indications. L´une est écrite sur un carton brun ocre d´une main qui semble malhabile. Elle est placée comme un marque-page entre plusieurs dizaines d´intercalaires : Demander au BOUQUINISTE de sortir les Cartes. Merci". La seconde inscription, d´une calligraphie plus sûre, précise en lettres capitales : PARIS
Sur la page de droite, on trouve les indications de la page de couverture qui reprend sensiblement les mêmes intentions typograhiques, même si l´ordre et les caractères purement typographiques sont légèrement différents : PHILIPPE DELERM  Paris l´instant  Photographies MARTINE DELERM,

Tout n´est cependant pas encore dit, loin de là. Mais la typographie et la disposition dans la page indiquent clairement comment il faut lire : c´est bien du Philippe Delerm que l´on va lire en ouvrant page après page Paris l´instant. Les photos en couleur sont certes très belles. Elles montrent le coup d´oeil acéré et le savoir-faire d´une vraie photographe amateur. Elles évitent habilement le cliché touristique. Il n´empêche : le recueil vaut surtout pour les textes qui n´excèdent jamais les deux pages. C´est donc bien du Philippe Delerm, - à la fois celui que l´on croit connaître le mieux, et celui que l´on connaît moins -,  et qui mériterait de l´être plus, à condtion que l´on prenne le temps de le lire vraiment. À condition, aussi, que l´on cherche un peu moins à lire entre les lignes...

La photo sauvegarde un Paris de quatre(-)saisons nostalgiques, mais c´est le doigté de l´écriture qui en donne le suc, qui fait que chaque texte est un instant décanté de bonheur, un tableau parisien autant qu´un joli bavardage. Rien à voir, cependant, avec Ville du poète Guillevic qui, pour faire comprendre à ses lecteurs ce que peut être un paysage urbain ou l´effervescence de la ville, le renvoit à presque chaque vers au coeur de la nature : Taupinnière, la ville / Surtout vers le soir. // Vers le soir aussi : / Tribu de bruyère en exaltation" . Etc.

Le recueil a six parties précédées chacune de deux photographies accolées où seuls trois éléments sont précisés. Une date. Une heure. Un lieu.

En guise de conclusion, une seule photographie. Vol d´une chauve-souris avec au dessous ce mot gravé BATMAN. Aucune précision.

La première et la dernière partie contiennent cinq textes. Serait-ce pour indiquer une partition à quatre mains ? 

Les autres parties en ont six. Pourquoi six ? On ne peut tout comprendre. Peut-être par simple souci d´un équilibre de distinction.

Les photos rassemblées dans chaque partie semblent indiquer le thème de l´écoulement du temps et des saisons. A lire cependant chaque texte qui les illustre et les met en valeur, l´assemblage thématique est comme déjoué, tel le commentaire Jeux de rampe qui l´accompagne. Ce texte évoque les divers âges d´une vie à plusieurs personnages : l´enfance joyeuse ou solitaire qui utilise la rampe d´escalier d´une rue en pente pour glisser ; la vieillesse qui l´utilise en la saisissant ; l´amoureux qui, en faisant le clown, "feint de basculer pour qu´elle pousse un petit cri" ; l´adulte qui la dédaigne - que ce soit pour monter ou descendre ; à nouveau un petit vieux qui s´écarte pour pemettre à un gosse de glisser sur le métal froid de la rampe : complicité de deux sourires qui se croisent.

Magnifique.

Les photos sont fort belles. Que seraient-elles, cependant, sans le texte ? Un coup d´oeil trop rapide ne peut qu´effleurer leurs sens. Seule une relecture - ou mêmes plusieurs pour certains textes -, permettent  de sentir ce qu´elles cherchent à donner pleinement : une certaine intensité de la fragilité de l´instant qui renvoit à l´intérieur ouaté d´une bulle, qu´elle soit celle de l´enfance, ou celle du désir de création.

Tous ceux pour qui Paris sont des lieux de travail, - qu´ils soient concierges, garcons de café, coursiers ou même contractuelles -, savent se ménager une bulle de temps protectrice ; en particulier ce livreur qui "arrête sa camionnette en double file pour siroter un petit noir serré, délicieux" , - en ayant accroché sur son pare-brise ce mot : "en service".

Ce Paris l´instant est cependant nostalgique. Il montre surtout des échoppes, des boutiques, des bazars, des brocantes, des caissons de bouquinistes, des épiceries qui proposent des coeurs de pigeons, des bars à vins, des ardoises qui vantent de pouvoir déguster avant d´acheter, des brasseries qui donnent envie au petit matin de se payer une soupe à l´oignon. On y voit aussi des bouches de métro qui ouvre le ciel d´un carré bleu, des allées de cimetières jonchées de feuilles d´automne, des chaises canelées de café ou celles en fer des squares et des parcs, des fontaines de petites places, des grilles de marronniers pour y déposer son vélo attaché de son antivol. Les Parisiens sont des petits commercants, des boutiquiers, des livreurs, des garcons de café. Des gens peu pressés, des petits vieux et des enfants au regard qui s´ouvrent aux mille facettes de la ville du jour, du matin au soir. Des instants captés par une photographe et décrits par un vrai écrivain flaneur, même s´il n´a pas tort de remarquer comme en passant que "flaner à plein temps vide Paris de sa substance". Ces instants sont cependant autre chose que des annotations quotidiennes : ce sont des instants décantés par le souvenir et travaillés par une écriture qui cherche à éviter l´esbrouffe. De purs instants de bonheur. Mais écrire "pur" ne signifie pas "parfait". Deux ou trois photos évoquent la transformation du Paris des lumières et de l´ombre, notamment celle qui a pour titre Noël à Haussmann. Un air de commercialisation flotte : celui "des derniers cadeaux à la hâte". Dans le regard des enfants, "se lit un accablement du désir, une résignation d´émerveillement".

