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2 mai 2007 3 02 /05 /mai /2007 10:23

Le fils de la maison avait atteint les sept ans. Il pouvait donc commencer à aller à l´école. A l´époque, entre 1972 et 1977 en Norvège, il fallait avoir sept ans révolus pour commencer l´école obligatoire. Le débat faisait rage entre les partisans qui voulaient que l´âge de début soit 6 ans, comme alors dans la plupart des pays "avancés" d´Europe ( selon l´une de leurs affirmations qui revenait comme un leitmotiv , - comme si une affirmation martelée à l´infini suffisait à convaincre ) -, et les partisans du maintien des 7 ans révolus pour le premier jour de l´école ; partisans traditionnels un peu dépassés, mais qui argumentaient avec conviction le rôle de la mère au foyer qui se devait d´être le plus longtemps possible auprès de son enfant , de sa naissance à l´âge de la scolarité pbligatoire. Face à eux, les partisans adverses qui estimaient que le développement de l´enfant était stimulé dès son entrée dans une école maternelle, mettant en avant la réussite francaise dans ce domaine. Il n´empêche que le débat était quelque peu faussé car le nombre des écoles maternelles était à cette époque dérisoire dans le pays. J´ai oublié l´année où l´âge d´entrée à l´école obligatoire a été porté à 6 ans, mais le nombre d´écoles maternelles était alors satisfaisant dans l´ensemble de toutes les communes qui s´élèvent à 435 ( si mes statistiques sont à jour. Rien à voir, donc,avec les quelques 36.000 communes francaises.)

Pour revenir au fils de la maison qui allait pour la première fois se rendre dans une école, il s´appelait Helge. Son père, mécanicien, travaillait. Sa mère aussi. Mais elle avait eu droit à une journée libre pour accompagner son fils de 7 ans à l´ école primaire près de chez elle. Le petit Helge était un garcon déluré, vif à souhait, actif grâce à des parents attentifs et attentionnés, à la réplique facile, et qui avait toute la journée ses activités d´enfant plein d´énergie et infatigable grâce à ses jeux, ses jouets, sa collection  de petites voitures de toutes les marques, sa balancoire, ses camarades garcons et filles de son âge des maisons individuelles alentours, - et sa grand-mère paternelle qui avait son propre appartement dans ce que l´on peut appeler le sous sol de la maison (= kjellerleilighet ).

Sa mère, pour la première journée d´école de son fils, suivait la tradition. Elle l´avait habillé comme pour un  jour de fête et lui avait expliqué que c´était un grand jour ; qu´il était désormais un grand garcon. Elle aussi s´était faite belle ; et elle avait pris son appareil de photos pour immortaliser cette journée pas comme les autres puisqu´elle allait engager les 10 ans à venir, - pour ne pas  dire 13 -, de son fils Helge.

Placée à ma gauche à un repas d´anniversaire pour une dame qui célébrait ses 60 ans avec sa famille proche réunie, des amis d´enfance, d´adolescence, de jeune femme et de femme mûre, j´avais engagé la conversation sur cette première journée d´école de son fils Helge, car c´était chez elle, son mari et ses deux enfants Jorunn et Helge que ma femme Toril et moi devions passer la soirée. L´évocation de souvenirs que j´entreprends depuis une dizaine de mois ne manquent pas de me ravir de plus en plus. Ma voisine de table ne parlait que de la beauté du jour, de la tenue de son fils de 7ans habillé comme un roi, des photos prises. Je n´étais certes pas présent lors de la prise des photos et pas davantage un peu plus tard, quand tous les parents ont été invités à pénétrer dans la salle de classe pour assister  avec l´institutrice à la prise en charge de tous les enfants de 7 ans. Le soir,  l´enfant de 7 ans n´était que colère, rage et désespoir. Tout était idiot ( = dum ) : la maîtresse, la journée, les enfants, les jeux, les tables, le tableau. Il n´avait rien appris. il ne voulait pas y retourner. Sa mère n´avait aucun souvenir de ce comportement. Je ne me souvenais que de la rage et de la colère de l´enfant. Dum. Dum. Dum. Je ne chercherai pas à savoir aujourd´hui qui, d´une mère ou d´un regard extérieur étranger, a raison en cette matière.

J´ai commencé l´école à 5 ans et demi. Rétrospectivement, je considère que vu mon manque de "maturité" à l´époque, c´était trop tôt. Je n´ai cependant pas le souvenir que c´était "idiot". Helge a commencé après avoir eu 7 ans. Je n´ai jamais rencontré son institutrice. Je m´abstiendrai donc de porter un quelconque jugement sur cette première journée vécue par le petit Helge devenu suffisamment grand qu´il était en âge de commencer l´école obligatoire. Mais quand mon fils aîné Erik a eu 6 ans, j´ai tout fait pour qu´il puisse commencer son école norvégienne dès cet âge. Il a fallu pour cela qu´il passe des tests auprès d´un psychologue. Qui a refusé catégoriquement qu´Erik commence un an plus tôt par manque de "maturité". Je n´ai pas trouvé cela "idiot" mais presque. Il était déjà parfaitement bilingue et arrivait à lire quelques mots simples dans les deux langues. Etant têtu comme une mule, j´ai contourné la difficulté en lui trouvant un professeur privé de francais. Deux heures de francais par semaine, plus papa qui lui faisait réciter son alphabet francais. Quand il est entré à 7 ans dans le système scolaire norvégien, il n´a pas, à mon grand soulagement, trouvé cela "idiot". Il faut dire que son institutrice était d´une intelligence et d´une flexibilité exemplaire. Mon fils garde d´elle un excellent souvenir et elle aussi de lui, car il m´arrive encore de la rencontrer et de lui parler quand je fais mes courses. Deux ans plus tard, son école est devenue un collège. Cette instritutrice n´a pas souhaité devenir institutrice de collège. Elle a donc changé d´établissement. Pour les années qui restaient, l´école pouvait rester école primaire, mais les petites classes ne seraient pas renouvelées. Mon fils a donc pratiquement toujours fait partie de la dernière classe. Avec une nouvelle institutrice. Je ne me souviens pas de son nouveau  premier jour d´école alors qu´il avait 9 ans. Mais je me souviens de sa rage, de son désespoir et de sa colère les jours suivants. Et de la haine que je pouvais voir dans ses yeux quand le soir, j´essayais de le faire parler sur ce qu´il avait fait, appris, lu ou écrit. Il n´utilisait pas le mot "idiot", mais je pouvais voir qu´il n´en pensait pas moins. Ce qui m´inquiétait le plus c´est qu´il se fermait de plus en plus aux questions que ma femme et moi pouvions lui poser. De plus, il n´avait pratiquement jamais de devoirs à faire à la maison. Après avoir renccontré son institutrice une première fois,après plusieurs semaines bien longues d´attente, cela a été à mon tour de marmonner entre les dents "idiot"; ou plutôt " pauv´e conne".

La même année, mon second fils Nicolaï commencait l´école norvégienne, dans une autre école que celle de son frère Erik puisque cette école ne prenait plus les élèves des deux premières années. Il avait 7 ans Je n´avais pas cherché à le faire commencer à 6 ans. Après deux ans de réflexion, j´avais finalement accepté l´avis du psychologue norvégien qui mettait en avant la maturité des élèves et le souhait que les élèves, qui devaient être ensemble plusieurs années de suite, aient tous sensiblement le même âge. Argument somme toute, - et tout compte fait -, de bon sens,  et qui est, comme chacun sait, la chose du monde la mieux partagée. Comme pour la mère du jeune Helge plusieurs années auparavant, je me suis rendu avec lui et ma femme Toril à son premier jour d´école. Je n´avais pas avec moi d´appareil de photos. Mais il était habillé comme un roi. Le soir, quand il est revenu après cette première journée d´école, il était rayonnant de joie. Bavard, exalté. Il avait fait ci, il avait fait ca.

Il a  maintenant avec sa compagne Pia deux petites filles de 3 ans et demi et 14 mois, Tiril et Thea. Elles vont toutes les deux à un jardin d´enfants. Autres temps, autres moeurs. Elles sont entourées d´amour de tous les instants, ainsi que de livres, de jouets, de jeux et de rires, dans toutes les pièces et à tous les étages de leur grande maison où déambulent en toute liberté deux beaux chats. Quand l´aînée aura 6 ans, - ce qui à mon âge et au sien est demain -, je me promets de prendre avec moi mon appareil photo numérique pour permettre à tous d´avoir des souvenirs de son premier jour d´école. Mais aussi, je l´espère, de capter son sourire et sa joie et son rayonnement comme étaient ceux de son Papa il y a plus de 25 ans. Pour elle, il est fort probable que la période qui s´ouvrira devant elle ne sera pas de 10 ans , mais de 13.

J´ai enseigné près de 35 ans dans un lycée, et, - par intermittence et à trois périodes différentes, près de 10 ans à l´ Institut de Francais de l´Université d´Oslo comme assistant non titulaire. Dans le jargon de la pédagogie, on appelle la prise de contact, - la première lecon -, "la lecon zéro". J´ai toujours bien préparé cette "lecon zéro", ayant depuis longtemps en tête cette formule à l´emporte-pièces de Napoléon ( ce qui est la moindre des choses pour un caporal devenu général ) : " Méfiez-vous de la première impression, c´est souvent la bonne". J´espère avoir laissé à mes élèves et à mes étudiants autre chose que de la rage, du scepticisme et de l´ennnui, surtout quand j´avais pour désir évident d´éveiller leur intérêt lors d´un premier cours. Je pense à mes élèves du lycée particulier de Nordfjordeid, , ceux qui m´ont invité à la fameuse fête du cochon, ceux aussi parmi lesquels se trouvait celui à qui j´ai "dédié" une chanson très particulière du chanteur Georges Brassens,  et plus tard ceux du lycée de Førde, qui, sans téléphone automatique en 1973, étaient les premiers de leur famille à aller si loin dans ce qu´il convenait d´appeler, avec des agrégés et un proviseur d´un autre âge, encore lycée d´enseignement général. Autres temps, autres moeurs.

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28 avril 2007 6 28 /04 /avril /2007 06:26

[ Feu de tous les dangers...]

Cela faisait plus d´un an que l´on en discutait tous les jours dans les journaux, à la télévision , en famille, entre amis, entre collègues : oui ou non, la Norvège devait-elle entrer en cette année 1972 dans le Marché Commun ? J´abitais le pays depuis juillet, et les discussions étaient de plus en plus passionnées, âpres, intenses. Je ne pourrai pas voter, mais je suivais avec intérêt évident, non les débats que je ne pouvais comprendre, faute de posséder la langue, mais les discussions que je pouvais entendre entre mes collègues de lycée de Nordfjordeid grâce aux traductions de l´un d´eux ; où lors de discussions que je pouvais avoir avec ma jeune femme Toril qui voterai non. Mon opinion n´était pas vraiment arrêtée : étant Francais, je ne voyais pas comment on pouvait voter "Non" à l´entrée de la Norvège dans le Marché Commun, mais commencant à connaître la Norvège autrement que comme simple touriste, je comprenais les arguments de ceux qui voulaient voter non. J´avais été membre d´un petit parti de gauche quelques années auparavant entre 1967 et 1970, aux ESU, la section étudiante du PSU ( Parti Socialiste Unifié), mais je n´avais en rien l´âme d´un militant. J´ai donc rapidement cessé de militer activement, puis de cotiser. Mettre mon bulletin dans les urnes me suffisait, même si l´un des slogans de 1968 des situationnistes et des plus ou moins gauchistes de l´époque proclamait haut et fort : "Elections, pièges à cons !"

