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27 février 2007 2 27 /02 /février /2007 05:21

C´était en mai 1974, un beau jour de printemps, dans la commune de Naustdal, dans le Comté ( ou département ) du Sogn og Fjordane, près de Førde. J´avais donc juste trente ans et vivais en Norvège occidentale depuis un peu moins de deux ans. Mon fils aîné n´était pas encore né, et tout autour de moi éveillait mon intérêt d´ancien étudiant en sociologie qui avais aussi suivi des cours d´ethnologie et lu avec suffisamment d´intérêt des ouvrages de cette discipline que j´avais plusieurs fois fait des exposés devant mes camarades de faculté. C´est donc avec cet oeil de sociologue-ethnologue que j´ai assisté à cette vente aux enchères. Un collègue norvégien me l´avait signalé. Il a été un peu étonné que je désire assister à cette vente aux enchères, mais c´est sans hésiter qu´il m´emmena avec lui.  

[ Grenier sur pilotis ( stabbur ) ]

Cette ferme était isolée de tout, au bout d´un chemin à ornières qui faisait suite à une route non goudronnée qui ne menait nulle part, à 10-12 kilomètres de Førde, dans la commune voisine où vivait une de mes premières connaissances norvégiennes, le peintre Oddvar Torsheim. Tout devait être liquidé : les bêtes, les bâtiments, les meubles, les menus objets, la bibliothèque et les champs alentours. Les propriétaires s´étaient tués dans un accident de voiture et les héritiers directs, qui vivaient maintenant en ville et avaient une toute autre activité professionnelle, n´étaient pas intéressés à reprendre la ferme ou à l´aménager.

Le jour de la vente était un magnifique jour de printemps de la fin mai après mon second 17 mai, jour de la fête nationale. On sentait la vie renaître dans cette verdeur où les arbres bruissaient dans une légère brise, et où l´herbre drue et ferme était haute. Les acheteurs comme les badauds et les simples curieux pour ne pas dire voyeurs comme moi, étaient pleins d´attente devant la vente qui allait se dérouler. Le commissaire-priseur était aussi maire de la commune, et il exercait en même temps les fonctions d´"officier d´administration chargé du maintien de l´ordre et de la collecte des impôts dans les communes rurales", autrement dit "lensmann". Un notable donc, véritable homme à tout faire de la commune, qui connaissait tout le monde et que tout le monde connaissait. Il était grand, et sur ses deux ou trois marches derrière sa chaire de commissaire-priseur et son maillet en main, ses appels d´offres en dialecte étaient d´une fermeté sans failles, même si l´on pouvait y déceler de l´émotion et une chaleur qu´il ne cherchait pas à dissimuler, vu le caractère particulier de cette vente aux enchères.

C´est par le bétail que le commissaire-priseur commenca la vente : " Gje bod ! " ( Faites vos enchères !). J´ai oublié le nombre de bêtes qu´il y avait à vendre. Mais il prenait tout son temps, permettant à tous les acheteurs éventuels d´évaluer chaque bête aussi longtemps qui leur semblait bon. On alla chercher la servante qui connaissait chaque vache par son nom. Quand le commissaire-priseur se trompa sur l´âge d´un veau, elle n´hésita pas à prendre la parole pour préciser qu´il n´était pas né en mars mais en février. Un silence respecteux et plein d´attention s´installa alors dans toute l´assistance, et chacun et chacune pouvaient encore plus soupeser du regard chacune des bêtes qui allaient une à une passer dans d´autres mains. Puis l´attente, de respectueuse, se fit solennelle, comme si l´on voulait se recueillir une dernière fois en mémoire des propriétaires décédés si tragiquement. 

- " Gje bod ! " Une légère hésitation se fit sentir, puis on put entendre une première offre, suivie de beaucoup d´autres, d´une voix à chaque fois plus ferme. Des murmures s´élevaient au fur et à mesure que montaient les enchères. Quand ce fut la voix du Vieux Rex, un vert et solide vieillard de plus de 75 ans qui se fit entendre, et qu´il acheta une vache imposante aux naseaux noirs et luisants de bave, un moment de satisfaction passa ; et quand il quitta le centre de l´arène d´acquéreurs, une fois la dernière enchére terminée qui le faisait propriétaire d´une nouvelle vache, pour glisser à l´oreille du commissaire-priseur quelques mots et montrer sa connivence avec lui, tout le monde sentit qu´il y avait entre eux plus qu´un respect : une sorte de reconnaissance de pouvoirs partagés.