L´avant dernière photo est un clin d´oeil narquois, une mise en abyme. Elle montre des photos noir et blanc d´un autre âge que des touristes d´aujourd´hui achètent autant pour leur destinataire que pour eux mêmes. Paris est écrit neuf fois. Paris ne donnera jamais totalement son âme quel que soit le talent du photographe. 

Philippe Delerm
a aussi bien du talent quand il décrit Bruges ou Venise.

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22 octobre 2007 1 22 /10 /octobre /2007 07:19

Depuis la parution La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules, Philippe Delerm est considéré comme " auteur du quotidien". Beau malentendu qui, dans son raccourci médiatique parfaitement réducteur, enferme dans une bulle un auteur qui cache sans doute une déchirure derrière un style qui n´est qu´à lui : s´efforcer de retenir l´insaisissable du temps et garder de lui ses instants les plus purs.
TiepoloDelerm.jpg
La bulle de Tiepolo, paru en 2005 chez Gallimard et réédité en édition de poche en 2007 (Folio 4562, 118 pages) en est le parfait exemple.

Qui est Tiepolo ? Pourquoi une bulle ? Et pourquoi mettre en page de couverture un détail de toute une fresque du peintre rococo quasiment inconnu Giandomenico Tiepolo (1727-1804), fils d´un peintre un peu plus connu, Giambattista Tiepolo (1696-1770) ?
TiepoloFresque.jpg
Ce roman court est sans doute plus une nouvelle. Quoique ... Faudrait-il que le nombre seul de pages définisse un genre ?

Ce texte au style magnifique et à la structure apparemment simple mais infiniment retorse, s´ouvre sur la description d´un tableau d´un peintre totalement inconnu du narrateur, - un critique d´art -, qui se trouve dans une brocante de la rue de Bretagne à Paris un jour d´été de la fin mai. Ce qui le frappe et l´intrigue, c´est qu´il y voit "un tableau dans le tableau (...), la justesse d´une représentation du monde, - l´objet même de sa propre quête" (p.13). Il aime ce tableau parce qu´il voit dans sa facture, comme dans son sujet, la première manière du peintre Vuillard (1868-1940) sur lequel il a entrepris d´écrire un gros livre encyclopédique.

Il y a deux femmes assises sur une espèce de sofa dont l´étoffe est rouge sang. L´une est nue. L´autre est habillée de noir. On ne distingue pas les détails de leurs visages, ce qui permet au narrateur amateur d´art d´associer ces visages à ceux de Matisse ou Marie Laurencin. " La quiétude de  la scène est extraordinaire. (...) Cela flotte dans les verts sombres, des rouges chauds, des jaunes-bruns, comme une chambre d´enfant lévitant dans les vertiges de la fièvre, contours abolis, formes mouvantes, un dedans faussement ouaté dont les multiples épaisseurs laissent filtrer tous les souffles du dehors, - une chambre au fond d´une forêt"(p.12). S´il percoit qu´il y a une différence d´âge entre les deux femmes , ce n´est pas à cause des visages mais des attitudes. La femme en noir pourrait-elle aussi être un modèle ? Ou peut-être autre chose ? "On n´avait pas envie de savoir"(p.12). Qui est cet on ? Cependant, "la facture lui paraît évidente, entre Matisse, Bonnard, Vuillard"(p.13).

Pour qui connaît un peu Philippe Delerm au-delà de la première gorgée de bière, voilà la première bulle, ouatée et intense : la bulle de l´enfance. Qu´on se reporte À Garonne, mais aussi à Le bonheur.Tableaux et bavardages ainsi qu´à Enregistrements pirates et Intérieur. La seconde bulle est celle du narrateur Antoine qui cherche à oublier la déchirure de sa vie, la mort accidentelle de sa compagne et de sa fille, en consacrant le reste de sa vie à écrire sur Vuillard, qu´une formule réductrice enferme comme étant un intimiste proustien.

Le tableau de la brocante sera en fait acheté par une jeune Italienne de passage à Paris qui tombe, comme Antoine, en arrrêt sur le tableau de la brocante. Ecrivaine, elle est à Paris pour le lancement de son premier livre traduit en francais, - et qui connaît un succès inattendu qui la flatte et l´irrite en même temps car on en parle sans aborder ce qui lui tient surtout à coeur : un certain style. Ce n´est pas un roman. C´est un livre sur Venise, ville qu´Antoine déteste pour mille et une raisons, même si c´est sans doute pour d´autres raisons que celles de Régis Debray. Le livre d´Ornella Malese, qui a pour titre Granité café, cherche à saisir la perfection de l´instant. D´abord hostile, Antoine finit par être séduit, même s´il trouve que les instants retenus sont tous un peu trop parfaits. L´intellectuel qu´il est, admet qu´on peut aimer un livre qui repose sur un malentendu, - et malgré une présentation réductrice du genre "un livre qui enchante l´été, c´est vrai, mais un livre d´été".

Antoine rencontrera Ornella quelques heures dans un café près du Jardin des Plantes avant qu´elle ne regagne sa ville, Venise, qui lui avait servi de cadre afin d´évoquer les instants décantés de "l´intensité de son enfance" (sic p. 34). Il apprendra alors que le peintre qu´ils apprécient tous les deux pour des raisons différentes était son grand-père dont elle ne sait pratiquement rien car sa mère ne prononcait jamais son nom dans la  famille, et qu´elle trouvait toujours une fin de non-recevoir à toutes les questions qu´elle posait. Nouvelle déchirure, mais cette fois dans la vie de l´Italienne. Presqu´en réponse et avec étonnement, Antoine se surprendra à analyser devant elle la motivation profonde qui le pousse à se plonger dans l´oeuvre de Vuillard : oublier la déchirure de sa vie, la disparition de sa compagne Marie et de sa fille Julie pour s´enfoncer dans une bulle protectrice. En la voyant s´éloigner pour prendre le métro à Jussieu, Antoine remarque qu´ils n´ont même pas parlé de Granité café.

