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18 janvier 2007 4 18 /01 /janvier /2007 09:26

Dans le lycée de Førde où j´ai enseigné quatre ans, nous étions une douzaine d´enseignants. C´est dire que le lycée était de dimension très humaine : tous les professeurs se rencontraient régulièrement dans la salle de professeurs et ils échangeaient souvent leur points de vues sur tous les sujets possibles et imaginables, y compris la politique locale ; surtout, à vrai dire, la politique locale ; car tous avaient un engagement non équivoque : le proviseur votait pour le parti de Droite ( = Høyre, H ), le professeur de norvégien pour le parti paysan ( = Senterparti, Sp), les professeurs d´anglais et d´histoire pour le parti Social-Démocrate ( = Arbeiderpartiet, Ap ), le professeur d´allemand pour le parti en Norvège dit de la Gauche traditionnelle ( = Venstre, V ), et  le professeur de physique et de mathématiques pour le parti Chrétien Populaire ( = Kristelig Folkeparti, KrF ). Il y a même eu les deux dernières années où j´ai enseigné, un jeune professeur d´économie qui militait pour le parti quelque peu raciste et d´extrême droite, et qui est devenu plus tard  le parti du Progrès ( = Fremskritt parti, Fr ) ; il obtient depuis plusieurs années plus de 20% d´intentions de votes dans les sondages d´opinions. Le seul parti qui n´était pas représenté, c´était celui qui s´appellera plus tard le parti Socialiste de Gauche ( = Sosialistisk Venstre parti, SV ). Il ne faisait pas partie, à l´époque, des soutiens de la société... C´est dire l´animation des discussions. J´étais toute ouïe, car les discussions étaient animées, passionnantes et de haut niveau ; rien à voir avec les discussions du café du commerce auxquelles j´avais pu prendre part alors que j´étais encore en France.C´étaient de vraies analyses. Plusieurs de ces collégues sont d´ailleurs devenus des politiciens locaux influents, et mêmes nationaux.

Le grand sujet était les conséquences du "non" de la Norvège au référendum de septembre 1972 pour l´élargissement du Marché Commun. Il était passé à neuf et non à dix. La Grande Bretagne, l´Irlande et le Danemark avaient voté "oui". Seule la Norvège avait voté "non". La plupart de mes collègues étaient contre, certains pour. Je n´avais pas à l´époque de point de vue personnel sur la Norvège, même si je la connaissais un peu pour y avoir été plusieurs fois comme touriste, et avoir suivi de près les résultats du référendum en septembre 1972. J´avais même prédit auprès de mes collègues francais, alors que j´étais encore en France, qu´il n´était pas exclu que la Norvège vote non ; ce que personne ne pouvait croire, car, comme disait l´un : " on ne vote pas contre l´Histoire". La Norvège est sans doute géographiquement périphérique, mais si elle est toujours en dehors de l´Union européenne, elle n´est plus du tout, aujourd´hui, en dehors de l´Histoire.

Les autres grands sujets de discussions étaient d´ordre local : la construction d´un grand hôpital régional, le chantier naval qui fournissait du travail à la population locale, l´aéroport qui désenclavait la région, la politique culturelle qui ne manquait pas d´étonner vu les pièces en tournées qui venaient de la capitale. J´écoutais, n´ayant à l´époque ni de points de vues personnels, ni le vocabulaire nécessaire et suffisant pour me lancer dans les débats.

Un autre sujet revenait constamment sur le tapis, véritable serpent de mer norvégien, auquel tout Norvégien est confronté depuis plusieurs siècles, même s´il est bien atténué aujourd´hui : le problème de la langue, autrement dit le problème des dialectes, du néo-norvégien ( = nynorsk ), et de la langue léguée par les Danois après presque six siècles de domination : le dano-norvégien ( = bokmål ). J´étais, dans cette salle de professeurs, un authentique étranger. Tous mes collègues, au contraire, venaient plus ou moins des environs immédiats de la commune ou de la région ; mais ils avaient tous leur parler avec des expressions dialectales différentes: "Ah ! Tu dis ca ?..." . " Moi, je dis cela ..." Les discussions étaient sans fins. Je n´en croyais pas mes oreilles.