- " Gje bod ! " Les  enchères se suivaient avec naturel. Vint celle d´un petit paysan, sans doute pas très riche, qui se rabatta aur une vache assez maigre. Puis celle d´un imposant paysan-fermier, bien établi dans la région, probablement guère aimé, et qui porta son dévolu sur la plus grosse bête du lot après avoir parlé avec la servante qu´il avait fait revenir. Elle s´était alors approchée d´un grand tableau présentant l´âge, le poids, et le nombre de litres que chaque vache produisait. Elle avait murmuré quelques paroles à son attention, et c´est à la suite de cela que ce propriétaire avait commencé à faire des enchères. Personne ne le suivit longtemps. La vente se fit vite. Mais la servante ne rentra pas dans le bâtiment principal ; elle resta près du tableau jusqu´à la fin de la vente des animaux. Elle hochait légèrement la tête après chaque enchère qui montait, et souriait imperceptiblement après le prix définitif de chaque vache vendue.

- " Gje bod ! " Quelques jeunes paysans se sont alors risqués à lancer deux ou trois chiffres, mais ils se retiraient rapidement quand les prix montaient trop hauts. Ils ne pouvaient suivre les enchères. Ils ne montraient cependant aucun dépit, aucun signe d´impatience. Il m´est difficile de savoir s´ils désiraient réellement acheter ou non, s´ils voulaient vraiment acquérir une nouvelle vache et agrandir leur modeste troupeau, ou s´ils voulaient simplement montrer leur solidarité de paysans certes peu fortunés, mais attentifs à la valeur de chaque bête.

C´est vers la fin que l´on fit avancer le jeune taureau. - " Gje bod ! " Une assez jeune et très belle femme lanca un prix d´une voix qui ne portait pas. - " Høgre ! " ( Plus fort ! ). Elle répéta son offre. Plusieurs sourires s´esquissèrent. Ses cheveux de lin tranchaient sur la couleur sombre mais propre des habits des hommes. Deux ou trois enchères firent monter les prix, mais c´est elle qui emporta le taureau ; ainsi que les deux veaux qui suivirent.

De lente au début, la vente s´accéléra, non par précipitation ou parce que la vente s´éternisait,  mais parce qu´un rythme plus allègre avait été trouvé après l´enchère lente et retenue des bêtes. C´est sans transition que l´on était passé à la vente aux enchères des meubles. Une table et ses chaises. Un fauteuil assez usé. Un buffet. La vaisselle. Des livres vendus en lots. Et un dernier, unique en son genre, dans tous les sens du terme, parce qu´il avait des enluminures et deux fermoirs. Il datait du temps de la grande guerre du Nord entre Charles XII de Suède ( 1682-1718 ) et la Norvège, au début du XVIIIe siècle ; du temps du fameux Charles XII dont Voltaire conta l´histoire et les exploits. Mon coeur se mit à battre. J´eus une envie folle de lancer une enchère, mais n´osai ouvrir la bouche. Une première enchère fut donnée, puis une seconde. Je n´arrivais pas à me décider. J´esquissai un chiffre en norvégien dans ma tête, quand une nouvelle enchère fut proposée. Il me fallait  trouver un nouveau montant quand le maillet s´est abattu, inexorablement  : -" Vendu !" Je me maudis encore d´avoir été si gauche et emprunté. M´ouvrir plus tard au collègue norvégien qui m´avait signalé cette vente aux enchères n´a servi qu´à croître mes regrets.