Ironie du sort, - ou ironie du destin -, Antoine Stalin sera envoyé dans la Venise qu´il déteste tant, car la revue Beaux Arts  pour laquelle il écrit prépare un numéro spécial sur la peinture vénitienne. Or la fresque du peintre Giandomenico Tiepolo Il Mondo nuovo l´avait toujours fasciné. Ornella Malese lui fera connaître une version qu´il ne connaissaît pas. Une version avec une bulle au bout d´une perche que tient un personnage grimpé sur un tabouret et vu de dos comme tous les personnages de la fresque. Que regardent-ils ? Mystère.  Mais est-ce vraiment une bulle ? Rien ne permet de l´affirmer. Ce n´est peut-être qu´une altération de la toile. Mais les couleurs comme les attitudes laissent "la sensation que toute cette foule saisie dans l´énergie de l´instant dérivait en même temps vers un ailleurs silencieux, un espace onirique" (p.49). 

Antoine découvrira aussi la place où l´on sert le Granité café. "Comment Regis Debray pouvait-il prétendre qu´à Venise le linge ne sèche pas dans les rues?" (p.52-53). Sa description des éclats de voix des petits vieux et petites vieilles qui bavardent sur cette place alors qu´il ne saisit que deux mots sans savoir véritablement ce qu´ils signifient est la plus belle de tout le volume. Encore plus belle que celle qu´il prête à Paul Léautaud quand il écrit que ce dernier a bien du "talent de savoir appeler bonheur le goût du soir qui vient".
MmeVuillardJacinthes.jpg
La déchirure d´Antoine que Philippe Delerm appelle séisme, - et le désir d´Ornella de connaître sur un grand-père et un oncle une vérité qui se heurtait à une inquiétude palpable de découvrir une vérité qui la dérangeait -, lui fera percevoir dans l´oeuvre de Vuillard une sensation de fêlure. Vuillard est certes capable de peindre les instants les plus justes mais ne serait-ce pas au détriment de les vivre ? D´où la question qu´Antoine se pose sur "les manques secrets qui peuvent pousser quelqu´un à devenir créateur" (p.110) .

Bulle protectrice de l´enfance ou bulle de savon qui n´enferme rien, déchirure intime qui pousse le créateur à s´enfermer dans sa création, malentendu de l´oeuvre à succès ou désir d´être reconnu d´un plus grand nombre, désir aussi de retrouver la vraie vie, je vous laisse la choix sur cette fin d´une oeuvre ouverte qui se termine par une réplique d´une belle ambiguité : " - Peur d´être sûr".

Abîme pour abyme, il me semble nécessaire de signaler que l´ouvrage de Delerm s´ouvre sur deux citations de Proust. A la fin du premier tiers de La bulle de Tiepolo, on trouve cette phrase qu´Ornella découvre un jour dans la correspodance de Pavese : " Proust, apprends-moi à dire le monde selon moi, moi qui sens le monde selon moi". Le narrateur ajoute aussitôt : "C´était exactement cela. Sentir le monde selon soi" (p.33).

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19 octobre 2007 5 19 /10 /octobre /2007 12:38

EcoTraduction.jpg
Dire presque la même chose
Umberto Eco, Grasset, 2006 (460 pages, 22,50 €), a pour sous-titre Expériences de traduction. Tout est clair dès la page de couverture, y compris dans la photo noir et blanc pleine d´humour et d´ironie intersémiotique que je ne chercherai pas à décrire. Toute traduction est un presque. La fidélité parfaite en traduction n´existe pas, et la réversibilité un miroir aux alouettes. Il ne s´agit donc pas de rendre compte du mot à mot mais du monde à monde,comme le dit admirablement la page quatre de couverture et la traductrice elle-même, Myriem Bouzaher. Toute traduction est donc une interprétation, mais toute interprétation n´est pas une traduction. En fait, pour Umberto Eco, une traductioin, bonne ou mauvaise, est une négociation. Il n´aura de cesse de le répéter tout au long de ces pages illustrées de très nombreux exemples et de ses expériences aussi variées que diverses en tant que traducteur, auteur et éditeur, allant de la phrase apparemment la plus simple comme I love you  à une autre voisine et impossible à rendre dans sa redondance sonore I like Ike.

Ce n´est pas en théoricien qu´Umberto Eco nous livre ces réflexions, mais en praticien soucieux de pédagogie au meilleur sens du terme, volontiers vulgarisateur mais se refusant d´être réducteur. On trouve donc de nombreux exemples empruntés aux langues qu´il pratique, c´est-à-dire l´italien, l´anglais, le francais, l´allemand, l´espagnol et bien sûr le latin, sans lequel Umberto Eco ne pourrait être ce qu´il est. Il se réfère aussi aux grands noms de la linguistique et de la traduction, sans tomber dans le jargon des spécialistes, et l´érudition mal placée. Ces textes sont en fait nés de conférences. Les notes en bas de pages sont donc réduites au minimum. Les références bibliographiques en fin de volume ne sont que des reconnaissances de dettes les plus évidentes, et non une bibliographie générale. Cet ouvrage s´adresse par conséquent à un public non spécialisé. Voilà pourquoi je l´ai apprécié. Je crois pouvoir ajouter qu´il plaira à tout amateur désireux de comprendre aujourd´hui comment on passe non seulement d´une langue à l´autre, mais d´une culture à une autre, et d´un support médiatique à un autre support qui est un autre langage.