Ce qui était nouveau pour moi en Norvège, c´était de découvrir le sérieux, l´engagement personnel et intense de chacun dans le débat ; avec des arguments qui n´avaient rien à voir avec les affirmations sans nuances des consommateurs souvent avinés et pilers inamovibles des cafés du commerce. Ceux que je cotoyais désormais pouvaient être contre ou pour, mais ils avaient des arguments convaincants sur la souveraineté du pays que la Norvège avait acquise depuis peu puisqu´elle ne datait que de 1905, après près de 400 ans d´occupations danoise de 1523 à 1814 d´abord, puis suédoise de 1814 à 1905 ensuite. Oslo n´avait pas à s´inféoder aux technocrates et bureaucrates bruxellois. Bruxelles était encore plus loin que Copenhague : un autre monde, une autre langue, un univers de paperasseries illisibles auxquels pour rien au monde le petit pays scandinave qu´était la Norvège ne devait s´atteler.

Les arguements économiques n´étaient pas moins convaincants : les petits paysans et les petits pêcheurs de l´Ouest et du Nord de la Norvège ne pourraient survivre à la concurrence des gros agriculteurs de l´Europe des six ou des propriétaires de bâteaux-usines qui viendraient pêcher dans les eaux territoriales norvégiennes. Seuls les cadres des grandes entreprises pétrolières, bancaires, industrielles et commerciales d´Oslo et des grandes villes somme Bergen, Stavanger et Trondheim, ainsi que les gros propriétaires terriens et les armateurs qui avaient longtemps faits la richesse du pays, étaient ouvertement pour l´entrée pratiquement sans condition de la Norvège dans le Marché Commun. Ce que les adversaires considéraient  comme étant les défenseurs des puissances de l´argent.

Sur le plan politique, seuls deux partis représentés à l´Assemblée Nationale ( = Le Storting ), étaient unis dans leur engagement pour ou contre :  la Droite ( =  H  = Høyre) était clairement pour l´entrée ; le Parti Paysan ( = SP = Senterpartiet ), était contre. Tous les autres partis politiques qui siégeaient à l´Assemblée Nationale étaient déchirés entre les partisans du "oui" et les partisans du "non": les Sociaux-démocrates ( =  AP = Arbeiderpartiet ),  la Gauche ( = V = Venstre ), les Chrétiens populaires ( = KrF = Kristelig Folkeparti ). Mais parmi les opposants farouches à l´entrée de la Norvège au Marché Commun, il faut ajouter deux petits partis non représentés à l`Assemblée Nationale : le Parti Socialiste Populaire ( = SF = Sosialistisk Folkeparti ), qui deviendra rapidement le Parti Socialiste de Gauche ( = SV = Sosialistisk Venstreparti ), et qui sera par la suite influent et reconnu, et le Parti Communiste de Norvège ( = NKP = Norges Kommunistiske Parti ), aujourd´hui exsangue. Tous les partisans à l´entrée s´étaient rassemblés dans un mouvement qui s´appelait " Oui pour le Marché Commun" ( = Ja til EF ), et tous les partisans du  "Non"  dans un mouvement appelé "Mouvement Populaire contre La CEE" ( = Folkebevegelsen mot EEC ). Je retrouvais ces clivages parmi mes collègues enseignants de Nordfjordeid, mes élèves, et les amis et collègues de ma femme Toril.

Au début de l´année 1972, j´étais encore en France et jeune cadre "Animateur de formation" dans une société d´assurances. L´un de mes supérieurs hiérarchiques avec qui je parlais souvent de littérature  car il appréciait particulièrement  Claude Simon qu´il lisait sans se cacher dans son bureau, ne pouvait croire au "Non" de la Norvège. Je ne le prédisais pas, mais je l´estimais possible. Le seul argument qu´il me donnait et répétait à satiété était simple mais non dénué de bon sens : " On ne peut s´opposer à l´Histoire ", " L´Europe désormais se construit ".  A l´époque, je ne connaissais guère l´histoire de la Norvège, mais étant encore un peu sociolgue, je mettais en avant les catégories sociales norvégiennes qui étaient contre l´entrée de la Norvège dans le Marché Commun, c´est-à-dire les petits paysans de l´Ouest et du Nord, les petits pêcheurs des deux mêmes régions, les souverainistes acharnés, ainsi que les adversaires chrétiens et tous les jeunes iroquois très orientés à gauche et l´extrême gauche genre soixante-huitards.

Les deux  jours du vote ont été deux belles journées d´automne du mois de septembre, en l´an de grâce 1972. Une date devenue date-phare dans l´histoire récente de la Norvège qui se demande encore souvent qu´elle âge elle peut bien avoir, pour citer un dessin célèbre de Theodore Kittelsen. Je ne pouvais évidemment voter. Le premier jour du vote, un 24 septembre pour être précis, d´innombrables feux furent allumés sur les sommets les plus élévés du département ( ou Comté ) du Sogn og Fjordane où j´habitais. Je pouvais même en voir un du balcon de mon duplex dans la ville de Førde. Ces feux me semblaient vouloir tenir éveillées des sentinelles attentives autour d´un bivouac allumé là pour s´opposer à l´attaque surprise de quelque ennemi irréductible. Les flammes s´élevaient au loin dans la nuit scintillantte et constellée, auréolée d´une lune blême et blafarde Je pouvais même percevoir comme des bruits d´ailes d´oiseaux apeurés, des sifflements qui troublaient le silence. Des hommes passaient devant ma fenêtre et palabraient en chuchotant. Je me souviens même que l´un d´eux avait sur l´épaule une faux, et un autre une fourche. Ma femme, assise sur une chaise de jardin, formait sur le balcon un tache blanche dans l´ombre. Je fumais sans rien dire. Allumer ainsi des feux sur le sommet des monts et des collines étaient dans la Norvège de toujours une tradition qui remontait au Moyen-Âge pour avertir que le pays était en danger. Ces feux brillaient dans la nuit comme des signes de détresse pour crier une douleur sans fin : celle que poussait tout un peuple de petits paysans et de petits pêcheurs devant le risque de perdre les liens ancestaux avec une Nature mystique que Nikolaï Astrup, le peintre de la région qui mériterait d´être plus connu internationalement, a su si bien rendre dans ses tableaux où il représente des feux de la Saint-Jean. Un cri de douleur d´autant plus déchirant qu´il dénoncait aussi le sentiment de trahison qu´hommes et femmes politiques auraient perpétué en encourageant à voter "oui", en vendant la Norvège éternelle enfin souveraine aux tenors d´une Europe lointaine, urbaine et dévoyée.

Le "non" l´emporta avec plus de 53% des suffrages exprimés, et près de 80% de votants. Les deux comtés de l´Ouest Sogn og Fjordane et Møre og Romsdal, ainsi que les trois comtés du Nord, le Nordland, le Troms et le Finnmark, frôlaient ou dépassaient les 70% de "non". Un "non" sans équivoque, donc.

Un nouveau referendum fut organisé 22 ans ans plus tard, en 1994. Les partisans du "oui", influents dans la société civile et politique ne voulaient pas s´avouer vaincus. Les arguments étaient exactement les même, avec en plus plus celui de mon supérieur hiérarchique francais du printemps 1972 : " 0n ne peut s´opposer à l´Europe en train de se faire". Si je pouvais voter aux élections municipales et régionales, je ne pouvais pas le faire pour des élections législatives et encore moins à un referendum qui engageait l´avenir du pays tout entier. Je ne manquais pas cependant de suivre passionnément les débats et même de discuter avec certains de mes élèves de Terminale en âge de voter du Baccalauréat International, dans le cadre de mes cours sur les institutions européennes. Certains étaient pour, certains étaient contre. J´estimais que le vote de 1972 révelait autant, sinon plus, une mentalité qu´une simple opinion politique. Je ne voyais donc pas comment une mentalité aussi profonde venant du Moyen-Âge et des Vikings pouvait changer dans un espace de temps aussi restreint que 22 ans. En 1972, je jugeais que la Norvège pouvait voter "non". En 1994, je prédisais qu´elle voterait ouvertement "non". Je ne me suis pas trompé. Le débat n´a plus de raison d´être aujourd´hui, sauf dans certains journaux en panne de sujets ou de lecteurs nostalgiques. La Norvège est certes un tout petit pays en Europe, mais faisant partie d´une Europe du Nord riche, prospère, démocratique, à la pointe d´un savoir-faire incomparable dans certains domaines comme l´exploitation du pétrole et l´informatique ; c´est pourquoi elle est aujourd´hui si fortement écoutée sur le plan international et diplomatique. Ce qui ne l´empêche pas d´être jalouse de ses prérogatives particulières et de son identité nationale. Des différences et des inégalités politiques, économiques, régionales, culturelles et linguistiques existent toujours ; même, elles ne sont pas négligeables. Mais grâce à sa pratique régionaliste, décentralisée et démocratique à l´extrême, à tous les échelons et à tous les niveaux, comme du respect fondamental de la liberté religieuse et d´expression,  - autant que grâce à ses richesses et au savoir-faire de ses cadres et représentants politiques en phase et à l´écoute de tous les citoyens et habitants -, la petite Norvège est largement écoutée dans le concert diplomatique des nations que jouent les grands et moins grands du monde. Qu´il suffise de mentionner pour mémoire et pour conclure, la reconnaissance des droits de l´homme et de la femme, la protection de l´environnement, et son récent engagement pour entraîner les grands du monde actuels et à venir comme la Chine, la Russie, l´Inde et le Brésil à lutter efficacement contre le réchauffement de la planète.

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11 avril 2007 3 11 /04 /avril /2007 09:54

[ Vadheim, Sunnfjord, autrefois ]

Tout en ayant un poste complet de professeur de Francais Langue étrangère à Førde, département ( ou Comté ) du Sogn og Fjordane en Norvège occidentale de 1972 à 1977, j´ai passé plusieurs examens pour régulariser ma situation dont un de francais en ne suivant aucun cours. Il faut dire qu´alors je n´avais à penser qu´à ma femme et moi, n´ayant pas encore de  véritables charges de famille. Mais passer l´examen final norvégien de francais "hovedfag" comme auditeur libre me semblait présomptueux. C´est donc tout naturellement que je me suis inscrit à l´Institut de Langues romanes de l´Université de Bergen. C´était oublier la distance et le temps et l´énergie ( sans parler des sommes d´argent ) qu´il fallait dépenser pour se rendre régulièrement à Bergen les jours ouvrables de la semaine.

J´avais recu par courrier postal la liste des cours de francais donnés chaque semaine. Je m´étais donc décidé à suivre des cours le mercredi, avec notamment de l´ancien francais et des cours sur  Francois Villon.

Je partais le mardi soir de Førde vers 20 ou 21 heures. Je laissais ma voiture sur le parking de la gare routière, à côté de la bibliothèque, pour prendre un car qui partait un quart d´heure ou vingt minutes  après. Un trajet de 37 kilomètres m´attendait pour gagner la petite ville "côtière" de Vadheim situé dans une anse relativement étroite et toute en longueur du Sognefjorden, le plus majestueux et le plus long fjord de Norvège avec ses 200 kilomètres qui pénètrent profondément dans les terres.

Avant même la sortie de la ville, une montée abrupte en lacets forts délicats commencait, surtout en hiver par temps de neige ou de verglas. Le car, comme les voitures, se limitaient à une vitesse de 30-35 kilomètres à l´heure. Même avec des pneus cloutés, j´ai souvent vu des voitures déraper sur le côté d´en face alors qu´elles descendaient la pente. Je m´en souviens d´autant mieux que je n´ai pu éviter plusieurs fois ce dérapage incontrôlé, malgré une vitesse réduite au maximun. Cela dit, la vue sur le centre ville, dans l´un des virages, est magnifique : on découvre des petites maisons individuelles en bois, entre des bosquets d´arbres le long du fleuve riche en truites et saumons qui traverse la ville ; et, sur le flanc de la montagne d´en face, des maisons de plus en plus cossues, imposantes et bourgeoises au fur et à mesure qu´elles occupent les hauteurs.

