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23 décembre 2006 6 23 /12 /décembre /2006 08:16

Nous étions fin juillet début août 1972. Je venais de me marier et nous avions décidé de vivre, ma femme bibliothécaire en poste et moi, à Førde, dans la Norvège occidentale du Comté ( ou département ) de  Sogn og Fjordane.

[ Chantier naval de Førde, dans le Comté ( ou département ) du Sogn og Fjordane ]

Il faisait beau le premier jour de notre arrivée, et j´ai su rapidemment par la suite que c´était exceptionnel, car c´est une région où il pleut beaucoup. Pour les Français, il pleut toujours en Bretagne. Mais il faut savoir que les statistiques précisent qu ´il tombe en moyenne 800 mm de pluie chaque année en Bretagne. Alors que pour la Norvège occidentale, la moyenne est de 3.500 mm de pluie. Ma première année en Norvège a été une année record ; j´ai encore en mémoire les chiffres : 4.872 mm de pluie pour l´année 1972. Il a commencé à pleuvoir le 8 ou 9 octobre et à part un ou deux jours à Noël, où le vent a soufflé en véritable tempête, et deux ou trois jours en février au moment du mardi gras où un soleil maléfique a brillé au milieu de nuages plus menaçants les uns que les autres, il a plu jusqu´à Pâques. Du matin au soir. Jour et nuit. 24 heures sur 24.

J´avais comme tous les Francais un imperméable que je croyais impénétrable à toutes formes de pluie. Il a fallu bien vite déchanter et m´acheter un ciré du genre de ceux que l´on peut porter sur un bateau, car après quelques minutes sous la pluie, il n´avait  d´imperméable que le nom. Une amie de Paris, prénommée Evelyne C., est venue nous voir quelques jours en automne, et sa mine dépitée était d´heures en heures de plus en plus maussade devant la pluie qui tombait sans discontinuer. Elle s´était imaginée faire quelques promenades dans l´or des arbres de la forêt alentour, mais elle s´est finalement cloîtrée dans notre duplex. Elle nous a jamais vraiment remercié de notre invitation, et si nous nous envoyons une ou deux cartes postales tous les quatre ou cinq ans, et maintenant quelques rares courriers électroniques, le sujet de la pluie est devenu un sujet tabou.

Un de mes amis norvégiens, Jon T. , m´a rapporté avec humour deux jolis mots qui caractérisent bien le climat de la région. La première est de dire que ce qu´il y a de sûr dans la région, c´est que le temps est stable. La seconde est la question qu´a posé sérieusement un jour un Noir émigré dans la région : -"Quand finit ici la saison des pluies ?"

Mais les premiers jours de notre arrivée, nous avons vécu, ma femme bibliothécaire et moi, dans une petite tente de deux places plantée entre les deux bras de la rivière de Førde qui passait des deux côtés de la presqu´île du terrain de camping. J´ai su plus tard que dans cette rivière pouvaient remonter des saumons de plus de 40 livres, et que des pêcheurs du monde entier, notamment d´Irlande, d´Ecosse, d´Allemagne et même des Etats Unis, venaient au printemps chaque année pour tâter "le goujon" et ferrer plusieurs prises de plus de 20 kilos chacune par 24 heures. Leurs photos pouvaient se trouver en première page du journal local de quatre ou huit pages "Firda bilag".

Ce n´est qu´après quelques jours que nous avons emménagé dans notre nouveau logement que la bibliothécaire en chef de Førde nous avait trouvé, Trine K. F., et avec qui je corresponds toujours. C´était un duplex en préfabriqué, face au fjord, au chantier naval ( cf. la photo ci-desssu ) et à l´aéroport miniature sur la piste duquel se posaient par jour trois ou quatre minuscules avions qui tangaient dans le vent, et évitaient tant bien que mal les immenses grues du chantier naval. Cet appartement préfabriqué faisait partie d´un petit complexe aligné de deux fois quatre appartements "en rang" ( = rekkehus). Deux de nos voisins immédiats étaient des jeunes collègues enseignants comme moi. L´un, professeur agrégé de Norvégien et d´Anglais, a qui j´envoie des cartes de Noël ou des cartes qui représentent des lieux de mes vacances d´été, me répond régulièrement. L´ autre, professeur de collège où travaillait le mari de la bibliothécaire en chef de Førde, Roald F., était le frère d´un bureaucrate de l´Education nationale norvégienne, et était un protestant presque aussi puritain que son frère, avec une ribambelle d´enfants qui se suivaient à un an d´intervalle. La mère, fort jeune, fort belle et fort bavarde, se plaignait à tout bout de champ d´être une mauvaise mère car elle n´arrivait pas à se faire obéir d´un de ses garcons fort remuant et quelque peu teigneux.