Dès lors que la traduction est une négociation, il s´agit de se placer devant l´habituel dilemme : sauver quelque chose, et du coup, perdre quelque chose d´autre ; par exemple, renoncer à une réversibilité lexicale et syntaxique au profit du niveau métrique. Le cas de la poésie est évidemment le cas extrême. Mais la traduction intersémiotique encore plus, que Roman Jakobson appelait plutôt transmutation et que d´autres appellent adaptation. Elle concerne par exemple l´adaptation d´un roman au cinéma, la description d´un tableau ou d´une photographie, ou encore de toute interprétation chorégraphique de n´importe quel ballet accompagnant la musique de n´importe quel compositeur.

Par ailleurs, toute traduction d´une langue à une autre ne peut échapper au dilemme suivant : faut-il orienter le lecteur vers le texte source, le texte d´origine, - surtout s´il date de plusieurs siècles comme ceux d´Homère, ceux du début de l´ère chrétienne ou ceux de Shakespeare, - ou faut-il l´orienter vers le texte d´arrivée, le texte de destination ? Autrement dit : faut-il que la traduction conduise le lecteur à s´identifier à la langue d´origine, à une certaine époque et à un certain milieu culturel révolus, - ou doit-elle au contraire  rendre l´époque, le milieu et la langue d´origine accessibles au lecteur de la langue et de la culture cibles ? En fait, citant  Humboldt (1767-1835), Umberto Eco précise qu´une traduction digne de ce nom consiste à amener le lecteur à comprendre la langue et la culture d´origine en l´amenant à enrichir la sienne propre.

Les exemples sur lesquels Umberto Eco s´appuie sont nombreux, variés et très personnels. Ils émanent de son expérience pratique. Ils viennent de La Bible, de Dante ou de Sylvie de Nerval qu´il a traduit en italien, - ainsi que des Exercices de style de Raymond Queneau , - mais aussi de Shakespeare, Baudelaire, de Poe et de bien d´autres plus intéressants les uns que les autres. Sans oublier la traduction de ses propres textes comme Le Nom de la rose ou Le Pendule de Foucault ainsi que de leurs adaptations au cinéma. Sans oublier non plus sa collaboration avec des traducteurs dont il ne connaît ni la langue ni vraiment la culture.
 
On peut parler de pertes, quelquefois de compensations. Il s´agit toujours de faire comprendre le sens profond autant que littéral,c´est-à-dire faire saisir dans le texte d´arrivée l´essentiel des intentions du texte ( intentio operis ) avant les intentions de l´auteur ( intentio auctoris ), y compris les plus difficiles à rendre : les effets esthétiques. Etant entendu, - il convient de la rappeler avec force -, que "l´appréciation esthétique ne se résout pas dans l´effet que l´on éprouve, mais aussi dans l´appréciation de la stratégie textuelle qui le produit" (p.343). Ce qui est donc souvent en jeu dans la traduction, c´est la notion d´horizon du traducteur (p. 321). Voilà pourquoi beaucoup de traductions vieillissent et qu´il convient régulièrement de retraduire les textes les plus importants. Vanitas vanitatum et omnia vanitas. Fumée de fumée, tout est fumée.

Eco ne parle pas du prix de la traduction. Ce n´est visiblement pas son problème. Ni vraiment celui des mauvaises traductions. Sauf sur le mode plaisant en abordant Alexandre Dumas et la paralittérature. Dumas écrit toujours que quelqu´un se lève de la chaise où il etait assis. De quelle chaise aurait-il dû se lever ? Et donc, n´est-il pas suffisant de traduire qu´il se levait de sa chaise ou carrément qu´il se levait, tout court ? ... ". Je vous laisse découvrir la malice avec laquelle Umberto Eco se tire d´afffaire en vantant la force narratologique du texte de Dumas, et du vertige qu´offre le procédé de l´agnition du Comte de Monte-Christo, procédé narratif fondamental depuis la tragédie grecque et que Dumas utilise volontairement plusieurs fois.

Malice pour malice, je me demande bien comment on pourrait rendre, l´asteure de Montaigne, ou le tant  employé  au jour d´aujourd´hui en italien, en anglais ou en toute autre langue.

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18 octobre 2007 4 18 /10 /octobre /2007 12:52

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Trois enquêtes, pour ne pas dire quatre, s´entremêlent dans le premier roman de Pierre Assouline La cliente, publié en 1998, et qui doit beaucoup au romanLe liseur de Bernhard Schlink comme il l´a lui-même affirmé.
 