Le car s´élancait ensuite sur une route relativement sinueuse. Sur la gauche, se trouvait un lac gelé à partir de la mi-janvier, le lac de Langeland. Après une dizaine de kilomètres, on longeait les installations de pistes de ski et de tremplins de sauts. Par beau temps et tous les soirs les fanatiques du ski s´y retrouvaient. Plusieurs années après mon départ de la région, c´est sur une partie de ce plateau que la commune de Førde a fait construire un aéroport pouvant recevoir des avions beaucoup plus grands, et désenclaver ainsi encore davantage toute la région.

Le car s´arrêtait souvent, autant pour prendre de nouveaux passagers que pour laisser descendre des hommes, des femmes et des adolescents regagner leurs hameaux. Plusieurs de mes élèves y habitaient. Ils devaient faire chaque jour un trajet qui leur prenait aller et retour plus d´une heure. Le premier cours commencait à 8 heures. C´est dire qu´ils devaient se lever tous les jours de la semaine vers 6 heures du matin. Tous, sans exceptions, étaient les premiers de leur famille à avoir l´ambition d´obtenir l´examen d´enseigement général correspondant à celui du Baccalauréat, ce que l´on appelait à encore à l´époque "examen artium". Leurs pères et leurs mères avaient tous commencé à travailler à l´âge de 12-14 ans après les années d´école obligatoire, pour la plupart dans la ferme familiale. Au moment des moissons, des labours ou de l´arrachage des pommes de terre, il n´était pas rare de voir des élèves privilégier le travail des champs au travail scolaire. Leur apprendre le francais, qui était alors encore obligatoire au lycée, était sans doute pour certain un défi comparable à celui de devoir apprendre le latin soixante ou cent ans plus tôt. Mais pour d´autres, c´était une nouvelle fenêtre sur le monde. Pour moi, j´avais comme l´impression de vivre deux époques en même temps : la mienne propre et celle de ma mère juste après la première guerre mondiale. Initier ces élèves au francais, et, dans une certaine mesure, à une pensée autre, même élémentaire, a été dans ces années-là, plus qu´une source de joie et de bonheur : un véritable honneur. Je ne sais si je leur ai laissé quelque chose, mais eux m´ont donné beaucoup : leur soif d´apprendre et le désir de monter.

C´est vers 21 heures 30 - 22 heures 30 que partait de Vadheim le bateau pour Bergen. Il parcourait encore le Sognefjord comme alors les bateaux de lait et le bateau-bibliothèque "Epos" , qui lui, est toujours en activité. J´ignore totalement le nombre de passagers que ce bateau régulier pouvait prendre par nuit. La literie était impécable, mais les cabines étaient exiguës et le coin des sanitaires d´un autre âge. L´ odeur qui y régnait, par ailleurs, était indescriptible : un mélange âcre d´huile, de mazout, de sel marin et de bière qui vous prenait à la gorge dès que vous poussiez la porte. Elle vous donnait aussitôt l´envie de sortir. Mais l´odeur de la salle commune où l´on pouvait se faire servir quelques boissons chaudes et froides, et diverses viandes hachées surmontées d´oignons frits graisseux ( = karbonade ) ou d´un oeuf-à-cheval, n´était guère mieux, car il  s´y mêlait une odeur de saucisses, de cigarettes, de tabac gris et de cendres froides. Vous pouviez aussi vous faire servir, comme partout ailleurs, des longues saucisses genre "Strasbourg" dans une "galette de pommes de terre" ( = lompe ) ou un petit pain spécialement concu pour ce type de saucisses ( = pølsebrød ). Votre faim n´était que médiocrement apaisée ; et vous aviez pour la nuit des renvois incessants. Il fallait pourtant bien regagner votre cabine. L´odeur de tabac gris et de cendre de cigarettes froides roulées, au moins, ne se faisait pas sentir : il était en effet interdit de fumer dans les cabines.

Tant que le trajet se faisait entre les rives étroites du fjord, le bateau était stable. En revanche, dès que vous gagniez la haute mer entre des îles habitées ou battues par les vents et les flots, les vagues faisaient tanguer le bateau. S´endormir prenait un temps infini, et jamais je n´ai pu dormir correctement lors des trois ou quatre voyages que j´ai effectués entre Vadheim et Bergen.

Le bateau accostait vers 6 heures 30 du matin. J´entrais alors dans un café qui venait juste d´ouvrir et attendais l´heure de mon premier cours de francais, qui commencait, soit à 8 heurs 15, soit à 9 heurs 15. A part les heures d´attente que j´ai dû effectuer 30 ans plus tard pour renouveler mon passaport comme étranger,  jamais de ma vie je n´ai éprouvé autant que ces matins-là la véracité de l´expression "avoir deux ou trois heures à perdre ...". Lire m´était difficile, je n´avais pas vraiment de copies à corriger, et le temps ne s´écoulait pas. C´est pourtant pendant ces quelques heures que j´ai lu avec plaisir quelques pages de Rabelais dans sa langue bien à lui. C´est même sur lui que j´ai un certain temps envisagé d´écrire mon mémoire de maîtrise.

Je suivais, dans cette journée languissante du mercredi, deux ou trois cours qui duraient chacun deux heures. Je ne me souviens que d´un seul : le cours du professeur titulaire de la chaire d´ancien francais Lars Otto Grundt, ancien élève de l´école des Chartres. Un remarquable enseignant, érudit et philologue jusqu´au bout des ongles, mais intimidant au possible, et d´un humour pince-sans-rire aussi cinglant que déroutant, mais qui faisait réfléchir. - "Lisez ! " me demanda-t-il lors du premier cours où je me suis présenté. Il s´agissait de la strophe XXIV du Testament de Villon. Je n´avais aucunne notion de moyen francais, et ne savais en rien qu´il convenait de faire une différence entre l´ancien et le moyen francais. J´ai donc lu comme il m´avait demandé de lire lors de mon oral de francais de "mellomfag" qui portait sur un article fort long et ardu d´un géographe qui écrivait une fois par mois des chroniques imposibles et ultra sophistiquées dans le Journal Le Monde. Je connaissais ce géographe et lisait régulièrement ses chroniques, ayant passé en France un certificat de géographie humaine. Le jour de l´oral , il avait déclaré . " Vous savez lire !". Ses questions étaient en revanche à la fois fort retorses et très pertinentes. J´avais conscience de m´être relativement bien sorti de ses questions-traquenards. N´étant plus un adolescent, j´avais osé lui dire à la fin de l´oral : - " Vous faites souffrir !"  Il répliqua d´un trait, l´oeil percant et joyeux : - " C´est tout c´que j´sais faire !". Après ma lecture inconvenante de Villon, il dit d´un ton peu aimable, l´oeil tout autant percant mais plus froid que lors de l´oral : - "Vous lisez mal ! " Ce fut mon tour de répliquer d´un trait : - "C´est parce que j´n´ai pas compris ". Son oeil retors s´illumina. - " leschier " signifie "lécher" et a un sens érotique comme pour lécher un sexe". Les deux vers de Villon que j´avais lus signifiaient donc que Villon, dans sa jeunesse, n´avait pas craint d´être "gourmand" (= brûlé d´envie, par le plaisir ou le désir)  et  "débauché". Tous les cours de cet enseignant n´avaient évidemment  pas à chaque fois cette intensité, mais il y avait toujours quelque chose de surprenant à retenir. Les autres cours, en revanche, étaient franchement insipides.

Pour rentrer à Førde, je prenais un "Catamaran" à 16 heures 30 ( ou 17 heures 30 ), c´est-à-dire un hydroglisseur puissant et bruyant qui reliait en quelques heures différentes localités du Hordaland et du Sogn og Fjordane. Je descendais à un arrêt battu par les vents au bout d´une route qui existe encore où seules quelques voitures de particuliers et deux ou trois cars attendaient : Rysjedalsvika, au confluent de "La mer du Sogn" ( Sognesjøen ) et du "Fjord du Sogn" ( Sognefjorden ). J´avais encore 98 kilomètres à parcourir. Je passais par LeirvikFlekke où plus tard, à deux kilomètres près, s´installera le Nordisk United World College qui prépare 200 élèves du monde entier au Baccalauréat International, Dale i Sunnfjord où se trouve un pierre commémorative à la mémoire du poète néo-norvégien Jakob Sande ( 1906-1967) et Bygstad. J´arrivais ainsi chez moi vers 21 heures, 22 heures.

Le seul cours profitable était à mes yeux celui sur Villon. Pour me rendre à Bergen, il me fallait solliciter chaque semaine auprès de mon proviseur, neveu ( ou petit neveu de Jakob Sande ), une demande de congé sans soldes. Personne ne pouvait assurer mes cours. J´ai donc rapidement abandonné. Deux ans et demi plus tard, après la naissance de mes deux enfants, je déménageais pour Oslo et passais l´examen final de francais "hovedfag". Une nouvelle étape de ma vie commencait. Les conditions économiques, démographiques, idéologiques et politiques allaient être toutes autres.

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16 mars 2007 5 16 /03 /mars /2007 04:39

Quand je suis arrivé en Norvège en juillet 1972 pour m´établir définitivement - même si je ne le savais pas encore -, j´avais 28 ans, et ne connaissais pas un mot de norvégien. J´avais appris en décembre 1965, lors de la découverte de ce pays qui deviendra le mien, deux expressions : une de politesse que l´on dit à la fin de chaque repas, pour remercier la personne qui s´est chargée de préparer et servir le repas quotidien ( takk for maten ), et une formule de dérision, ironique et quelque peu irrévérencieuse, étant donné la personne à qui je l´avais dite, à savoir ma future belle-mère : "Vieille chouette !" ( gamle ugle ! )

Avant de m´établir, j´avais fait deux ou trois autres voyages. Je me souviens bien de tous, mais plus particulièrement du premier, puisque c´est celui au cours duquel nous avons décidé ma future femme et moi de vivre d´abord " à l´essai ", pour reprendre une expression de ma mère. Avant cette période de bonheur et d´approfondissement de soi et de l´autre, je travaillais à Paris et elle à Narvik, et nous faisions chacun la moitié du chemin pour nous rencontrer à Oslo. Mais quand je suis allé la rejoindre à Narvik durant l´été 1969 ( ou 1970 ? ), nous avons décidé de passer trois semaines pleines dans le grand Nord. Nous avons ainsi découvert en voiture une petite partie du Nordland, le Troms, le  Finmark  jusqu´à Kirkenes, - ville frontière avec l´ex-Union Soviétique -,  et la Finlande du Nord avec la ville de Rovaniemi. C´est à cette occasion que j´ai appris, presqu´à mon insu, quelques mots autant amusants qu´inattendus.

Nous étions dans le Finmark, et ma future femme avait décidé de rencontrer un de ses collègues bibliothécaire et ancien camarade d´études, à Karasjok. Il était déjà le responsable de la bibliothèque, marié et père d´une petite fille adorable et pleine de vie. Elle parlait bien, était vive et enjouée, et était entourée, comme il se doit pour une fille de bibliothécaire, d´un tas de livres d´images à sa portée. C´était  sans doute la première fois de sa vie qu´elle rencontrait un Francais, et sans doute aussi un étranger qui ne parlait pas sa langue, mais qui, par politesse et respect, montrait de l´intérêt à ce que l´on disait autour d´elle, - elle qui était le centre de toutes les attentions avec ses 3 ou 4 ans d´âge. L´enfant en Norvège est roi ; avant de devenir tyran.