Mes meubles en provenance de Paris sont arrivés quelques jours après notre emménagement : un secrétaire en merisier, que j´ai toujours, une chaise dans le même bois, et deux ou trois mille livres, la bibliothèque de mon père, et que j´ai fini par jeter il y a plusieurs années, à l´exception de cinq ou six livres auxquels je tiens particulièrement parce qu´ils l´évoquent directement. Il en a été de même de ma propre bibliothèque, constituée alors essentiellement de livres de poches et de quelques livres de sociologie, de philosophie et d´économie politique que je ne consultais plus depuis longtemps. A part une cinquantaine de romans français et du monde entier que je relis, et des classiques de la littérature mondiale que je découvre avec délices maintenant que j´ai tout mon temps pour moi seul , ainsi que des nouveautés que des critiques reconnus du journal Le Monde ou d´ailleurs recommandent, j´éprouve plus de plaisir à me souvenir sélectivement de mes lectures passées et nouvelles que de contrôler la citation dans une page difficile à trouver. Par paresse naturelle, ou dilettantisme désinvolte, je n´éprouve plus la nécessité de citer avec une précision faussement érudite la référence exacte de mes sources. Je cite selon ma convenance et ce que ma mémoire sélective a retenu pour moi.

Un des oncles de ma femme, Onkel Cæsar, ayant comme second prénom Wilhelm, autrement dit W.C. ( Guillaume César, en hommage à l´empereur allemand Guillaume), avait été assisatant du juge de la région dans les années qui avaient suivi la fin de la Première Guerre mondiale. Pour rejoindre la région, il avait pris un bateau côtier jusau´à Florø, un petit port  situé à 70 km de Førde, et avait gagné son poste à pied. Autres temps, autres moeurs. Il lui aurait fallu attendre le lendemain pour prendre un car régulier,  et donc prendre une chambre d´hôtel en attendant l´heure de départ de son car ; ou prendre un taxi. C´était au dessus de ses moyens. Il avait laissé un bon souvenir, et le juge en place, pour qui ma belle-mère Kathrine S. avait travaillé comme secrétaire avant de se marier, nous a reçus trois ou quatre fois à prendre le café et grignoter quelques gâteaux secs ainsi qu´ un morceau de gâteau à la crème comme seuls les Norvégiens savent les faire.

Avec ma femme comme interprète, je me suis rapidement présenté au chef de la police (= lensmannen)  pour régulariser ma situation et expliquer que je cherchais du travail. En France, j´exercais le métier "d´animateur de formation" dans une société d´assurances, ce qui signifie que j´animais des stages de psychologie industrielle et d´indroduction au management pour les agents de maîtrise, les cadres subalternes et quelques cadres supérieurs. J´avais recu l´assurance que le poste de professeur de Francais serait libre à partir de la rentrée scolaire 1973-1974. Ma femme, elle, avait obtenu le poste stable de bibliothécaire 1, c´est-à-dire bibliothécaire adjointe à la bibliothèque de Førde. Entre temps, je pensais passer mes jours à apprendre le norvégien. Mais j´étais aussi près à prendre n´importe quel travail pour contribuer aux besoins du ménage. C´est ainsi que j´ai accepté l´exaltant travail de garçon de ferme pour obtenir un permis de travail. Le chef de la police, perplexe, m´a demandé plusieurs fois si je comprenais ce que je faisais et ce qu´il disait. Je répétais, invariablement :-  "Oui, Oui, je comprends", alors qu´à l´époque, je ne parlais pas un mot de norvégien, et que la seule phrase ou presque que je pouvais dire, à part ""oui" et "non", c´était justement : " Oui, Oui, je comprends" . De guerre lasse, le chef de la police a fini par me laisser partir, mon papier officiel à la main, en disant à un de ses collaborateurs dans la pièce, tout aussi étonné que lui  : "Il comprend tout". 

C´est ainsi que je me suis retrouvé garçon de ferme dans une école supérieure d´agriculture renommée qui formait, à dix kilomètres de là, à Moskog pour être précis, les futures ingénieurs agronomes de la région. Mon travail consistait à trier les tomates en trois catégories : les plus petites à droite, les moyennes au milieu et les plus grosses à gauche. A moins que cela soit le contraire : les petites à gauche et les grosses à droite. Je n´avais pas de décimètre pour mesurer et le Directeur de l´école supérieure d´agriculture faisait confiance à mon flair. Ainsi donc, après avoir étudié plusieurs années la sociologie générale à l´Université française, été chargé de cours dans la même université à 24 ans, puis jeune cadre dans une société d´assurances, je me suis mis à trier des tomates dans une langue que je ne connaissais pas. Il fallait être jeune et amoureux pour tenter une telle aventure. Sans doute aussi un peu inconscient. Il fallait surtout que les conditions politiques et économiques soient totalement différentes de celles d´aujourd´hui. Si la France et l´Europe étaient en train de sortir des trente glorieuses et des années de reconstuction qui avaient suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale, le chômage des diplomés n´existaient presque pas, et le plein emploi était encore presque partout présent dans l´Europe occidentale insustrialisée. Je me souviens de l´assertion quelque peu angoissée d´un Georges Pompidou, alors Président de la République, qui avait prédit que si les chômeurs en France atteignaient le chiffre fatidique des 500.000, se serait la révolution. Il n´est pas donné à tout le monde d´être si peu prophète.