 La première enquête tourne court : elle concerne la vie d´un écrivain francais accusé à tort pendant l´Occupation d´avoir des origines juives. La seconde donne le titre au roman La cliente. Elle est la délatrice d´une famille juive, fourreurs de père en fils depuis plusieurs générations, originaires de l´Europe de l´Est, installée depuis belle lurette dans le XVe arrondissement de Paris et parfaitement intégrée dans le quartier. C´est en enquêtant sur l´écrivain faussement accusé que le journaliste-enquêteur-narrateur tombe par hasard sur des milliers de lettres de dénonciation. L´une d´elles concerne un de ses proches amis, Francois Fechner. La délatrice est une fleuriste qui posssède un magasin juste en face des Fourrures Flechner. Les deux commercants se voient tous les jours et entretiennent d´excellents rapports de bon voisinage. La fleuriste achète ses manteaux chez le fourreur d´en face et le fourreur achète régulièrement ses fleurs chez la fleuriste. Le narrateur-enquêteur a cependant à coeur de comprendre les motivations secrètes de la fleuriste délatrice. Commence alors une traque sans merci de sa part. Avec acharnement, systématiquement, notre enquêteur-narrateur devient un véritable inquisiteur. Il ne lâchera pas sa proie tant qu´il n´aura pas compris le pourquoi de son geste. Son enquête devient sa seule raison de vivre, une véritable quête de la vérité suprême. Elle l´habite jour et nuit. Il est d´autant plus enclin à pousser l´investigation que la cliente du fourreur n´est en rien un monstre. L´antisémitisme n´est même pas vraiment en cause. Il n´y a rien de démoniaque en elle. Il s´avère simplelemt que la délatrice a été un peu envieuse de la réussite de ses voisins fourreurs. La haine ne l´habite pas. Le sentiment d´appartenir à une race supérieure non plus. Elle n´est qu´une pauvre femme qui, par faiblesse, et après une manipulation habile et un peu retorse d´un fonctionnaire de police zélé, a consenti à écrire une lettre anonyme pour permettre au commissaire d´entrer chez les juifs fourreurs qui continuaient à exercer leur métier illégalement malgré toutes les interdictions. Inquiète pour un frère qu´elle aimait au-delà du raisonnable, et qui était interné dans un stalag en Allemagne, le commissaire lui avait fait comprendre qu´elle avait le choix entre sauver son frère ou sauver les Flechner. Peine perdue. Le frère ne reviendra jamais.

C´est alors que commence une troisième enquête. Le commissaire a écrit une courte lettre de remerciement à la délatrice. Cette lettre fait partie du dossier. Notre enquêteur-narrateur, afin d´avoir une vue d´ensemble de toute l´affaire, sent que son devoir est de rencontrer, s´il vit toujours, le fonctionnaire zélé. Cette entrevue est de loin les meilleurs pages du roman. Elles dépeignent un homme qui n´a fait qu´acomplir, en se retranchant derrière les lois et les décrets de l´époque, son devoir de zélé serviteur de l´Etat. Sa vision du monde était celle que lui donnait à lire les directives de l´Administration et les ordres de ses chefs hiérarchiques immédiats. Pas plus, mais pas moins. Qu´il soit en haut ou en bas de l´échelle, ce que découvre notre enquêteur-narrateur, c´est qu´un fonctionnaire n´a pas à avoir de conscience. Ou plutôt, qu´il a sa bonne conscience de fonctionnaire pour lui ; et qu´il est certain d´avoir agi en toute moralité, quoi que les autres puissent en juger. Il n´a pas à rendre des comptes, et surtout par au journaliste-enquêteur qui s´est fait passer auprès de lui pour un écrivain enquêtant sur l´Occupation. Et notre narrateur-enquêteur comprend par la même occasion que si le commissaire avait pu avoir quelques états d´âme, il y a longtemps qu´il les a oubliés, ayant décidé quelques années après la Libération de quitter l´Administration, la hiérarchie et les promotions à l´ancienneté pour monter une petite entreprise de menuiserie en Bretagne. En fait, c´est là qu´est le Mal absolu : dans la banalité la plus quotidienne du devoir accompli. Mais, retors, l´ancien fonctionnaire zélé sûr d´avoir sa conscience pour lui, termine l´entretien par une insinuation : l´enquêteur-écrivain ferait bien de consulter, afin d´avoir une vue d´ensemble de toute cette histoire de délation, les journaux locaux de l´époque. Il devrait sûrement trouver des informations : à lire entre les lignes, on trouve toujours queque chose ...

Le narrateur découvre alors qu´un vieux commercant miroitier de profession, savait depuis près de cinquante ans que la fleuriste était la délatrice. Tondue à la Libération, elle avait tenté de se suicider, d´abord en jetant son visage sur les débris d´un miroir de sa penderie, puis en utilisant quelques uns de ses débris pour se tailler les veines. Comme si elle avait voulu traverser le miroir pour sortir de l´enfer. Puis, une fois ses cheveux repoussés et un an passé en province, elle avait repris son commerce de fleurs et commencé à saluer à nouveau les autres commercants de sa rue, à l´exception du miroirier qui lui avait retiré du visage plusieurs débris de verre à l´aide d´une pince à épiler.

Les trois enquêtes avaient pour raison première le désir de comprendre les motivations cachées de la délation pendant l´Occupation. Derrière elles se profile cependant une quatrième enquête : les  raisons qui poussent le narrateur-enquêteur à comprendre l´incompréhensible, à comprendre le pourquoi de l´investigation. Il ne s´agit pas de vengeance. Mais cette soif de vérité, ce besoin inextinguible de savoir coûte que coûte comment certains êtres sont capables du pire sans vraiment sans rendre compte, sont-il si innocents ? Ne serait-il pas lui-même en train de passer de l´autre côté du miroir en cherchant tout seul à se faire justicier ? Il découvre certes, que chacun ou presque, selon sa formation morale et intellectuelle, sa personnalité propre, ou pour peu que les circonstance politiques et idéologiques s´y prêtent, est capable de franchir le pas et de s´adonner au Mal le plus quotidien. Il décide pourtant, dans un sursaut salutaire, de ne rien divulguer. Au nom de qui et de quoi se ferait-il justicier quand les victimes et les témoins, à défaut de comprendre , - et sans pour autant pardonner - , ont décidé de se taire depuis près de cinquante ans afin de vivre en bon voisinage ? Vouloir savoir à tout prix ne permet pas toujours de mieux comprendre. Cela permet peut-être de satisfaire la bonne conscience des donneurs de lecons de tous poils. Mais la vérité n´est pas toujours bonne à dire quand elle risque de réveiller les vieux démons.