Elle avait pris un livre d´images et me faisait la lecture. "Cochon ", et je répétais : " cochon ! ". " La poule " et je répétais du mieux que je pouvais : " la poule ! " . " Une otarie " et je répetais : " une notarie " . Ses yeux étaient de plus en plus malicieux et son sourire déjà enjôleur. " Hippopotame ! " -  " Ippoppotam ! ". Puis elle pointa du doigt une giraffe en disant " Eléphant !". Léger silence. Elle m´a alors montré un éléphant en dirant sans rire : " sjiraff ! ". Les adultes autour de moi s´étaient tus et regardaient la fillette aux yeux pétillants, les joues légèrement rosies. Elle retenait un sourire, mais je pouvais voir dans les commissures de ses lèvres qu´elle s´amusait follement de ma bonhomie stupide. J´ai alors pointé à mon tour la giraffe du doigt et j´ai dit de mon mieux : " chiraff ", puis: " éléfanntt  " après avoir pointé l´éléphant. Elle a alors rapidemment ajouté : " erter mannen ", ce qui signifie " taquine l´homme ". Les premiers mots de norvégien que j´avais spontament dit en décembre 1965 avaient certes suscité le rire avec ma " vieille chouette ! ", mais je pouvais aussi entendre dans le rire de la désapprobation. Les mots qu´une petite fille taquine me faisait apprendre 4 ou 5 ans plus tard suscitaient en moi une gêne identique. Ils permettaient le rire, mais relèguaient en  même temps l´homme jeune que j´étais, à sa place d´étranger, peut-être sympathique, mais différent, car ne possédant pas la langue la plus élémentaire à ses yeux.

Celle qui est devenue plus tard ma femme m´a aussi appris une "injure" que j´ai utilisée des années, la croyant à la fois mordante et malgré tout admise, comme " merde" en francais. Elle m´a fait croire que   "Bondevik " signifiait  "merde !", alors que c´était le nom d´un homme politique d´un parti chrétien qu´elle détestait.. J´aimais sans conteste les sourires que je pouvais susciter quand je lancais mon juron que je croyais signifiait " Merde !. Mais je me souviens aussi très bien de ma colère rentrée le jour où j´ai appris l´humble vérité. Avoir été trompé pendant des années aussi longtemps m´a aussitôt causé un malaise qui me revient aujourd´hui que je l´analyse autant que je le raconte. Les jurons sont pour moi des mots du coeur, et je crois qu´ils le sont pour n´importe qui dans n´importe quelle langue, à plus forte raison dans celle que l´on désire maîtiser du mieux possible par désir d´intégration.

Lors du même voyage de découverte du Grand Nord et des grandes étendues couleur terre ocre sans arbres, à perte de vue, sans horizon véritable, et qui rencontrent le gris du ciel les jours de brouillard, nous avons pris deux jeunes lycéennes qui faisaient du stop un samedi après midi. Elles faisaient 200 kilomètres pour aller gincher toute une partie de la nuit. Elles venaient de Vadsø ( ou de Vardø ), avaient déjà fait une soixantaine de kilomètres et devaient en faire encore 120 ou 150 ... .Nous les avons donc prises pour 70 kilomètres environ et nous les avons laissées à une patte d´oie quand nos chemins se sont séparés. Pendant le trajet, elle ne faisaient que parler de la ville où elles étudiaient, la qualifiant sans cesse de " ville de merde". Je ne me souviens pas si elles ont juré quand nous les avons laissées à la patte d´oie, mais elles ont clairement exprimé leur désapprobation devant notre refus de faire une rallonge de deux fois 70 kilomètres aller-retour pour leur permettre de gagner à temps leur piste de danse.

Les mots grossiers ou vulgaires ont toujours été pour moi un repoussoir. Ceux de Céline sont différents car il y a une ré-écriture évidente. Comme ceux de Zola qui a fait un vrai travail philologique. Il y a un livre norvégien récent que j´ai lu en traduction. Je sais bien pourquoi je ne l´ai pas aimé. Il emploie à longueur de pages des mots grossiers non travaillés par une écriture ; du moins dans ce que je crois avoir senti dans la traduction que l´ai lue. Il est possible que j´aie une sensibilté de femme de pasteur. Il est certain, en tout cas pour moi, que la langue est une donnée essentielle de l´identité. Les jurons en font forcément partie. Ceux que j´utilise dans mes colères, mes rages et mes sautes d´humeur me révèlent autant que ce que, sur un autre plan, je cherche à cacher mais réapparaît, notamment dans mes rêves, mes lapsus et mes actes manqués. Les analyser m´amuse au plus haut point.

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27 février 2007 2 27 /02 /février /2007 05:21

C´était en mai 1974, un beau jour de printemps, dans la commune de Naustdal, dans le Comté ( ou département ) du Sogn og Fjordane, près de Førde. J´avais donc juste trente ans et vivais en Norvège occidentale depuis un peu moins de deux ans. Mon fils aîné n´était pas encore né, et tout autour de moi éveillait mon intérêt d´ancien étudiant en sociologie qui avais aussi suivi des cours d´ethnologie et lu avec suffisamment d´intérêt des ouvrages de cette discipline que j´avais plusieurs fois fait des exposés devant mes camarades de faculté. C´est donc avec cet oeil de sociologue-ethnologue que j´ai assisté à cette vente aux enchères. Un collègue norvégien me l´avait signalé. Il a été un peu étonné que je désire assister à cette vente aux enchères, mais c´est sans hésiter qu´il m´emmena avec lui.  

[ Grenier sur pilotis ( stabbur ) ]

Cette ferme était isolée de tout, au bout d´un chemin à ornières qui faisait suite à une route non goudronnée qui ne menait nulle part, à 10-12 kilomètres de Førde, dans la commune voisine où vivait une de mes premières connaissances norvégiennes, le peintre Oddvar Torsheim. Tout devait être liquidé : les bêtes, les bâtiments, les meubles, les menus objets, la bibliothèque et les champs alentours. Les propriétaires s´étaient tués dans un accident de voiture et les héritiers directs, qui vivaient maintenant en ville et avaient une toute autre activité professionnelle, n´étaient pas intéressés à reprendre la ferme ou à l´aménager.

Le jour de la vente était un magnifique jour de printemps de la fin mai après mon second 17 mai, jour de la fête nationale. On sentait la vie renaître dans cette verdeur où les arbres bruissaient dans une légère brise, et où l´herbre drue et ferme était haute. Les acheteurs comme les badauds et les simples curieux pour ne pas dire voyeurs comme moi, étaient pleins d´attente devant la vente qui allait se dérouler. Le commissaire-priseur était aussi maire de la commune, et il exercait en même temps les fonctions d´"officier d´administration chargé du maintien de l´ordre et de la collecte des impôts dans les communes rurales", autrement dit "lensmann". Un notable donc, véritable homme à tout faire de la commune, qui connaissait tout le monde et que tout le monde connaissait. Il était grand, et sur ses deux ou trois marches derrière sa chaire de commissaire-priseur et son maillet en main, ses appels d´offres en dialecte étaient d´une fermeté sans failles, même si l´on pouvait y déceler de l´émotion et une chaleur qu´il ne cherchait pas à dissimuler, vu le caractère particulier de cette vente aux enchères.

C´est par le bétail que le commissaire-priseur commenca la vente : " Gje bod ! " ( Faites vos enchères !). J´ai oublié le nombre de bêtes qu´il y avait à vendre. Mais il prenait tout son temps, permettant à tous les acheteurs éventuels d´évaluer chaque bête aussi longtemps qui leur semblait bon. On alla chercher la servante qui connaissait chaque vache par son nom. Quand le commissaire-priseur se trompa sur l´âge d´un veau, elle n´hésita pas à prendre la parole pour préciser qu´il n´était pas né en mars mais en février. Un silence respecteux et plein d´attention s´installa alors dans toute l´assistance, et chacun et chacune pouvaient encore plus soupeser du regard chacune des bêtes qui allaient une à une passer dans d´autres mains. Puis l´attente, de respectueuse, se fit solennelle, comme si l´on voulait se recueillir une dernière fois en mémoire des propriétaires décédés si tragiquement. 

- " Gje bod ! " Une légère hésitation se fit sentir, puis on put entendre une première offre, suivie de beaucoup d´autres, d´une voix à chaque fois plus ferme. Des murmures s´élevaient au fur et à mesure que montaient les enchères. Quand ce fut la voix du Vieux Rex, un vert et solide vieillard de plus de 75 ans qui se fit entendre, et qu´il acheta une vache imposante aux naseaux noirs et luisants de bave, un moment de satisfaction passa ; et quand il quitta le centre de l´arène d´acquéreurs, une fois la dernière enchére terminée qui le faisait propriétaire d´une nouvelle vache, pour glisser à l´oreille du commissaire-priseur quelques mots et montrer sa connivence avec lui, tout le monde sentit qu´il y avait entre eux plus qu´un respect : une sorte de reconnaissance de pouvoirs partagés.

- " Gje bod ! " Les  enchères se suivaient avec naturel. Vint celle d´un petit paysan, sans doute pas très riche, qui se rabatta aur une vache assez maigre. Puis celle d´un imposant paysan-fermier, bien établi dans la région, probablement guère aimé, et qui porta son dévolu sur la plus grosse bête du lot après avoir parlé avec la servante qu´il avait fait revenir. Elle s´était alors approchée d´un grand tableau présentant l´âge, le poids, et le nombre de litres que chaque vache produisait. Elle avait murmuré quelques paroles à son attention, et c´est à la suite de cela que ce propriétaire avait commencé à faire des enchères. Personne ne le suivit longtemps. La vente se fit vite. Mais la servante ne rentra pas dans le bâtiment principal ; elle resta près du tableau jusqu´à la fin de la vente des animaux. Elle hochait légèrement la tête après chaque enchère qui montait, et souriait imperceptiblement après le prix définitif de chaque vache vendue.

- " Gje bod ! " Quelques jeunes paysans se sont alors risqués à lancer deux ou trois chiffres, mais ils se retiraient rapidement quand les prix montaient trop hauts. Ils ne pouvaient suivre les enchères. Ils ne montraient cependant aucun dépit, aucun signe d´impatience. Il m´est difficile de savoir s´ils désiraient réellement acheter ou non, s´ils voulaient vraiment acquérir une nouvelle vache et agrandir leur modeste troupeau, ou s´ils voulaient simplement montrer leur solidarité de paysans certes peu fortunés, mais attentifs à la valeur de chaque bête.

C´est vers la fin que l´on fit avancer le jeune taureau. - " Gje bod ! " Une assez jeune et très belle femme lanca un prix d´une voix qui ne portait pas. - " Høgre ! " ( Plus fort ! ). Elle répéta son offre. Plusieurs sourires s´esquissèrent. Ses cheveux de lin tranchaient sur la couleur sombre mais propre des habits des hommes. Deux ou trois enchères firent monter les prix, mais c´est elle qui emporta le taureau ; ainsi que les deux veaux qui suivirent.

