Le fils de la maison avait atteint les sept ans. Il pouvait donc commencer à aller à l´école. A l´époque, entre 1972 et 1977 en Norvège, il fallait avoir sept ans révolus pour commencer l´école obligatoire. Le débat faisait rage entre les partisans qui voulaient que l´âge de début soit 6 ans, comme alors dans la plupart des pays "avancés" d´Europe ( selon l´une de leurs affirmations qui revenait comme un leitmotiv , - comme si une affirmation martelée à l´infini suffisait à convaincre ) -, et les partisans du maintien des 7 ans révolus pour le premier jour de l´école ; partisans traditionnels un peu dépassés, mais qui argumentaient avec conviction le rôle de la mère au foyer qui se devait d´être le plus longtemps possible auprès de son enfant , de sa naissance à l´âge de la scolarité pbligatoire. Face à eux, les partisans adverses qui estimaient que le développement de l´enfant était stimulé dès son entrée dans une école maternelle, mettant en avant la réussite francaise dans ce domaine. Il n´empêche que le débat était quelque peu faussé car le nombre des écoles maternelles était à cette époque dérisoire dans le pays. J´ai oublié l´année où l´âge d´entrée à l´école obligatoire a été porté à 6 ans, mais le nombre d´écoles maternelles était alors satisfaisant dans l´ensemble de toutes les communes qui s´élèvent à 435 ( si mes statistiques sont à jour. Rien à voir, donc,avec les quelques 36.000 communes francaises.)
Pour revenir au fils de la maison qui allait pour la première fois se rendre dans une école, il s´appelait Helge. Son père, mécanicien, travaillait. Sa mère aussi. Mais elle avait eu droit à une journée libre pour accompagner son fils de 7 ans à l´ école primaire près de chez elle. Le petit Helge était un garcon déluré, vif à souhait, actif grâce à des parents attentifs et attentionnés, à la réplique facile, et qui avait toute la journée ses activités d´enfant plein d´énergie et infatigable grâce à ses jeux, ses jouets, sa collection de petites voitures de toutes les marques, sa balancoire, ses camarades garcons et filles de son âge des maisons individuelles alentours, - et sa grand-mère paternelle qui avait son propre appartement dans ce que l´on peut appeler le sous sol de la maison (= kjellerleilighet ).
Sa mère, pour la première journée d´école de son fils, suivait la tradition. Elle l´avait habillé comme pour un jour de fête et lui avait expliqué que c´était un grand jour ; qu´il était désormais un grand garcon. Elle aussi s´était faite belle ; et elle avait pris son appareil de photos pour immortaliser cette journée pas comme les autres puisqu´elle allait engager les 10 ans à venir, - pour ne pas dire 13 -, de son fils Helge.
Placée à ma gauche à un repas d´anniversaire pour une dame qui célébrait ses 60 ans avec sa famille proche réunie, des amis d´enfance, d´adolescence, de jeune femme et de femme mûre, j´avais engagé la conversation sur cette première journée d´école de son fils Helge, car c´était chez elle, son mari et ses deux enfants Jorunn et Helge que ma femme Toril et moi devions passer la soirée. L´évocation de souvenirs que j´entreprends depuis une dizaine de mois ne manquent pas de me ravir de plus en plus. Ma voisine de table ne parlait que de la beauté du jour, de la tenue de son fils de 7ans habillé comme un roi, des photos prises. Je n´étais certes pas présent lors de la prise des photos et pas davantage un peu plus tard, quand tous les parents ont été invités à pénétrer dans la salle de classe pour assister avec l´institutrice à la prise en charge de tous les enfants de 7 ans. Le soir, l´enfant de 7 ans n´était que colère, rage et désespoir. Tout était idiot ( = dum ) : la maîtresse, la journée, les enfants, les jeux, les tables, le tableau. Il n´avait rien appris. il ne voulait pas y retourner. Sa mère n´avait aucun souvenir de ce comportement. Je ne me souvenais que de la rage et de la colère de l´enfant. Dum. Dum. Dum. Je ne chercherai pas à savoir aujourd´hui qui, d´une mère ou d´un regard extérieur étranger, a raison en cette matière.