Je n´ai pas trié mes tomates très longtemps. Deux heures et demie pour être précis. Car vers 11 heures 30, le Directeur de l´école d´agriculture est venu vers moi pour m´annoncer que quelqu´un voulait me parler au téléphone. C´était un professeur de Français de la ville voisine, Nordfjordeid pour être encore précis. Il avait appris, -- car tout se sait en Norvège, petit pays qui ne faisait que 4 millions d´habitants en 1972 --, qu´un Français ayant fait des études supérieures à l´Université française, s´était  établi à Førde. Il enseignait lui-même le Français, l´Anglais et la Psychologie, et au nom de son proviseur, m´invitait à prendre le poste vacant de professeur de Français dans son établissement, un "landsgymnas", autrement dit un lycée qui préparait au baccalauréat, en deux ans au lieu de trois, des élèves venant de la Norvège entière. Une sorte de lycée d´élite, si j´ose employer cette expression un peu tabou dans un pays qui se veut avant tout égalitaire, et qui se vante de ne pas avoir de classes sociales ni d´inégalités économiques et sociales flagrantes. Le poste que l´on me proposait était de 24 heures par semaine, soit un poste complet pour l´époque. L´établissement  proposait aussi de me loger gratuitement, car il possédait une maison qu´il mettait à la disposition de ses enseignants habitant loin. J´étais abasoudi.

Mon interlocuteur, qui parlait fort bien français, désira alors parler au Directeur de l´école supérieure d´agriculture. Quand celui-ci raccrocha, il me pria simplement de rentrer chez moi et de dire oui à la proposition qui m´était faite. Ce que j´ai fait, à la déception de ma femme, qui, jeune mariée, voyait son mari partir travailler dans la ville voisine. Le professeur qui m´a téléphoné ce jour-là est devenu mon ami avec qui je coresponds régulièrement, même si les échanges sont espacés. Il a toujours été un poète, et chercheur relativement connu bien que contesté, spécialiste des rêves, Jon T. Quand lui, sa femme Halldis et ses enfants venaient me voir à pied chez moi et que je repartais ensuite regagner le lycée, je pouvais prendre sur mes épaules le plus jeune de ses fils, pour lui éparger un trajet bien trop grand pour ses petites jambes. Car ils habitaient tout près du lycée.

Ma maison était froide et un peu délabrée. J´avais à ma disposition plusieurs pièces et une cuisine, mais je mangeais mon repas principal dans une sorte de caféteria avec plusieurs de mes élèves. Je parlais avec eux un mauvais anglais et eux un français hésitant. Mon allemand n´était d´aucune utilité. C´est avec eux que je me suis mis à parler norvégien ; des dialectes différents du dano-norvégien soigné de ma femme. Mais parler des dialectes norvégiens vaut un chapitre à eux seuls. Sinon plus...J´allais ensuite au lycée préparer mes cours, car c´était mieux chauffé que chez moi. Le soir je me contentais d´une ou deux tranches de pain avec de la cochonnaille.

Mon horaire de professeur avait été aménagé. C´est ainsi que mes 24 heures par semaine étaient groupées le lundi, le mercredi, le jeudi, le vendredi et le samedi matin. Je suis donc devenu ce qu´on appelle ici un "ukependler" , c´est-à-dire un salarié (ou ne pas dire travailleur) à la semaine qui oscillait entre deux domiciles de semaine en semaine. Je me levais tous les lundis matin à 5 heures un quart ( ou moins le quart ), prenait ma coccinelle, faisait 108 kilomètres sur une route encore en partie non goudronnée, prenait un bac pour traverser un bras du fjord, avait le temps de boire un café brûlant dans la salle à manger du bateau, et prenait mon poste à 8 heures du matin. Je repartais aussitôt mes heures du lundi terninées, pour regagner mon domicile fixe de Førde et ma jeune femme Toril. Toute ma journée du mardi était libre et je la passais à lire, à apprendre le norvégien et à regarder tomber la pluie.

Je reprenais la route le mercredi matin d´aussi bonne heure pour faire les mêmes 108 kilomètres. C´est ainsi que je faisais par semaine environ 500 kilomètres, non par par tous les temps, mais sous une petite pluie fine, une pluie battante, ou une pluie où se mêlaient parfois quelques flocons de neige. Je ne dirai pas que je connais la route comme ma poche ou que je pourrais la faire les yeux fermés, mais presque.

Ce fut une année inoubliable. Il faut être jeune, inconscient, vivant dans une société ouverte, accueillante, hospitallière et de plein emploi pour tenter une aventure pareille à près de 30 ans. Je ne peux la comparer aux navigateurs solitaires d´aujourd´hui qui ont a bord les ordinateurs les plus sophistiqués et  des liaisons radio continuelles qui leur permettent à tout instant d´envoyer un  SOS de détresse. L´aventure que je continue à vivre 35 ans après le premier chapitre écrit en 1972 est d´un autre ordre : un tournant  qui engage la vie tout entière dans une voie sans retour.

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