De lente au début, la vente s´accéléra, non par précipitation ou parce que la vente s´éternisait,  mais parce qu´un rythme plus allègre avait été trouvé après l´enchère lente et retenue des bêtes. C´est sans transition que l´on était passé à la vente aux enchères des meubles. Une table et ses chaises. Un fauteuil assez usé. Un buffet. La vaisselle. Des livres vendus en lots. Et un dernier, unique en son genre, dans tous les sens du terme, parce qu´il avait des enluminures et deux fermoirs. Il datait du temps de la grande guerre du Nord entre Charles XII de Suède ( 1682-1718 ) et la Norvège, au début du XVIIIe siècle ; du temps du fameux Charles XII dont Voltaire conta l´histoire et les exploits. Mon coeur se mit à battre. J´eus une envie folle de lancer une enchère, mais n´osai ouvrir la bouche. Une première enchère fut donnée, puis une seconde. Je n´arrivais pas à me décider. J´esquissai un chiffre en norvégien dans ma tête, quand une nouvelle enchère fut proposée. Il me fallait  trouver un nouveau montant quand le maillet s´est abattu, inexorablement  : -" Vendu !" Je me maudis encore d´avoir été si gauche et emprunté. M´ouvrir plus tard au collègue norvégien qui m´avait signalé cette vente aux enchères n´a servi qu´à croître mes regrets.

On avanca alors une carriole qu´un jeune homme tirait par les brancards.- "Gje bod ! " Une femme, visiblement de la ville, lanca un prix dans sa langue à elle, différente de celle de tous les paysans et autres acheteurs de cette assemblée. Une contre-proposition fut aussitôt lancée dans le dialecte du pays. La femme renchérit aussi rapidement, et les enchères se suivirent à un rythme de plus en plus accéléré, au grand amusement de toute l´assistance qui avait compris que cette femme qui venait d´ailleurs voulait sa carriole quel qu´en fût le prix.. Quelques rires se firent entendre, mais personne près de la femme ne s´avisait de lui recommander la modération. Ella arriva à ses fins, et quelques applaudissements se firent entendre, sans que je sache s´ils s´adressaient à la femme ayant acquis la carriole, ou aux petits plaisants qui avaient fait monter les enchères pour la joie de tout le monde. Je touchais à nouveau du doigt toute la différence entre ceux et celles qui parlent les dialectes de la Norvège de l´Ouest et les autres, ceux qui viennent de l´Est, des grandes métropoles régionales et d´Oslo. C´est-à-dire toute la moquerie que beaucoup de gens de l´Ouest qui parlent leur propre dialecte portent à ceux qui viennent de partout ailleurs ; et réciproquement. La moquerie est bien atténuée aujourd´hui, mais l´opposition existe toujours. La langue mise à part, on pourrait parler de l´opposition clichée que certains Francais utilisent quand ils parlent de la "France profonde", pour paraphraser "ce mot hideux de province" qu´utilisa un jour  Malraux dans une belle formule, comme si l´autre France se devait d´être  "superficielle" .

Et puis, subitement, un silence se fit. Un nouvel acte allait commencer, à la fois acte final et point culminant de la pièce qui se jouait en plein air ; la vente de la ferme elle-même : le bâtiment principal, l´étable, la grange, les remises et le grenier sur pilotis si caractéristique des fermes norvégiennes où l´on entassait des trésors ; la farine, les céréales, les viandes séchées suspendues à des crochets ou des esses, et le bac à sel. Les pilotis ont 1 à 1,5 mètre de haut, et ont deux fonctions : empêcher que  l´humidité venant du sol herbeux gâte les vivres et les céréales en réserve ; empêcher que les souris et les rats pénétrent subrepticement. Aujourd´hui, sa fonction de huche à farine ou farinière n´existe plus, mais ces greniers sur pilotis, pour des raisons esthétiques et de sauvegarde du patrimoine rural, servent encore de remises pour les outils de la ferme ; à moins qu´ils ne servent pour les skis et les vieux meubles que personne n´ose vendre ou jeter. J´ignore aujourd´hui si cette ferme existe toujours en tant que ferme, mais je suis sûr qu´en mai 1974, ce grenier sur pilotis était encore utilisé comme au temps où la ferme avait été construite alors que la voiture hippomobile n´existait pas encore ou très peu utilisée.

Mon collègue norvégien se mit à pietiner sur place, autant d´impatience que pour se dégourdir les jambes. Les enchères pour la vente de toute la ferme allaient commencer. Le commissaire-priseur changea à nouveau de rythme pour faire comprendre à tous l´importance de l´enjeu. Il précisa, en martelant les mots importants de chaque phrase, qu´il était impossible de revenir sur un prix annoncé ; qu´il fallait payer comptant dans un délai de 15 jours à dater de ce jour ; qu´il fallait avoir en mémoire que l´acheteur ne serait propriétaire définitif qu´après trois ans révolus, car les héritiers avaient droit durant cette période de faire opposition. Le silence se fit encore plus intense. Puis il lanca à nouveau sa phrase de grand maître d´oeuvre : - " Gje bod ! " 

J´ai oublié le montant des premières enchères. Mais je me souviens de la barrière symbolique des 100.000, - Couronnes. C´était pour l´époque une belle somme. Le commissaire-priseur ne put s´empêcher de le faire remarquer. Un temps s´écoula, le commissaire-priseur reformula sa phrase rituelle ; une nouvelle enchère fut lancée. Le prix continua encore à monter quelque temps ; et puis, tout le monde put entendre le son mat du maillet une dernière fois. La vente était bien terminée. 

Le commissaire-priseur remercia alors tous les participants qui s´étaient engagés avec autant de ferveur pour sauver les biens mobiliers et immobiliers d´un des leurs disparu, incluant aussi bien les acheteurs de menus bibelots, croutons ou rogatons que les acquéreurs du bétail et le nouveau propriétaire de la ferme. Mais je sentais bien en même temps que je l´écoutais, même si c´était confus, qu´il soupconnait qu´un certain monde était en train de prendre fin. La localité de Førde où j´habitais désormais avait été choisie comme centre de développement pour désenclaver toute la région. Il ignorait bien évidemment ma présence. Mais elle était à mes yeux un signe qui ne trompait pas. La première crise du pétrole de décembre 1973 venait juste de se terniner. Le prix du baril avait quadruplé. Les années d´optimisme de l´après guerre et du plein emploi aussi. Tous le pressentaient, même si personne ne pouvait encore le formuler clairement.

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27 janvier 2007 6 27 /01 /janvier /2007 15:09

[ Jan Vaerten, l´hiver au corbeau 1946-1947 ]

Un dimanche froid et gris de février. Un père et son fils de moins de deux ans. Ils se promènent seuls dans un paysage à horizon fermé à cause du brouillard humide et lointain derrière les rangées d´arbres, des pins et des sapins qui couvrent le flanc de la montagne et qui semblent trembler de froid. Quelques souffles de vent secouent parfois les cimes. Les distances sont comme abolies.

Le père regarde le paysage vert, froid et blanc. Il porte aussi son regard sur le fils qui court., d´un pas maladroit, sur la neige caillouteuse du chemin et dure des bas côtés. Des corbeaux tournoient, pas très loin, et quelques uns se posent près d´eux. Le père regarde, sans vraiment s´y attarder, le manège des charognards. Il s´approche d´eux. Confiant, le fils aussi, quand soudain, les corbeaux s´envolent en poussant des croassement affreux et déchirants. L´enfant se met à pleurer et se précipite dans les jambes du père qui essaie tant bien que mal de le rassurer. Le père le prend dans ses bras, le caline, lui parle et lentement, se dirige vers une voiture garée tout près. L´enfant s´est calmé, mais souhaite quitter les lieux .

Plus tard, beaucoup plus tard, le père, deux ou trois fois, a tenté de parler avec le fils de ces corbeaux  noirs qui l´avaient effrayé. Mais le fils ne s´en souvient pas, et le père, avec ou sans raison, voit dans les habits noirs que porte souvent le fils, comme un rappel de ce matin lourd de menaces qui remonte périodiquement à la surface de sa mémoire, chaque fois qu´il se promène seul par un temps d´hiver de février où planent pesamment des corbeaux noirs qui croassent, "Noirs dans la neige et dans la brume / .../ Au vent d´hiver".

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23 janvier 2007 2 23 /01 /janvier /2007 15:14

Cela devait être à l´automne 1972 ou l´hiver 1973 et j´ai vécu sur le bateau-bibliothèque norvégien "Epos" une petite semaine qui a été l´une des semaines les plus enrichissantes de ma première année en Norvège.  

A part un seul lieu, Instefjord, je ne me souviens pas du nom des hameaux, villages ou bourgs où ce bateau-bibliothèque "Epos" a accosté, mais mes cinq sens ont été éveillés, et j´avais conscience en la vivant que je vivais quelques chose d´unique pour le Parisien que j´étais encore largement, à défaut d´être exceptionnel pour les Norvégiens qui travaillaient ou montaient sur ce bateau pas comme les autres.

Ce bibliobateau "Epos" est le seul qui existe en Norvège. En 2007, Il est toujours en circulation et c´est  l´un des rares au monde à exister. Il y a à son bord 6.000 livres, mais cette bibliothèque itinérante possède en tout 20.000 volumes. Tous les livres qui ne sont pas à bord sont entre les mains des lecteurs. Dans chaque localité où le bateau-bibliothèque s´arrête, une personne à pour fonction de suppléer un ou une bibliothécaire, et de faire circuler les livres empruntés parmi ses emprunteurs et les habitants du village. Durant l´automne, l´hiver et le début du printemps, il sillonne les communes maritimes qui n´ont pas de bibliothèque dans les trois Comtés ( ou départements ) de la Norvège occidentale ( = Vestlandet ) que sont le Hordaland, le Sogn og Fjordane et le Møre og Romsdal. Il propose aussi dans beaucoup d´endroits des programmes culturels réservés aux enfants.

Lors de la semaine que j´ai passée sur ce bateau, il desservait les villages de la côte du Sognefjorden, le plus long des fjords norvégiens, encaissé, majestueux et où se rencontrent, l´hiver, le froid de la glace, l´humidité du brouillard et le caractère cinglant du vent qui vous gifle les joues sans merci. Le soleil peut certes briller le printemps et l´été, et ces jours sont alors vénérés comme il se doit avec avidité. Mais ce qui caractérise surtout la région, c´est la pluie qui jamais ne s´arrête, qui peut durer des semaines, voire des mois entiers d´octobre à Pâques. Le record de pluie pour toute la Norvège revient d´ailleurs à une localité de la région, Brekke, avec 5.598 mm tombée au cours de la seule année 1990.

Je me souviens vraiment bien d´un seul hameau : Instefjord, à une dizaine de kilomètres de Brekke. A l´époque, en octobre 1972 , ou février 1973, ce hameau de trois fermes seulement n´était pas desservi par la route. On ne pouvait y accéder que par bateau : "le bateau de lait" ( = melkebåten ou plutôt mjølkebåten, pour respecter le dialecte du pays...) qui passait tous les jours pour mettre à son bord des dizaines de bidons de lait ; - et le bateau-bibliothèque qui passait deux fois par an. Plus, parfois, un bateau-taxi ou le bateau du médecin. Si les villageois manquaient de sucre, de café ou de tabac, il leur fallait ramer jusqu´à la boutique du village suivant ( = krambu ), et, par temps de brouillard, espérer des éclaircies pour distinguer dans le paysage des saillies servant de balise ou d´amer. Ce n´est qu´après la Seconde Guerre mondiale, qui est pour les Norvégoiens la "Grande Guerre", que les fermes d´Instefjord ont recu l´électricité. Cet isolement de plusieurs siècles explique sans doute que de tout temps, il n´a jamais été facile d´être Norvégien. La fréquentation constante d´un paysage où l´eau, la glace, la terre et le vent s´entremêlent jour et nuit, la solitude forcée au sein des fjelds et des fjords ont forgé et forgeront à jamais leur nature et leur savoir-être ( = væremåten ).