J´ai commencé l´école à 5 ans et demi. Rétrospectivement, je considère que vu mon manque de "maturité" à l´époque, c´était trop tôt. Je n´ai cependant pas le souvenir que c´était "idiot". Helge a commencé après avoir eu 7 ans. Je n´ai jamais rencontré son institutrice. Je m´abstiendrai donc de porter un quelconque jugement sur cette première journée vécue par le petit Helge devenu suffisamment grand qu´il était en âge de commencer l´école obligatoire. Mais quand mon fils aîné Erik a eu 6 ans, j´ai tout fait pour qu´il puisse commencer son école norvégienne dès cet âge. Il a fallu pour cela qu´il passe des tests auprès d´un psychologue. Qui a refusé catégoriquement qu´Erik commence un an plus tôt par manque de "maturité". Je n´ai pas trouvé cela "idiot" mais presque. Il était déjà parfaitement bilingue et arrivait à lire quelques mots simples dans les deux langues. Etant têtu comme une mule, j´ai contourné la difficulté en lui trouvant un professeur privé de francais. Deux heures de francais par semaine, plus papa qui lui faisait réciter son alphabet francais. Quand il est entré à 7 ans dans le système scolaire norvégien, il n´a pas, à mon grand soulagement, trouvé cela "idiot". Il faut dire que son institutrice était d´une intelligence et d´une flexibilité exemplaire. Mon fils garde d´elle un excellent souvenir et elle aussi de lui, car il m´arrive encore de la rencontrer et de lui parler quand je fais mes courses. Deux ans plus tard, son école est devenue un collège. Cette instritutrice n´a pas souhaité devenir institutrice de collège. Elle a donc changé d´établissement. Pour les années qui restaient, l´école pouvait rester école primaire, mais les petites classes ne seraient pas renouvelées. Mon fils a donc pratiquement toujours fait partie de la dernière classe. Avec une nouvelle institutrice. Je ne me souviens pas de son nouveau premier jour d´école alors qu´il avait 9 ans. Mais je me souviens de sa rage, de son désespoir et de sa colère les jours suivants. Et de la haine que je pouvais voir dans ses yeux quand le soir, j´essayais de le faire parler sur ce qu´il avait fait, appris, lu ou écrit. Il n´utilisait pas le mot "idiot", mais je pouvais voir qu´il n´en pensait pas moins. Ce qui m´inquiétait le plus c´est qu´il se fermait de plus en plus aux questions que ma femme et moi pouvions lui poser. De plus, il n´avait pratiquement jamais de devoirs à faire à la maison. Après avoir renccontré son institutrice une première fois,après plusieurs semaines bien longues d´attente, cela a été à mon tour de marmonner entre les dents "idiot"; ou plutôt " pauv´e conne".
La même année, mon second fils Nicolaï commencait l´école norvégienne, dans une autre école que celle de son frère Erik puisque cette école ne prenait plus les élèves des deux premières années. Il avait 7 ans Je n´avais pas cherché à le faire commencer à 6 ans. Après deux ans de réflexion, j´avais finalement accepté l´avis du psychologue norvégien qui mettait en avant la maturité des élèves et le souhait que les élèves, qui devaient être ensemble plusieurs années de suite, aient tous sensiblement le même âge. Argument somme toute, - et tout compte fait -, de bon sens, et qui est, comme chacun sait, la chose du monde la mieux partagée. Comme pour la mère du jeune Helge plusieurs années auparavant, je me suis rendu avec lui et ma femme Toril à son premier jour d´école. Je n´avais pas avec moi d´appareil de photos. Mais il était habillé comme un roi. Le soir, quand il est revenu après cette première journée d´école, il était rayonnant de joie. Bavard, exalté. Il avait fait ci, il avait fait ca.
Il a maintenant avec sa compagne Pia deux petites filles de 3 ans et demi et 14 mois, Tiril et Thea. Elles vont toutes les deux à un jardin d´enfants. Autres temps, autres moeurs. Elles sont entourées d´amour de tous les instants, ainsi que de livres, de jouets, de jeux et de rires, dans toutes les pièces et à tous les étages de leur grande maison où déambulent en toute liberté deux beaux chats. Quand l´aînée aura 6 ans, - ce qui à mon âge et au sien est demain -, je me promets de prendre avec moi mon appareil photo numérique pour permettre à tous d´avoir des souvenirs de son premier jour d´école. Mais aussi, je l´espère, de capter son sourire et sa joie et son rayonnement comme étaient ceux de son Papa il y a plus de 25 ans. Pour elle, il est fort probable que la période qui s´ouvrira devant elle ne sera pas de 10 ans , mais de 13.
J´ai enseigné près de 35 ans dans un lycée, et, - par intermittence et à trois périodes différentes, près de 10 ans à l´ Institut de Francais de l´Université d´Oslo comme assistant non titulaire. Dans le jargon de la pédagogie, on appelle la prise de contact, - la première lecon -, "la lecon zéro". J´ai toujours bien préparé cette "lecon zéro", ayant depuis longtemps en tête cette formule à l´emporte-pièces de Napoléon ( ce qui est la moindre des choses pour un caporal devenu général ) : " Méfiez-vous de la première impression, c´est souvent la bonne". J´espère avoir laissé à mes élèves et à mes étudiants autre chose que de la rage, du scepticisme et de l´ennnui, surtout quand j´avais pour désir évident d´éveiller leur intérêt lors d´un premier cours. Je pense à mes élèves du lycée particulier de Nordfjordeid, , ceux qui m´ont invité à la fameuse fête du cochon, ceux aussi parmi lesquels se trouvait celui à qui j´ai "dédié" une chanson très particulière du chanteur Georges Brassens, et plus tard ceux du lycée de Førde, qui, sans téléphone automatique en 1973, étaient les premiers de leur famille à aller si loin dans ce qu´il convenait d´appeler, avec des agrégés et un proviseur d´un autre âge, encore lycée d´enseignement général. Autres temps, autres moeurs.