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15 janvier 2007 1 15 /01 /janvier /2007 09:19

J´avais en France enseigné quelque peu, à l´université d´abord, puis dans une entreprise d´Assurances comme animateur de formation. Enseigner ma propre langue à des grands adolescents dans un pays étranger était nouveau pour moi. Je m´y suis livré avec détermination, sans hésiter, sans retenues, sans arrières pensées.

Mes élèves, plus âgés que la normale, n´avaient que quelques années de moins que moi ; la plupart de mes collègues avaient à peu près mon âge ou seulement quelques années de plus. Cela a certainement contribué à faciliter mon insertion. Je me suis jeté avec enthousiasme dans la nouvelle donne qui m´était offerte.

J´avais deux catégories d´élèves : des scientifiques ( = reallinje )et des anglicistes ( = engelsklinje ). Certains étaient motivés, d´autres moins. Les scientifiques ne travaillaient guère le francais, mais ils étaient généralement plus vifs que les anglicistes et comprenaient mieux les nécessités grammaticales du francais que les autres, car il les prenaient un peu comme des données mathématiques que l´on ne discutaieint pas. Alors que les anglicistes comparaient toujours avec l´anglais, ce qui faussait tout ou presque : l´ordre des mots, la prononciation, la mélodie, l´accentuation, l´emploi des prépositions.

Curieusement cependant, j´ai découvert que le plus délicat dans mon enseignement se situait ailleurs que dans l´enseignement de la grammaire, de la civilisation ou de la littérature : dans l´horaire. La journée était continue, et j´avais souvent les deux dernières heures de la journée, c´est-à-dire la 6e ou la 7e heure vers 13 h 30 -14 heures. Le petit déjeuner pris à 7 heures ou 7 h 30 du matin au plus tard était loin, et la pause-tartines ( = matpakke ) de 11 h 30 aussi. Les cours "normaux" étaient alors difficiles à faire passer, surtout le vendredi et le samedi en fin de semaine. Leurs esprits étaient visiblement ailleurs.

Il m´arrivait souvent d´entendre des classes chanter, soit en anglais, soit en allemand, voire en norvégien, notamment en fin de journée. Il n´a pas fallu longtemps pour que deux ou trois élèves désirent chanter en francais. Il y avait dans la salle de musique deux ou trois jeux de 15 livres chacun ( = klassesett ) à la disposition des professeurs ainsi que deux ou trois guitares suspendues au mur. Le choix des chansons francaises était plutôt maigre : Le Déserteur de Boris Vian, La Marseillaise, et une chanson à boire, l´incontournable Chevaliers de la Table ronde connue du monde entier. Il fallait faire du neuf avec du vieux.

C´est ainsi que j´ai introduit en 1972-1973 Milord et Non, je ne regrette rien d´Edith Piaf, La Chanson pour l´Auvergnat et Le Parapluie de Brassens, Si tu t´imagines de Raymond Queneau chanté par Juliette Gréco, Ma solitude et Il est trop tard de Moustaki, Comme un arbre et San Fransisco de Maxime Le  Forestier, C´est presque l´automne, Dans le soleil et dans le vent, et Pauvre Rutebeuf de Nana Mouskouri, ainsi que Barbara, Marie-Paule Belle, Aznavour, Jacques Brel et quelques autres.

Deux ou trois filles chantaient remarquablement bien. Pauvre Rutebeuf, chanté par l´une d´elle, était un régal. Plusieurs pouvaient également s´acompagner à la guitare après avoir entendu la mélodie seulement une ou deux fois. Je n´ai jamais vraiment su chanter, mais mon rôle était de les accompagner, de les guider, de les entraîner, non de chanter moi-même. Quant au la, c´était toujours l´une des filles de la classe qui le donnait. Chanter s´avérait un excellent moyen de leur apprendre le francais et de prononcer les voyelles et les consonnes le mieux possible. J´évitais à ce moment-là de faire de la grammaire ou de la civilisation, refusant de mélanger les genres et les plaisirs comme j´ai pu voir certains collègues le faire plus tard alors que j´étais devenu lecteur itinérant/attaché linguistique.

Un matin, tout le lycée était en grand émoi. Un élève avait volé une voiture, avait conduit en état d´ivresse et s´était fait prendre dans un contrôle de police. Je ne me souviens pas s´il avait eu un accident ou non. Mais tout le monde le condamnait. L´emprise de l´alcool n´était pas une excuse. Certes.

Je ne sais pas ce qui m´a pris, mais j´ai sur le champ décidé, sans préparation aucune, d´introduire dans la classe Les quatre bacheliers de Brassens : Sans vergogne / La vraie crème des écoliers, / Des écoliers / Pour offrir aux filles des fleurs / Sans vergogne / Nous nous fîmes un peu voleurs /

Cet élève n´était pas un bon élève et le francais ne l´intéressait pas.

Avant de faire chanter, j´avais l´habitude de faire écouter la chanson en son entier, sans rien commenter. Les explications linguistiques proprement dites venaient après la première audition. Ce que je n`ai pas fait ce jour-là. J´ai oublié ce que j´ai dit. L´heure, déjà, était insolite : ce n´était pas une dernière heure, mais une première ou seconde heure. J´avais le visage un peu rouge et étais quelque peu ému. Vu les circonstances, la classe à tout de suite senti que quelque chose de particulier se passait. Quand le moment est venu, après avoir fait écouter une première fois la chanson en son entier, j´ai essayé d´expliquer le plus simplement possible ce qu´était un sycophante : un dénonciateur de voleurs de figues, c´est-à-dire quelqu´un qui montre à la vindicte populaire un pauvre malheureux qui s´est égaré quelques instants, - autrement dit un délateur : Sans vergogne / Aux gendarmes nous ont trahis / Nous ont trahis / Et  l´on vit quatre bachelies / Sans vergogne / Qu´on emmène les mains liées /

Je n´ai pas tellement eu besoin d´expliquer ces mots et guère plus les mots suivants quand trois des quatres pères des mauvais garcons : En perdirent tout leur sang-froid / Tout leur sang-froid / Et comme ils ont déclaré / Sans vergogne / Qu´on les avaient déshonnorés / Déshonnorés /

Quelques élèves ont voulu cependant connaître quelques détails de vocabulaire. L´élève voleur faible en francais n´avait pas besoin d´explicatons superflues. Il voulait entendre la suite : il fit taire les deux ou trois raisonneurs : Le quatrième des parents / Sans vergogne / C´était le plus gros, le plus grand / (...) Dans le silence on l´entendit / Sans vergogne / Qu´il lui disait : "Bonjour, petit, / Bonjour petit /

Ma classe n´était ni une cellule ni un prétoire. Mais quand : On le vit, on le croirait pas / Sans vergogne / Lui tendre sa blague à tabac / Blague à tabac / elle faisait corps avec moi.

Un silence certain régnait. Je ne sais aujourd´hui s´il était respectueux, gêné, poli ou pesant. Mais jamais je n´ai eu d´attention aussi soutenue pour une chanson de Brassens.

Je ne sais s´il eut raison / Sans vergogne / D´agir de telle facon / (...) Mais je sais qu´un enfant perdu / Sans vergogne / A de la corde de pendu / (...) Quand il a / Sans vergogne / Un père de ce tonneau-là / Ce tonneau-là.

  

 

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