Le soir où le bateau-bibliothèque a jeté l´ancre à Instefjord, la totalité des habitants sont venus emprunter des livres : les enfants, les parents et les grands-parents. Chacun a pris ses livres, des gros, des petits, des minces, des longs ; - et dans tous les genres : romans, biographies, mémoires, poésies, récits divers. J´ai oublié le nombre que chacun a pris mais tous avaient les mains chargées de livres, et leurs yeux brillaient de plaisir. Il était évident que c´était pour eux une soirée particulière que personne ne voulait manquer. Le père ou la mère pouvait remettre un livre sur le rayonnage, en prendre un autre, demander l´avis de sa femme ou du grand-père, ou le conseil de la bibliothécaire, mais tous en prenait pour des mois ; jusqu´au prochain passage du bateau-bibliothèque "Epos". Le soir, ils sont tous revenus car un chanteur qui s´accompagnait à la guitare, Geir Lystrup, chantait des chants et des ballades ( = folkeviser ) typiquement norvégiens, mais aussi des chansons de sa composition ou traduites, je crois, par lui-même, comme par exemple "Il est trop tard" de Moustaki. Je n´ai jamais de ma vie vu un public aussi participatif, les jeunes comme les vieux. J´ignore s´il en est de même aujourd´hui, depuis qu´une route asphaltée existe, et plus encore maintenant à l´ère du "jet" et du "net". Mais le paysage et le climat n´ont pas changé, et je ne crois pas que trente cinq ans de temps suffisent à faire évoluer fortement les mentalités.

Je ne peux passer sous silence les odeurs qui émanaient du bateau. C´était un mélange d´huile,  d´essence, d´air marin et de graisse, voire de graillon, mêlée à l´odeur de bière. Le cuisinier était fort apprécié et faisait ce que les occupants locaux du bateau demandaient et aimaient : des saussices de différentes longueurs, de formes et de couleurs souvent accompagnées de purée, de pommes de terre en robe des champs, mais le plus souvent accompagnées de "raspeballer", ce que le dictionnaire traduit par "boulettes de pomme de terre". Cette traduction dit assez mal ce que sont ces boulettes, car il faut y ajouter, outre du sel en quantité, de la graisse et de la farine. Elles sont de la grosseur d´un oeuf d´autruche, fort compactes et difficiles à couper avec sa fourchette et son couteau.

Mais ce que le cuisinier a fait plusieurs fois en cette petite semaine où j´étais sur le bateau et que mes compagnons de voyage norvégiens appréciaient le plus, c´était ce qu´on appelle du "klubb", et que le dictionnaire, comme chacun sait expert en la matière, traduit de manière élégante : "boulette faite d´une pâte à base de graisse et de sang ou bien de poisson et de pommes de terre". A défaut de vouloir en manger, on comprend bien ce que c´est. La couleur est gisâtre, d´une grosseur comparable à celle des "boulettes de pommes de terre" précédentes, se coupent aussi mal, et laisse un goût indéfinissable. J´en ai mangé la première fois pour goûter, un peu moins la seconde fois, un peu plus les fois suivantes car il me fallait bien manger. Je savais, rien qu´à l´odeur qui sortait de la cuisine et qui envahissait tout le bateau, ce qu´il y aurait ce jour-là au dîner ( = middag ). Tous se réjouissaient. Le roulis du bateau accentuait encore ces relents de cuisine. Je ne garde pas de ces repas le meilleur souvenir. Mais les deux derniers jours de mon séjour sur ce bateau, alors que brillait un soleil pâle et tôt couché, ont été aussi riches d´émotions nouvelles que la soirée vécue avec tous les habitants du hameau d´Instefjord

Ma femme norvégienne y exercait le métier de bibliothécaire spécialisée dans la littérature pour enfants et adolescents. Mes vacances d´une semaine touchaient à leur fin. Je devais donc regagner mon lycée particulier, le fameux "landsgymnas" de Nordfjordeid.

J´ai oublié le nom de la localité où le bateau-bibliothèque "Epos" m´a déposé. Un taxi m´attendait. Il m´a conduit à un autre hameau ou village ( = bygd ) où un bateau de lait m´attendait. Le temps était froid mais spendide.

J´admirais pour la première fois la beauté prenante d´un paysage d´automne ou de printemps de la Norvège de l´Ouest où le ciel cristallin, la mer miroitante et des montagnes aux sommets couverts de neige se rencontrent pour pour défier l´imagination. Nikolai Astrup, en peignant les monts qui entourent le lac de Jølster, a su rendre ces reflets si particuliers. A un des arrêts, un homme est monté, simplement vêtu, maigre, et coiffé d´un chapeau qui lui donnait de l´allure. Il est resté tout le temps de la traversée sur le pont à contempler les versants de la montagne et les quelques fermes ou habitations qui défilaient au rythme du bateau. Il était évident qu´il connaissait bien les lieux, mais je sentais qu´il tenait comme moi à s´imprégner de leur apreté que le soleil tentait d´atténuer. Ses traits me semblaient connus et je crus reconnaître l´un des pères de famille que j´avais rencontré un soir au hameau d´Instefjord. Mais ni lui ni moi n´avons cherché à échanger quelques paroles.

A l´arrêt suivant, je pris un autobius. Il s´arrêtait souvent. La nuit commencait à tomber et le temps se couvrait. Le soleil ne brille jamais très longtemps sous ces latitudes en ces saisons. L´autobus s´engagea alors dans une route en lacets qui montait. De la neige couvrait déjà les bas cotés ; puis il se mit à neiger de la neige fondue. Ce que les Norvégiens appellent "sludd", mélange de pluie et de neige et qui vous cingle le visage à vous faire pleurer quand le vent souffle en même temps. Sans que je comprenne pourquoi, l´autobus s´arrêta à un col éclairé d´une lumière blafarde, mais sans éteindre son moteur. Personne n´attendait près du lampadaire unique et personne n´est descendu du car dans lequel j´étais assis. Je me demandais ce que l´on pouvait bien attendre quand un autre car arriva du versant opposé et se gara le long de notre car. J´ai alors compris que je devais changer de car, et que chaque car allait faire le chemin inverse avec de nouveux passagers montés au sommet du col. C´est assez tard dans la nuit que je suis arrivé à la gare routière de Førde où ma voiture attendait sur le parking attenant.

Pour moi, ces quelques jours ont été beaucoup plus qu´une semaine de vacances ou de détente. Ils m´ ont permis de commencer à comprendre comment l´on pouvait vivre avant l´ère de la voiture et de l´électricité dans une partie du monde où le climat ingrat invite davantage à s´exiler qu´à s´installer, -- ce que près d´un million de Norvégiens ont fait entre 1848 et 1929. J´ai aussi commencé à comprendre que la solidarité entre les habitants d´un hameau isolé de tout, pouvait en partie aider à supporter la rigueur de la vie quotidienne la plus humble, et que le geste le plus élémentaire du quotidien se doit d´être, à chaque instant de la vie, en accord profond avec le monde.

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21 janvier 2007 7 21 /01 /janvier /2007 16:12

[ Alambic miniature ]

Décembre 1965 : Je suis pour la première fois en Norvège depuis quelques heures. Mon amie norvégienne m´emmène chez celle qu´elle appelle sa seconde mère, une bibliothécaire et auteur de livres pour enfants Jo Tenfjord. Nous allons à pied chez elle. Elle m´accueille les bras ouverts.Sa fille et elle feront partie de mes meilleures amies. Elle sort plusieurs bouteilles de liqueur d´un petit buffet-secrétaire : Cognac, Grand-Marnier et "alcools norvégiens". Par politesse et curiosité je choisis un "alcool norvégien". La maîtresse de maison montre de l´étonnement et me le déconseille. J´insiste. Elle s´incline avec un sourire en coin. J´apprends mon premier mot norvégien : "Skål !" ( = à la tienne ), et je goûte. C´est à mon tour d´être étonné : c´est à la fois âcre et sirupeux et d´un goût plus que bizarre. J´ai appris plus tard que cela avait été "fait-maison" avec de l´extrait de plante ( = essens ) et de l´alcool à 90%. Inoubliable : la preuve !

Eté 1970 ou 1971 : Je suis dans le Finmark, le Comté ( ou département ) le plus au Nord de la Norvège qui a une frontière avec la Russie, ex-Union Soviétique. Les localités, bourgs, villages et hameaux sont distants les uns des autres de plusieurs dizaines de kilomètres. Peu d´arbres. Lumières d´été que j´apprendrai à apprécier plus tard. Les rares auberges n´en sont pas vraiment, plutôt des cafétérias qui ne servent ni vins ni bières. Nous allions à Vadsø  ( ou Vardø ), deux "villes de merde" ( sic ) d´après deux jeunes filles de 16-17 ans que nous avons prises en stop soixante dix kilomètres et qui faisaient environ cent cinquante kilomètres pour aller danser un samedi soir. Nous les avons laissés à une patte d´oie fort mécontentes que nous ne fassions pas une rallonge de deux fois soixante quinze kilomètres pour leur permettre d´arriver en avance à leur bal du samedi soir. Inoubliable : la preuve !

Nous arrivons enfin à Vardø ( ou Vadsø ). A jeun, après avoir pris nos dispositions pour la nuit, je bois en attendant le plat du jour que nous avions commandé, un demi-litre de bière presque d´un trait. Puis je commande un deuxième demi-litre pour accompagner ce que j´ai pris comme plat du jour. Une fois terminé, je me commande un troisième demi-litre. Je n´avais pas bu une seule goutte d´alcool depuis plusieurs jours. La tête me tourne. Je comprends pour la première fois de ma vie que l´on puisse avoir soif d´alcool, boire sans discernement et se soûler à la bière. Inoubliable : la preuve !

Juillet 1972 : Mon mariage dans la banlieue cossue, feutrée et huppée de la capitale Oslo. De France, nous avions mis dans le coffre de la voiture de dimension modeste qui se traînait sur les autoroutes allemandes, surtout dans les côtes, deux ou trois cartons de Gewurztraminer, d´autres vins d´Alsace et d´ailleurs, des rouges capiteux et des blancs secs, et plusieurs bouteilles de Champagne, du Mumm Rouge. A la frontière, nous avions déclaré le tout et payé les droits de douane qu´il fallait. "C´est un vrai déménagement !" nous dit un des douaniers. En effet, c´était un emménagement. J´avais invité ma mère, ma soeur qui n´a pu venir, mon témoin, et d´excellents amis. Je savais qu´il y aurait du saumon en entrée, du renne en plat de résistance et de la crème aux mûres arctiques ( = multekrem, et non moltekrem comme je l´ai appris plus tard ...). Je tenais à ce que les vins soient à mon goût : simples et selon ma bourse. Comme j´aime souvent dire, en parodiant De Gaulle " mon verre est petit, mais je bois dans mon verre".

J´ai tenu à ce que chacun soit servi autant qu´il le voulait pendant le repas. De même avec le champagne. Les bouchons ont sauté comme il le fallait. Personne n´a manqué de rien. A part une seule personne proche de la famille de ma belle-mère, personne n´a été ivre ni même "pompette". Ce qui a étonné ma belle-mère ; et cela m´a étonné que ma belle-mère l´ait été. Je n´ai jamais vu parmi mes amis, mes proches et les membres de ma famille que quelqu´un ait trop bu, surtout en famille. J´ai lu deux fois Lillelord de Johan Borgen ( 1902-1979 ), écrivain estimable, estimé et prisé pour ses romans et ses nouvelles, notamment ce roman. Il décrit les émois, les interrogations et les pulsions inavouées d´un enfant puis jeune adolescent de la très bonne société bourgeoise d´Oslo au début du XXe siècle. Il est fasciné par la pauvreté des classes laborieuses et la marginalité. Sa relation à l´alcool dans les deux derniers chapitres du roman me laisse incrédule : j´ai peine à croire aux situations imaginées par l´écrivain, qui sont à la fois réalistes par les lieux décrits et symboliques par le désir de descente en enfer du héros,  même si j´admets que boire à en perdre l´équilibre et la raison puisse exister dans toutes les classes sociales. J´ai à ce moment du roman plus de sympathie pour son Oncle Martin, vrai "soutien de la société" selon Ibsen,  que pour lui, qui lui dit : " Il ne faut jamais s´enivrer pendant une réunion de famille".