Le narrateur-enquêteur comprend alors au bout de son enquête que le vieux Fechner , - dont les ancêtres avaient connu les pogroms qui les avaient si souvent nomadisés -, connaissait lui aussi la vérité, mais qu´il avait gardé, sans la haïr, le secret bien gardé de sa délatrice puisqu´elle était sa cliente depuis plus de cinquante ans. Qu´est-ce que le donneur de lecons pourait alors gagner en révélant aux victimes et aux témoins ce qu´ils savaient déjà ? Il n´a donc plus qu´à admettre "que ce devrait être cela la sagesse. Etre capable d´expliquer le Mal et se taire"  (p. 187). 

En définitive, pour le narrateur-enquêteur, renoncer à se faire justicier n´est pas accepter la banalité du Mal, c´est accepter la lecon du juif persécuté qui sait pertinemment qu´il ne suffit pas de ferrner les yeux sur le Mal, aussi banal soit-il, pour le supprimer. Comprendre n´est pas absoudre. Quant à la cliente, à défaut de s´être sentie coupable, il est possible qu´elle ait souffert. Son suicide réussie cinquante ans après sa délation semble le prouver. Il est peut-être aussi permis de penser que le vieux Fechner, victime qui a survécu, ait surmonté depuis longtemps sa souffrance. Il sait en tout cas depuis plus de deux mille ans d´histoire qu´au lieu d´avoir recours à des méprisables et quelque peu dérisoires d´abus de mémoire, il est essentiel pour lui et sa famille qui vivent de leurs revenus de fourreurs, que ses manteaux soient aussi bien finis que ceux de ses ancêtres. Et ceux de son fils Francois aussi, puisque ce dernier poursuit la tradition familiale. Le père veille toujours au grain. Reste que le narrateur, tenté un moment de devenir inquisiteur par souci de justice et de vérité à tout prix, a bien failli passer de l´autre côté du miroir. Sans vraiment le dire, il en a parfaitement  conscience : "Madame Armand ne me quitte pas (...). Puisque j´ai fait partie de sa mort, elle fait désormais partie de ma vie"  (Dernière phrase du roman, page 190).

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4 octobre 2007 4 04 /10 /octobre /2007 13:31
Egon Schiele est surtout connu pour ses autoportraits grimacants aux contorsions corporelles exagérées ; ainsi que pour ses tableaux à personnages féminins aux attitudes provocantes. En 1915, à vingt cinq ans, il quitte sa maîtresse, se marie, et est, très peu de temps après, mobilisé. S´ouvre alors une période de deux ans où il peindra peu. Son regard, jusque là sombre et torturé malgré son très jeune âge, change notablement. Ces trois événements agissent l´un sur l´autre. La rupture et le mariage sont une acceptation de l´existence bourgeoise. La guerre, plus sourdement, agit comme si elle avait actualisé ce qu´il n´avait plus besoin de réprimer : le déchirement de soi. Son langage pictural sera dès lors plus réaliste et moins agressif. Cela apparaît nettement dans les paysages ainsi que dans les représentations de la ville.

La simple représentation n´a jamais été pour Egon Schiele un but en soi. Il travaille de mémoire. 
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Les paysages sont des "visions de paysages", des "réminiscences". Il veut peindre ce qu´il ressent au plus profond de l´âme, "avec l´âme et le corps ", comme pour restituer "la mélancolie d´un arbre d´automne au milieu de l´été". Le paysage qu´il nous montre n´a donc rien de réel, il s´agit d´un paysage construit. Le tableau Quatre arbres, peint en 1917, en est un bel exemple. Le fond est traversé d´une lumière rouge orangé apaisée. L´un des arbres, presque totalement effeuillé, évoque inmanquablement ce qu´il a dit plus tôt : "une mélancolie qu´éveille un arbre d´automne au milieu de l´été". L´affectivité violente des autoportraits grimacants aux contorsions exacerbées est en partie révolue. Ce que laisse aussi voir le tableau de 1918 intitulé La famille.
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Il en est de même des tableaux dans lesquels Egon Schiele peint des quartiers de petites villes. Dans Maison de banlieue et linge, 1917, Egon Schiele s´attache à restituer un autre type de mélancolie : une certaine pauvreté décorative de la banlieue épargnée par l´industrialisation. Ce n´est donc en rien la métropole des Impressionnistes en train de se transformer sous nos yeux. Il y a comme une croyance en une possibilité de rédemption par l´art.
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3 octobre 2007 3 03 /10 /octobre /2007 12:48

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J´avais mal soupconné la puissance du peintre autrichien Egon Schiele (1890-1918). 
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Tout le monde connaît Le Baiser de Gustav Klimt (1862-1918) qui fait que, par le voilement ornemental des corps et les couleurs d´or, "Eros devient icône" (Werner Hofmann). A vingt ans, Egon Schiele déclare sans fausse  honte : "J´ai fait le tour de Klimt"

Egon Schiele est mort à vingt-huit ans. Il a cependant fait de lui presqu´une centaine d´autoportraits. Sans doute plus que Dürer et Rembrandt réunis. 


A la Renaissance, le miroir est pour le peintre un instrument de la découverte de l´identité. L´artiste écarte toute idéalisation allégorique de son corps : il peint un individu. Même si l´attitude permet à l´artiste d´adopter dans l´autoportrait le rôle d´un autre que  lui-même, - comme par exemple le Christ -, cet autoportrait ne remet pas en cause l´identité de la personne. Dürer et Rembrandt restent dans leurs autoportraits des êtres indivisés.