On avanca alors une carriole qu´un jeune homme tirait par les brancards.- "Gje bod ! " Une femme, visiblement de la ville, lanca un prix dans sa langue à elle, différente de celle de tous les paysans et autres acheteurs de cette assemblée. Une contre-proposition fut aussitôt lancée dans le dialecte du pays. La femme renchérit aussi rapidement, et les enchères se suivirent à un rythme de plus en plus accéléré, au grand amusement de toute l´assistance qui avait compris que cette femme qui venait d´ailleurs voulait sa carriole quel qu´en fût le prix.. Quelques rires se firent entendre, mais personne près de la femme ne s´avisait de lui recommander la modération. Ella arriva à ses fins, et quelques applaudissements se firent entendre, sans que je sache s´ils s´adressaient à la femme ayant acquis la carriole, ou aux petits plaisants qui avaient fait monter les enchères pour la joie de tout le monde. Je touchais à nouveau du doigt toute la différence entre ceux et celles qui parlent les dialectes de la Norvège de l´Ouest et les autres, ceux qui viennent de l´Est, des grandes métropoles régionales et d´Oslo. C´est-à-dire toute la moquerie que beaucoup de gens de l´Ouest qui parlent leur propre dialecte portent à ceux qui viennent de partout ailleurs ; et réciproquement. La moquerie est bien atténuée aujourd´hui, mais l´opposition existe toujours. La langue mise à part, on pourrait parler de l´opposition clichée que certains Francais utilisent quand ils parlent de la "France profonde", pour paraphraser "ce mot hideux de province" qu´utilisa un jour  Malraux dans une belle formule, comme si l´autre France se devait d´être  "superficielle" .

Et puis, subitement, un silence se fit. Un nouvel acte allait commencer, à la fois acte final et point culminant de la pièce qui se jouait en plein air ; la vente de la ferme elle-même : le bâtiment principal, l´étable, la grange, les remises et le grenier sur pilotis si caractéristique des fermes norvégiennes où l´on entassait des trésors ; la farine, les céréales, les viandes séchées suspendues à des crochets ou des esses, et le bac à sel. Les pilotis ont 1 à 1,5 mètre de haut, et ont deux fonctions : empêcher que  l´humidité venant du sol herbeux gâte les vivres et les céréales en réserve ; empêcher que les souris et les rats pénétrent subrepticement. Aujourd´hui, sa fonction de huche à farine ou farinière n´existe plus, mais ces greniers sur pilotis, pour des raisons esthétiques et de sauvegarde du patrimoine rural, servent encore de remises pour les outils de la ferme ; à moins qu´ils ne servent pour les skis et les vieux meubles que personne n´ose vendre ou jeter. J´ignore aujourd´hui si cette ferme existe toujours en tant que ferme, mais je suis sûr qu´en mai 1974, ce grenier sur pilotis était encore utilisé comme au temps où la ferme avait été construite alors que la voiture hippomobile n´existait pas encore ou très peu utilisée.

Mon collègue norvégien se mit à pietiner sur place, autant d´impatience que pour se dégourdir les jambes. Les enchères pour la vente de toute la ferme allaient commencer. Le commissaire-priseur changea à nouveau de rythme pour faire comprendre à tous l´importance de l´enjeu. Il précisa, en martelant les mots importants de chaque phrase, qu´il était impossible de revenir sur un prix annoncé ; qu´il fallait payer comptant dans un délai de 15 jours à dater de ce jour ; qu´il fallait avoir en mémoire que l´acheteur ne serait propriétaire définitif qu´après trois ans révolus, car les héritiers avaient droit durant cette période de faire opposition. Le silence se fit encore plus intense. Puis il lanca à nouveau sa phrase de grand maître d´oeuvre : - " Gje bod ! " 

J´ai oublié le montant des premières enchères. Mais je me souviens de la barrière symbolique des 100.000, - Couronnes. C´était pour l´époque une belle somme. Le commissaire-priseur ne put s´empêcher de le faire remarquer. Un temps s´écoula, le commissaire-priseur reformula sa phrase rituelle ; une nouvelle enchère fut lancée. Le prix continua encore à monter quelque temps ; et puis, tout le monde put entendre le son mat du maillet une dernière fois. La vente était bien terminée. 

Le commissaire-priseur remercia alors tous les participants qui s´étaient engagés avec autant de ferveur pour sauver les biens mobiliers et immobiliers d´un des leurs disparu, incluant aussi bien les acheteurs de menus bibelots, croutons ou rogatons que les acquéreurs du bétail et le nouveau propriétaire de la ferme. Mais je sentais bien en même temps que je l´écoutais, même si c´était confus, qu´il soupconnait qu´un certain monde était en train de prendre fin. La localité de Førde où j´habitais désormais avait été choisie comme centre de développement pour désenclaver toute la région. Il ignorait bien évidemment ma présence. Mais elle était à mes yeux un signe qui ne trompait pas. La première crise du pétrole de décembre 1973 venait juste de se terniner. Le prix du baril avait quadruplé. Les années d´optimisme de l´après guerre et du plein emploi aussi. Tous le pressentaient, même si personne ne pouvait encore le formuler clairement.

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