Plusieurs Noëls de suite : Je n´ai guère le souvenir de Noëls familiaux en France. Mais ils étaient l´occasion de bons petits repas soignés bien que traditionnels avec quelques vins qui cherchaient à sortir de l´ordinaire tout en étant de prix modérés. Le repas du jour de Noël dans ma belle-famille auquel j´ai dû me soumettre plusieurs années de suite avant la naissance de mes deux enfants, est quelque chose d´inoubliable : la preuve ! Du " fiskepudding" ( = "hachis de poisson cuit au bain-marie" selon le dictionnaire ; je dirai plutôt "quenelle de poisson" pour être plus positif en ce jour de fête célébré avec éclat dans toute la chrétienté ...), assaisonné de "sauce blanche" ( = sauce Béchamel ", toujours pour être positif et aimable ) , et accompagné d´une petite bouteille de bière légère de moins de 2% d´alcool. Puis, comme dessert, du riz au lait ( = risgrøt, pour encore éviter par courtoisie et amabilité la traduction que propose le dictionnaire qui fait, comme chacun sait, autorité : "bouillie de riz" ...). Inoubliable : la preuve !

1972 - 1974 : Nous somme invités, ma femme et moi, chez de bons amis, Sigrid N. et son mari Jarl. La soirée est simple et animée. Les enfants de nos amis sont couchés et la mère de Jarl, qui habite dans la même maison à un étage en dessous, ne dérange personne. Jarl va alors chercher dans sa cave - ou plutôt dans une pièce du sous-sol - une boisson jaune clair qu´il appelle jus de pomme. Il sert tout le monde en souriant. Je ne vois pas en quoi cela a le goût du jus de la pomme, mais ca se boit gentiment. Jarl apprécie de voir que j´apprécie. Il descendra une ou deux fois au sous-sol pour aller chercher d´autres bouteilles. Le moment du départ arrive. Sigrid et Jarl, presqu´en même temps, demandent qui va conduire. Il va sans dire que ce sera moi, ma femme n´ayant pas à cette époque passé son permis. Cris de Jarl et Sigrid :  " Tu as plus de 0, 5 pour mille d´alcool dans le sang !" - " Mais j´ai bu du jus de pomme !". Je n´avais pas compris que ce jus de pomme qui n´en avait pas le goût n´en était pas, mais de l´alcool maison fait clandestinnement ( = hjemmebrennevin ou heimebrennevin selon les dialectes...). J´ai oublié si j´ai conduit tout de même ce jour-là ou si nous sommes rentrés à pied. C´est l´une des rares fois où je n´ai pas été malade après avoir bu de l´alcool fait clandestinement. " A la tienne, Jarl ! "Inoubliable : la preuve ! 

Alcool clandestin bis :  Lorsque mon futur beau-frère était étudiant à l´Ecole Polytechnique de Trondheim ( ex-NTH ), il avait installé un petit ( ? ) alambic dans sa chambre d´étudiant pour faire de l´alcool en douce. Il l´utilisait encore dans mes premières années en Norvège, alors que ses enfants étaient tous petits. J´en ai bu plusieurs fois. C´était de l´abominable tord-boyaux qui m´a rendu plusieurs fois malade presque comme un chien. J´en ai bu dans d´autres circonstances avec neuf fois sur dix les mêmes effets que je ne décrirai pas : ils sont faciles à imaginer. Je peux vous renvoyer à Zola ou Céline. Inoubliable : la preuve !

Alcool clandestin ter : On achète de l´alcool à 90% ( ou 96% ), on ajoute de l´extrait de différents fruits : framboise, prune, fraise, raisin, etc. On verse dans cet alcool et cet extrait de plante ou de fruit de l´eau gazeuse ou plate et on dilue le tout. C´est sirupeux  au possible et ca vous dérange l´estomac presque aussi bien que le "véritable" alcool clandestin fait en alambic. On doit toujours le faire, puisque ces petites bouteilles d´extraits de plantes et de fruits se vendent encore dans les supermarchés du coin.

Passage de douane en 1973 : Lors d´un séjour en France et en Suisse durant l´été 1973, mon beau-frère s´était décidé à faire un peu de contrebande. Il a donc acheté un grand nombre de bouteilles qu´il a soigneusement calées dans les quatre dossiers de sa voiture. Pour ma part, je m´étais contenté de une ou deux bouteilles supplémentaires et une plante avec sa terre dans son pot. Cela aussi était interdit. Que pensez qu´à la plante il arrivât ? Elle mourût ! Les douaniers arrêtaient environ une voiture sur quatre. J´étais juste devant la voiture de mon beau-frère. C´est moi qui dû me ranger sur le bas côté pour subir le contrôle tant redouté de la douane. En me dépassant à faible allure, mon beau-frère me fit un petit signe discret de la main accompagné d´un sourire en coin. La première chose que les douaniers firent fut de secouer vigoureusement les quatre dossiers de la voiture. Ils me sermonèrent pour la plante en pot et sa terre. A chaque petit verre de l´alcool de poire Williams, nous évoquions, mon beau-frère et moi, ce passage de douane mémorable.

Décembre 2006 : Je recois une lettre mystérieuse de trois ou quatre pages plus qu´officielles de la Poste. Elle m´annonce que j´ai recu de France un paquet contenant de l´alcool. D´un certain BENDIST. Je ne connais aucun Bendist. Je dois payer 125,- Couronnes à la Poste, 175,- Couronnes au Ministère ( ou Direcrorat ) de la Santé ( ou le contraire...), et des frais de douane une fois ces taxes administratives acquitées. Je comprends après trois jours de réflexion que ce cadeau vient de ma soeur. Une faute de frappe rendait son nom incompréhensible : un "o" n´est pas un "d" comme dirait Victor Hugo avec son célèbre Jérimadeth, ville biblique bien connue depuis. Je lui téléphone. Elle m´avait envoyé une bonne bouteille de Dubonnet. Si j´avais accepté cette bouteille bon enfant, j´aurais dû payer environ le triple de ce qu´elle coûte réellement en Norvège ; prix qui est déjà plus du double de ce qu´il est en France. Peut être que j´aurais dû accepter ce cadeau venant du coeur, quel qu´en soit son prix. La relation à l´alcool des Norvégiens n´a pas fini de m´étonner. Cela touche au plus profond de leur savoir-être ( = væremåten ), et remonte à la nuit des temps.

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20 janvier 2007 6 20 /01 /janvier /2007 15:51

Je n´ai jamais eu de problèmes d´alcool. J´ai été franchement ivre une fois, deux jours avant mon conseil de révision, au cours duquel j´ai été déclaré  bon pour le service ; et cela m´a suffit. Il m´est certes arrivé, au cours de ma vie, d´être pompette plusieurs fois, mais jamais ivre au point de ne pas me souvenir ce que j´avais fait, y compris les jours où l´on s´y attendait, comme par exemple quand j´ai été invité par des élèves à une fête du cochon.

Francais de naissance et avant tout parisien, même si je me considère aussi largement charentais, j´ai toujours fait la différence entre la bière, le vin et l´alcool. Je peux boire une bière simplement pour me désaltérer, surtout en été ; ou en mangeant une choucroute ou des harengs. Le vin, je le bois essentiellement pour accompagner les plats qui me sont servis ou que je me fais : du rouge ou du blanc pour la semaine si c´est de la viande ou du poisson, un Bordeaux, un Bourgogne, un Beaujolais ou un Moselle si c´est un dimanche ou un jour un peu spécial. Parler de Morgon 1968 ou Pommerol 65 est trop avancé pour moi. Je peux parler du vin que j´ai dans mon verre, je ne peux parler vin. Quant aux alcools, c´est soit un apéritif genre whisky, ricard ou kirr, soit un digestif comme un cognac ou un Grand Marnier. Ma relation à l´alcool ne va pas plus loin. Pour parodier de Gaulle : " mon verre est petit, mais je bois dans mon verre".

Ma mère aimait accompagner son fromage avec une ou deux gorgées de vin. Agée, elle vivait seule et s´achetait de Cabernet d´Anjou. Mais il arrivait souvent qu´elle doive jeter le fond de la bouteille, car le vin qui restait était devenu aigre. Je me souviens qu´en 1954, elle avait salué les efforts de Pierre Mendès-France, alors Président du Conseil, dans sa lutte contre les bouilleurs de cru, et le fléau qu´est l´alcoolisme en France. Elle avait aussi approuvé ses dispositions pour faire boire du lait aux enfants des écoles. Pour moi, enfant de 10 ans, c´était une désagréable obligation : elle me forcait à ingurgiter d´immenses bols de lait dans un réfectoire tout en long et sentant l´eau de javel à 16 heures de l´après-midi. Je n´aimais pas le lait, ne l´aime toujours pas et le digère très mal. A dix ans, je commencais à avoir d´autres préoccupations que le lait ... 

Quelques années plus tard, quand ma mère, ma soeur et moi, pour attendre un train à Bâle ( ou  Zurich ), sommes entrés dans un restaurant près de la gare et que la servante peu aimable nous a précisé que l´on ne servait pas de vin, nous avons bien ricanné quand, après s´être décidé à prendre de la bière au lieu de vin,  elle nous a aussi dit d´un air excédé que le café ne servait pas du tout d´alcool. Il nous a bien fallu comprendre, et nous nous sommes inclinés, ne désirant pas changer de restaurant. 

C´est vraiment en Norvège que j´ai compris que la bière était de l´alcool. Et plus encore ce qu´était une politique de contrôle et de restriction. Il y a en France un monopole de tabac. Il y en en Norvège un monopole de vin. On peut certes acheter de la bière en épicerie, ou dans les surpermarchés que l´on trouve partout dans le pays, mais les bières dépassant 4,7% d´alcool, les vins et les alcools "forts" sont uniquement vendus dans des magasins spécialisés, les fameux "vinmonopolet". Il y a même des régions, notamment dans le Grand Nord, où il y a des "monopoles de bières". Ce n´était pas le cas à Førde ou Nordfjordeid. Entre 1972 et 1977, les années où j´y ai vécu, on pouvait acheter deux ou trois bouteilles de bière à l´unité dans les petites épiceries. Mais si on voulait acheter toute une caisse de 24 bouteilles, il fallait la commander en baissant la voix et passer par la porte de derrière le jour où on allait la chercher. Pour que personne ne sache que l´on n´était pas un abstinent.

Ma femme et moi avions fait la connaissance d´un juriste qui intervenait comme avocat à Førde, Alf B. Il commanda un jour toute une caisse de bière dans l´épicerie où nous avions l´ habitude d´aller. Le jour où il alla la chercher, l´épicier lui dit soudain : "Cachez-vous, votre mère arrive !" Je ne sais s´il s´est exécuté. Mais il avait plus de quarante ans, était marié, père de famille et donnait des conférences à l´Université de Bergen.