Il n´en est pas de même dans les autoportraits d´Egon Schiele après 1910. Les poses et les attitudes exacerbées présentent un autre que lui-même, un alter ego différent et inconnu. L´assurance narcissique de soi n´existe plus. Le corps est mis à nu. Les contorsions physiques, les mimiques grimacantes du visage, la minceur du corps, et la chevelure hérissée et comme électrisée révèlent des énergies vitales que le peintre ne peut totalement réprimer. Même si l´exhibitionnisme ne peut être totalement exclu, ce n´est en rien du voyeurisme, car dans les nus comme dans les autoportraits, Egon Schiele ne cherche pas à montrer au spectateur une scène qui ne lui est pas destinée. Bien au contraire : les poses sont telles que le corps est volontairement mis à nu dans toute son expressivité. Il se pourrait bien qu´ainsi Egon Schiele cherche à maitriser ses démons érotiques en les exposant,  satisfaisant du même coup par l´imaginaire les pulsions que le réel ne peut pas toujours satisfaire ; - comme cet autre Autrichien de Vienne qu´est Arthur Schnitzler réalisait sans doute en partie les siens en utilisant ses rêves dans ses textes littéraires. L´autoportrait chez Egon Schiele n´est donc plus une contemplation narcissique de soi-même, mais la représentation expressionniste et déchirée de la personne dans laquelle, comme l´écrit Paul Hatvani dans son Essai sur l´Expressionnisme (1917) : "l´artiste crée son monde dans sa propre image". Il en a été de même pour le peintre norvégien  Edvard Munch. Paul Hatvani écrit encore : "Dans l´Impressionnisme, le monde et le moi (...) avaient été placés dans un rapport harmonieux. Dans l´Expressionnisme, le moi inonde le monde".

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1 octobre 2007 1 01 /10 /octobre /2007 12:54

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La Nouvelle rêvée
de l´écrivain autrichien Arthur Schnitzler dans l´édition de poche Biblio no 3358 est précédée d´une préface et d´une introduction essentielles pour mieux comprende la richesse retorse de l´oeuvre. Elles citent abondamment Freud et le dernier film de Stanley Kubrick Eyes wide shut adapté de la nouvelle, - et que l´on peut traduire par Les yeux grand fermés. Elles révèlent en partie ce que les rêves pervers d´une épouse et les transgressions "vécues" du mari doivent à Arthur Schnitzler lui-même, sans sous-estimer ce que le texte a de purement littéraire : Arthur Schnitzler a en effet "travaillé" son texte pendant dix-sept ans. [ Tableau ci-contre : Couple assisEgon Schiele ( Egon et Edith Schiele ) 1915 ]

La nouvelle a été publiée en 1925. L´écrivain avait alors soixante-trois ans. Mais la préface précise que c´est dès 1907 qu´Arthur Schnitzler a concu le canevas de toute la nouvelle. 

Le rêve, comme dans beaucoup de récits et nouvelles de cet écrivain, est intimement intégré à l´action. Les préfaciers signalent qu´Arthur Schnitzler a transcrit dans son journal intime plus de 600 rêves. Il faut donc bien comprendre que le rêve joue un rôle primordial dans son inspiration d´écrivain, - et ce, bien avant la lecture de L´Interprétation des rêves de Freud paru en 1900. Il est donc faux de croire que La nouvelle rêvée a une influence directe de la psychanalyse. C´est avant tout une nouvelle très travaillée, très viennoise, très juive, très sophistiquée et profondément littéraire, aux implications intertextuelles restreintes et générales multiples. Le texte renvoie en effet à de très nombreux renvois sans fins, que ce soit à l´intérieur du texte de la nouvelle que vers des textes ou partitions extérieurs personnels ou autres, Mozart et Wagner compris. 

Fridolin et Albertine sont mariés depuis plusieurs années. Ils ont une petite fille de 6-7 ans. Il est médecin, elle est femme au foyer. Ils se racontent leurs rêves érotiques et certains de leurs songes pervers, ce qui attise leur jalousie réciproque et met en évidence la fragilité du bonheur conjugal. Les "rêves" vécus d´Albertine répondent  et redoublent le "vécu" rêvé de Fridolin. Le réveil les fait se retrouver dans un optimisme qui se voudrait joyeux. En réalité, ce réveil est troublé par les souvenirs des récits qu´ils se sont faits. "Il n´y a pas de rêve qui soit totalement un rêve" dit Fridolin. Albertine lui répond : "A présent nous sommes sans doute éveillés pour longtemps".
"Pour toujours, voulut-il ajouter, mais avant même qu´il ait prononcé ces paroles, elle posa un doigt sur ses lèvres et murmura, comme pour elle-même : "Ne jamais tenter l´avenir"".

Il est difficile de croire à l´optimisme des tous derniers mots de la nouvelle qui précisent "qu´avec les bruits habituels de la rue, un rayon de lumière triomphant entre les rideaux et un rire d´enfant éclatant dans la pièce d´à côté, un jour nouveau commenc[ait].

Arthur Schnitzler ne sait "chanter d´autre chant que celui trop familier de l´amour, du jeu et de la mort".
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[ Peter Lorre dans M. Le Maudit de Fritz Lang - 1931 ]

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30 septembre 2007 7 30 /09 /septembre /2007 12:57
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Ma mère était depuis peu à la retraite. Elle a souhaité un jour revoir une vieille connaissance de travail qui habitait Laon dans de département de l´Aisne. Elles s´étaient connues alors qu´aucune des deux n´était mariée. Etait-ce ma mère qui avait pris contact ou était-ce la dame de Laon ? Difficile à dire, mais je penche plutôt pour la seconde hypothèse. Ma mère n´écrivait pas, ne parlait presque jamais de mon père, et parlait encore moins de son enfance, de son adolescence et de ses années de jeunesse. Je savais seulement qu´elle était montée à Paris peu après la fin de la Première Guerre mondiale, sans savoir pourtant si c´était en 1919 ou 1922. A 16-17 ans, alors que la guerre n´était pas finie, elle avait souhaité devenir institutrice. Mais elle n´avait pu entrer à l´école normale de jeunes filles de son chef-lieu de département car elle avait obtenu une note éliminatoire en musique à son examen de Brevet Supérieur. Un zéro pointé. D´après elle, elle avait été victime d´une sourde rivalité entre deux institutrices de villages voisins : l´une étant laïque et républicaine, l´autre catholique fervente et soutenue par l´évêché ou je ne sais qui. Peu importe aujourd´hui. Elle avait donc dû ronger son frein aussi longtemps que la guerre n´était pas finie ; et peut-être aussi attendre sa majorité. Ce n´est qu´alors qu´elle a pu quitter le village de son enfance, Mosnac-sur-Seugne en Charente Maritime, et gagner la capitale pour y trouver du travail.

