Selon
Modigliani (1884-1920), "
l´art se nourrit de l´art et non de l´observation de la nature." Voilà pourquoi, sans doute, il n´a pratiquement jamais peint de paysages ni de natures mortes.
Il gagne
Paris en 1906. Il a 22 ans. Il fait la connaissance du groupe du Bateau-Lavoir où
Picasso règne en maître. Il rencontre
Cendrars, Apollinaire et
Max Jacob, mais c´est avec
Soutine et
Utrillo qu´il se lie, peintres comme lui. De santé fragile, miné par la tuberculose, il soumet sa vie à tous les excès : il abuse de l´alcool, s´adonne à la drogue et connaît de nombreuses femmes. Il mourra épuisé à trent-six ans, ignoré de presque tous. Sa jeune et timide épouse,
Jeanne Hébuterne, [
ci-contre ] enceinte pour la seconde fois, se suicidera deux jours après sa mort en se jetant par la fenêtre d´un cinquièrme étage.
On pourrait croire qu´avec de tels excès, sa vie n´était faite que de malheurs accumulés. Il n´en est rien. Il aurait sans doute répondu, comme son ami
Soutine à qui l´on avait demandé s´il était vrai qu´il avait eu un grand malheur dans sa vie : "
Non. Qu´est-ce qui vous fait croire cela ? J´ai toujours été un homme heureux."
Contrairement à celles de
Soutine et d
´Utrillo, les toiles de
Modigliani ne sont pas torturées. Il n´a fait qu´effleurer le fauvisme et
l´expressionnisme. Le cubisme n´a pas davantage laissé sur lui d´empreintes durables. Le fauvisme met l´accent sur la couleur ;
Modigliani privilégie la ligne. Le cubisme, trop cérébral, ne convient pas mieux à son effort de stylisation. Quant à l´expressionnisme, c´est, autant qu´une émotion,
le cri jeté d´un écorché vif : la peinture de
Modigliani est une peinture apaisée.[
Ci-dessous à gauche :
Modigliani peint par Jeanne Hébuterne ]
De ses sculptures et de sa série de
Caryatides, qu´il appelait ses
déesses de Beauté ou
colonnes de tendresse, il ne reste pratiquement rien. Seuls subsistent ses
Nus et ses
Portraits. Jamais l´expression du malheur n´apparaît. Jamais, non plus, ne s´exprime une quelconque obscénité sexuelle. Son
Nu assis de
1912 est d´une fraicheur infinie, d´une absolue franchise.[
Ci-dessous ].
La perversité d´un Arthur Schnitzler ou
l´exibitionnisme d´un Egon Schiele ne l´effleurent pas. Seule la vie le retient. Il est difficile de comprendre aujourd´hui pourquoi l´exposition particulière de décembre 1917, où plusieurs de ses
Nus ont été exposés, a dû fermer ses portes quelques heures seulement après son ouverture.
Les
Nus de
Modigliani ne sont en rien sexuellement provocants, même s´il refuse, par souci de convention, de voiler la pilosité pubienne des femmes d´un petit pan de drap ou d´une main négligemment posée juste devant. Il faisait sienne l´affirmation des Anciens : "
naturalia non sunt turpia", les choses naturelles ne sont pas sales.
De
Toulouse-Lautrec, de l´art nègre et de l´effort de stylisation du sculpteur roumain
Brancusi,
Modigliani retiendra le goût de la ligne et de la sobriété expressive. Mais c´est surtout de
Cézanne qu´il se réclamera : comme lui, il cherchera à simplifier les volumes, il mettra en relief les lignes pures et il allègera la matière.
Le Mendiant et
Le Joueur de violoncelle, peints en 1909, sont de facture typiquement cézannienne.
Ses
Portraits, autant que ses
Nus, ont pratiquement tous une posture identique.
Le
Portrait de Jeanne Hébuterne devant la porte, peint en 1919, est particulièrement émouvant car il émane de cette femme une immense tendresse. [
1ère reproduction ci-dessus ] . Le cou est d´une longueur peu exagérée, les épaules sont tombantes sans excès, les mains modérement effilées. Ce que recherche
Modigliani dans ce tableau qui est l´un de ses derniers, ce n´est plus tant une certaine beauté abstraite d´un simple modèle qui pose nonchalamment, mais la tentative de restituer toute une attitude de vie : une souffrance retenue et la timidité patiente de sa propre femme qui, comme pour se protéger du monde hostile qui l´entoure, se tient assise, repliée frileusement sur elle-même. La force tranquille de
Modigliani est là : restituer, malgré la froideur des couleurs, la chaleur tendre d´un immense amour.
La peinture de
Amadeo Modigliani peut difficilement se rattacher à une école. Son art lui est propre. Son maniérisme peut parfois lasser, car les attitudes sont un peu toujours les mêmes. Il n´empêche : ce qu´il nous transmet, comme il a su admirablement le dire lui-même, c´est "
l´expression de muette acceptation de la vie."