Nous connaissions aussi fort bien un professeur d´école primaire, marié à la bibliothécaire en chef, Roald F. Nous allions souvent chez eux bavarder, discuter de choses et d´autres et quelquefois déjeuner. Il y avait toujours des bières et parfois du vin. Mais ni Roald, ni sa femme n´achetaient de l´alcool à Førde. Roald ne voulait pas que l´on sache, en tant qu´enseignant ayant la charge d´éduquer les enfants de la commune, qu´il pouvait boire de l´alcool. Il achetait donc ses caisses de bières à Bergen quand il allait en voiture rendre visite à ses beaux-parents. Tout comme le vin. Car la commune, comme tout le Comté ( ou le département ) de Sogn og Fjordane à l´époque, n´avait aucun magasin vendant des vins et des alcools. On pouvait cependant en acheter, mais il fallait le commander auprès du "lensmann", c´est-à-dire, comme le précise en deux mots simples le dictionnaire qui fait autorité en la matière : "l´officier d´administration chargé de maintenir l´ordre et de la collecte des impôts dans les communes rurales". Ni plus, ni moins. Il est évident que ce notable fonctionnaire se devait d´être discret. Il n´était cependant pas en mesure de contrôler les allées et venues des habitants de sa commune qui, un certain jour de la semaine, allaient à la gare routière pour découvrir ceux qui emportaient des lourdes caisses venant de Bergen et estampillées des étiquettes du monopole des vins. Ces observateurs sans doute bien intentionnés pouvaient ainsi savoir qui, parmi les habitants de la commune, n´étaient pas abstinents.

Le jour où la commune a ouvert son propre monopole des vins, j´ai appris qu´il y avait deux catégories de personnes qui s´étaient rassemblées devant le magasin : ceux qui faisaient la queue pour pouvoir enfin s´acheter sur place une ou plusieurs bouteilles, et les curieux, badauds et censeurs qui voulaient voir qui faisaient la queue pour acheter. J´ai même appris que durant les premières années qui ont suivi son ouverture, le magasin a dû plusieurs fois être fermé pour cause d´incendie.

Alors que j´ habitais encore à Førde, ma femme et moi avions fait la connaissance du jeune assistant du juge, un certain F., amateur de jazz et joueur de flûte. Lors de son départ, il organisa chez lui une pendaison de crémaillère à l´envers. Il nous invita, avec quelques autres, dont son successeur, qui non seulement allait reprendre son poste mais aussi son logement. Ce dernier, le jour de la fête, avait oublié où exatement il devait se rendre. Il demanda donc à un passant où se trouvait le logement de l´assistant du juge. Le passant le renseigna aussitôt, en ajoutant avant de s´éloigner : " Je sais qu´il attend de la visite. Je l´ai vu emporter une caisse de bière". Ce qui fit une forte impression au nouvel assistant du juge qui allait devoir vivre à Førde plusieurs années de suite.  

J´ai encore du mal à comprende cette législation restricitive et cette suspicion vis-à-vis de l´alcool, même si elles ne sont plus aujourd´hui, en 2007, ce qu´elles étaient dans les années 1970. Certains magasins spécialisés dans la vente de vins, alcools et bières fortes sont maintenant des self-services. On ne fait donc plus la queue en tenant à la main son numéro pour attendre son tour et être servi comme on peut le faire dans une banque ou une pharmacie. Je ne crois pas non plus qu´un élève me dirait "skål" ( = à la vôtre !" ou plutôt  "à la tienne ! "... ) s´il me voyait accompagner un plat du jour avec une bouteille de bière faible en alcool. On pourrait en revanche certainement encore renvoyer trois jours du lycée un élève qui aurait jeter une bouteille de bière sur la portrait du proviseur. Mais sûrement  pas quinze jours, comme on l´avait proposé lors de mon premier conseil de classe, en 1973. J´avais été le seul a voter contre. Après délibération, la sanction avait été ramenée à huit jours. Mon voisin Einar Å., qui n´avait encore jamais mangé de pizza ni d´olives, s´était abstenu. 

Reste que la vente libre d´alcool n´est toujours pas autorisée dans les épiceries et les supermarchés. Ce ne sera sans doute pas demain la veille que ce le sera. Comme ce ne sera pas non plus demain que la Norvège entrera dans l´Union européeenne. La relation à l´alcool du Norvégien ne vient pas seulement de la législation ; elle est une part non négligeable de son mode de vie quotidien, et a pour racines et origines aussi bien son climat que la prise de position de l´Eglise luthérienne. Comme dirait BodinMontesquieu ou Hippolyte Taine.

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19 janvier 2007 5 19 /01 /janvier /2007 08:11

[ Jean Siméon Chardin : Bénédicité, 1740 ]

C´était ma troisième année en Norvège et ma deuxième année au lycée de Førde. La personnalité de mes collègues de ce petit lycée de province ne cessait de m´impressionner, tant du point de vue de leurs positions politiques sur tous les sujets d´ordre local ou national, qu´au sujet de leur engagement pour conserver vivant leur dialecte. Etant parisien d´origine, sans doute jacobin et donc partisan sans vraiment le savoir de la centralisation formatrice du territoitre national francais, j´étais encore peu sensible à la décentralisation et encore moins à la démocratie régionale. Je n´avais pas encore entendu, et pour cause, le mot de Mitterrand en 1981 : " La France a eu la centralisation pour se faire. Elle a besoin de la décentralisation pour ne pas se défaire." Cela dit, certains de ces collègues, avec qui je parlais souvent, devenaient peu à peu mes amis.

Le plus proche était un voisin, Einar Å., social-démocrate. Nous pouvions nous parler en étant sur nos balcons. C´est en l´invitant chez nous, que ma femme et moi, nous lui avons fait goûter pour la première fois de sa vie une pizza "faite maison"; ainsi que les olives. Ni lui, ni sa femme n´en n´avaient jamais mangé. La pizza peut presque être considérée aujourd´ hui, par les jeunes générations, comme le nouveau plat national, alors qu´autrefois, il n´y a encore pas si longtemps, c´était des "boulettes de viande à la sauce brune..." Mais en 1974-1975, la pizza était en zone rurale de la Norvège de l´Ouest inconnue et largement exotique. Autres temps, autres moeurs.

L´autre collègue avec qui j´échangeais avec plaisirs des points de vue sur tout ou rien, était le membre  du parti Chrétien Populaire, protestant convaincu, et qui récitait un bénédicité discret en ouvrant tous les jours l´emballage en papier de ses tartines de 11 h 30 ( = matpakke ). Je suis profondément non-religieux. Les "choses" de la religion ne me concernent pas. De part mon éducation, mais aussi par conviction et réflexion, je suis définitivement agnostique. Je crois aussi être réellement tolérant, et respecter profondément les croyances d´autrui quand je percois chez lui une conviction réelle, sincère et sans failles. Ce que je crois être le cas de ce collègue Lars Gunnar L, qui était alors professeur de physique et de mathématiques, et qui deviendra conseiller municipal, maire, député, ministre et Président de la commission du Budget de l´Assemblée nationale novégienne ( = Stortinget ) de 1997 à 2001 dans le gouvernement minoritaire dirigé par Kjell Magne Bondevik, chrétien populaire convaincu à défaut d´être convaincant comme Premier ministre.

Dans la salle de professeurs, les interventions de Lars Gunnar étaient toujours mesurées tout en étant fermes, et ne manquaient pas de m´impressionner. Ses remarques lors des conseils de classes non plus, toujours pleines de bon sens et défendant tout aussi bien les élèves maltraités que pourfendant les erreurs de l´administration. Le proviseur, à la fois par maladresse ou naïveté répétées, avait laissé entendre à certains élèves qu´ils seraient tirés au sort à un oral de géographie. Les élèves s´étaient évidemment fort bien préparés, et un nombre considérable d´entre eux avait obtenu la note maximale, soit l´équivalent d´un 18 ( ou 20 ) sur 20 ( = seks, six ). Ce qui n´avait pas manqué d´étonner l´ensemble des collègues. Cela s´était produit deux ou trois années de suite. Le doute n´était plus permis : le proviseur avait dévoilé à ces élèves ce qui aurait dû rester un secret. C´est Lars Gunnar L. qui avait été désigné -- ou qui avait pris l´initiative -- d´avertir le proviseur. Le tact avec lequel il s´est chargé de sa mission était tout à son honneur.

Je rencontrais quelquefois Lars Gunnar sur la piste de ski Langeland avec sa femme et ses enfants sur le plateau au dessus de Førde, plateau qui, plus tard, a en partie été utilisé pour le nouvel aéroport. Je me suis décidé un jour à l´inviter à dîner chez moi avec sa femme et ses enfants. Que servir ?  Nous avons décidé, ma femme et moi, de proposer une fondue bourguignonne. Mais que donner à boire ? C´était un peu plus délicat : ni Lars Gunnar, ni sa femme ne buvaient d´alcool. La soirée de la Saint-Jean chez mon proviseur, à la fin de l´année scolaire passée, n´avait cessé de m´impressionner. Mais je ne me voyais pas installer une table supplémentaire dans une pièce voisine. Nous avons donc décidé, ma femme et moi, que toutes les boissons seraient posées sur la table : les boissons minérales genre orangeade pour les enfants, le vin pour nous, et du thé pour Lars Gunnar et sa femme. A chacun de se servir comme il en aurait envie.

Les discussions allaient bon train et portaient surtout sur les enfants, sur des souvenirs d´enfance de chacun d´entre nous, de nos milieux respectifs, des lieux et des circonstances où nous nous étions rencontrés avant de nous marier. On ne m´a jamais demandé si j´étais catholique ou non, mais on faisait comme si. Chacun sait que la France est un pays catholique ; je devais donc être baptisé et catholique. Qu´officiellement, selon la Constitution, la France soit une "république sociale, indivisible et laïque" ( je cite de mémoire ), est une chose peu connue du commun des mortels, que ce soit en France même et encore plus à l´étranger. La France est certes de tradition catholique et judéo-chrétienne dans sa culture, mais les Francais d´aujourd´hui sont-ils catholiques dans leur vie et leurs pratiques de tous les jours, dans leurs quartiers urbains, dans leurs banlieues, et mêmes dans leus villages ? J´en doute. La France d´aujourd´hui est largement laïcisée. Reste qu´elle est percue par tout le monde comme catholique, et elle le restera probablement encore longtemps dans les esprits.

Le moment de passer à table arriva. Debout derrière sa chaise, Lars Gunnar dit en francais qu´il commencerait son repas par  "une petite chanson". Sa femme et ses enfants entonnèrent aussitôt d´une même voix le bénédicité. Etudiant à Poitiers en 1966-1967, j´avais eu comme ami un prêtre catholique, Rémi, qui ne portait jamais sur lui les signes distinctifs de son appartenance à l´Eglise. J´ai été un jour invité avec lui dans une famille nombreuse très croyante. Le chef de famille, en présence d´un prêtre, demanda humblement à "Monsieur l´abbé" de réciter le bénédicité pour lui. Le pauvre Rémi, surpris, se mit à bafouiller lamentablement. Rien de tel chez Lars Gunnar, sa femme et ses enfants : "Bénissez-nous, Seigneur, bénissez ce repas...etc". Sa "chanson" était claire, ferme et sans hésitation aucune. Lars Gunnar savait en modestie s´imposer.

Nous avons expliqué, ma femme et moi, comment se servir des fourchettes bourguignonnes, comment plonger dans l´huile bouillante du caquelon en fonte les morceaux de boeuf taillés en petits carrés, et comment les laisser le temps que l´on voulait selon que l´on désirait que chaque morceau soit cuit à point ou au contraire saignant. Le dîner eut beaucoup de succès. Nous n´avons pas manqué de le répéter avec d´autres amis. Mais je n´ai pas eu besoin les autres fois de faire du thé. 

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