Pour quelle raison ma mère a cherché à revoir cette connaissance de travail qu´elle avait perdue de vue depuis presque cinquante ans ? Peut-être pour les mêmes raisons que les miennes aujourd´hui que je suis à la retraite : renouer les fils en me penchant sur le pourquoi de mon expatriation en Norvège, et plus récemment encore de mieux comprendre mon désir d´enfant de 13-14 ans de connaître l´Allemagne, et de retrouver la joie qui avait été la mienne de connaître à Stuttgart une famille allemande chaleureuse et hospitalière, ainsi qu´un correspondant Peter plein de vie et de malice narquoise ; - ce qui a sans doute accéléré mon entrée dans l´adolescence. 

De cette rencontre à Laon, je ne me souviens véritablement que de deux choses : la cathédrale perchée sur une colline et surnommée La Montagne couronnée ( dont je ne parlerai pas ), et d´un regard sourcilleux que ma mère a soudain lancé vers son interlocutrice, vieille dame et veuve comme elle, - ce qui l´a fait taire aussitôt.

La conversation languissait autour de la table servie où se trouvaient une cafetière, les tasses d´un service à café démodé et des petits gâteaux ou buiscuits achetés sans doute tout exprès pour la circonstance. L´ancienne connaissance de ma mère parlait surtout d´elle-même, de ses années à Paris, de son mari défunt, de son veuvage sans enfants, des jours qui s´écoulaient lentement dans sa ville de province. Ma mère, comme toujours, écoutait et répondait par monosyllabes. Devant des réponses qui n´engageaient en rien ma mère, notre hôtesse essaya d´insuffler vie à la conversation en se tournant vers moi. Mon âge. Mes études. Si j´étais fiancé. Je m´efforcais de répondre du mieux que je pouvais, quand la vieille dame, se tournant à nouveau vers ma mère, lui demanda sans détours si j´étais le fils de celui avec qui elle était alors. Sa seule réponse fut un froncement de sourcils accompagné d´un léger pincement de lèvres qui n´admettait aucune réplique. Je découvrais ainsi que ma mère avait eu une vie sexuelle avant d´avoir connu mon père. J´avais vingt-deux ou vingt-trois ans ; ce n´était pas pour me déplaire, loin de là. Mais la conversation s´enlisa à nouveau. Il fallait d´ailleurs penser à regagner Paris. La nuit allait bientôt tomber.

Quinze ou vingt ans plus tard, j´ai imaginé un froncement de sourcils analogue. De ma femme cette fois. 

Je n´étais pas présent le jour où j´imagine que ce froncement de sourcils a eu lieu, mais je vois assez bien l´étonnement et l´embarras de jeune femme norvégienne, certes moins jeune aujourd´hui et sans attrait sexuel, mais restée intelligente. Elle ne pouvait imaginer que sa propre mère puisse aborder un sujet pareil. Nous n´étions pas encore mariés, mais nous avions décidé de vivre ensemble à l´essai, - ce que ma mère avait dû cacher à sa propre mère aussi longtemps qu´elle ne serait pas véritablement  mariée pour ma grand-mère, c´est-à-dire mariée à l´église après le passage à la mairie. Ma future femme et moi n´avions pas besoin de ces précautions. Elle était acceptée depuis belle lurette. Elle travaillait comme bibliothécaire à Narvik et j´avais un poste de cadre dans une compagnie d´assurances à Paris. Nous nous sommes ainsi rencontrés pendant deux ou trois ans à Oslo, chacun faisant ainsi la moitié du voyage. Après cette première période prolongée de miel, nous avions décidé d´un commun accord de vivre ensemble à Paris au moins un an avant de sceller pour toujours notre union. Cela ne faisait qu´un jour ou deux que ma compagne était à Paris. Elle n´avait jamais vu ma mère auparavant. Sans aucune précaution oratoire, ma mère lui a dit qu´elle avait des adresses si elle avait besoin d´une faiseuse d´anges. Autrement dit de se faire avorter. Nous étions en 1971 et l´interrupion volontaire de grossesse n´était pas encore légale. Et ma mère, pour essayer sans doute de mettre à l´aise celle qui deviendra un peu plus d´un an après sa belle-fille, lui expliqua que de son temps les choses était plus difficiles qu´en 1971. Je ne sais aujourd´hui que penser de cet épisode dont j´ai eu connaissance quinze ou vingt ans après qu´il a eu lieu. Maladresse ou désir sincère de mettre à l´aise ? Difficile de répondre. Je crois aujourd´hui que le désir de bien faire était présent, mais il me semble que le moment choisi aurait pu attendre. Et que, sans doute, les mots employés auraient pu être autres.

Mis à part les quelques années où ma mère a rencontré un homme marié sans enfants que j´ai adoré et qui lui a fait quitter définitivement ses vêtements de deuil alors que j´étais un garconnet de 8-12 ans, je n´ai que ces deux exemples où j´ai pu soupconner que ma mère avait pu être une femme avant d´être une mère puis la Mammy de mes enfants.

 
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