Ma femme venait d´Oslo et parlait la langue de sa ville, de ses parents et plus encore de son milieu, c´est-à-dire le bokmål ( pour ne pas dire riksmål ou même le rigsmål...). J´apprenais, quant à moi, le norvégien par mes propres moyens. Les livres de norvégien langue étrangère que j´utilisais à l´époque étaient tous en bokmål. J´habitais certes une région où l´on parlait des dialectes fort beaux et largement tributaires de la grandeur de la Norvège du Moyen-Age qui avait vu les Vikings gagner l´Islande où seraient écrites les sagas qui sauraient imposer leur rugosité de langue et d´expression dans la littérature mondiale. Mais de là à apprendre un dialecte.... Certains de mes collègues l´auraient bien voulu. Je n´en voyais pas l´utilité. Les comprendre en partie, et éventuellement les lire, m´a toujours suffit. Hier comme aujourd´hui. Je suis toujours en relations et en correspondance avec certains de mes collègues de Førde ou de Nordfjordeid. Tous me parlent leur dialecte ; certains "normalisent" leur langue en écrivant ; deux m´écrivent en néo-norvégien ; un seul avec naturel. Le dernier, à mon humble avis, avec fanatisme.

Il est certain que le bokmål ( autrefois riksmål ) est quelque peu composite ; il n´empêche que c´est dans cette langue que la plupart des grands écrivains norvégiens se sont exprimés, y compris Ibsen. Il ne pouvait ignorer les recherches du linguiste Yvar Aasen ( 1813-1896 ), qui a tenté de reconstituer la langue "originale" norvégienne. Ce qui a donné ce que l´on appelle aujourd´hui le néo-norvégien ( = nynorsk, autrefois landsmål ).  P.A Munch ( 1810-1863 ), historien et archéologue de renom qui a exercé une influence profonde sur le mouvement littéraire de son temps, en particulier sur Ibsen et Bjørnson, a largement encouragé les efforts d´Ivar Aasen. Il n´empêche que P.A. Munch a quelque peu été décu du résultat. Ibsen s´est confronté lui aussi au néo-norvégien, notamment dans Peer Gynt. A ma connaissance, pour citer le grand et incontournable spécialiste des Sagas islandaises, des Vikings, d´Ibsen et de partiquement toute la littérature scandinave et nordique Régis Boyer, Ibsen ne s´est jamais servi du néo-norvégien qu´à des fins parodiques. Le norvégien issu du danois est peut-être composite, mais le néo-norvégien lui a toujours semblé artificiel.

A défaut d´être clos, le débat semble aujourd´hui apaisé. Mais se mesurer à sa langue est le problème majeur de tout écrivain. Plus encore en Norvège qu´ailleurs.

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16 janvier 2007 2 16 /01 /janvier /2007 09:57

[ Nikolai Astrup : Feu de la Saint-Jean ]

Cela devait être en juin 1974. Après un an passé à Nordfjordeid, dans un lycée très particulier, un "landsgymnas", j´avais terminé ma première année scolaire au lycée de Førde, un lycée comparable à tous les autres que j´ai connus plus tard, même s´il n´avait encore, les deux ou trois premières années où j´y étais, de liaison téléphonique internationale. Mais cette particuliarité n´avait rien à voir avec le lycée lui-même. Comparé au lycée de Nordfjordeid, son originalité n´était pas dans le cursus scolaire qu´il proposait, mais dans la personnalité des enseignants et de son proviseur dont l´oncle ( ou le grand-oncle) était le poète et nouvelliste néo-norvégien Jakob Sande (1906-1967). Outre que certains d´entre eux étaient des pêcheurs à la  mouche chevronnés, plusieurs ont eu par la suite une carrière peu banale: maires, députés, ministre, proviseur.

Le proviseur, Eivind Sande, décédé aujourd´hui, était un proviseur de la vieille école. C´était un angliciste et un géographe. Lors de mon embauche, l´entretien s´était passé en anglais ; mon pauvre et dérisoire anglais. J´avais de bonnes recommandations écrites et orales ; le poste était libre, et j´habitais sur place avec une femme ayant un poste stable et envié. J´avais aussi déjà, après seulement un an en Norvège, une petite réputation. Les étrangers, à l´époque, ne couraient pas les rues, surtout à Førde, loin de tout, en particulier des grandes villes. J´avais donc eu le poste de professeur de francais langue étrangère malgré mon anglais. C´est par la suite que j´ai su de la bouche-même du proviseur que mon anglais ne valait pas grand-chose. Ce dont je n´avais jamais douté.

L´année scolaire s´était plutôt bien passée. Contrairement au système francais, il n´était pas nécessaire de passer toutes les matières pour obtenir à l´époque le baccalauréat norvégien ( = artium ). Le contrôle continu des connaissances était déjà en vigueur. Cela signifiait que l´on ne passait à l´écrit que certaines matières ; d´autres pouvaient être tirées au sort, et il en était de même pour les matières orales. Le francais pouvait faire partie des matières écrites, des matières orales, éventuellement les deux.

Lors du dernier conseil de classes, j´avais voulu donner à trois de mes élèves une note équivalente à 18 (ou 20) sur 20 en francais ( = seks, soit six ). Le proviseur avait usé de son autorité pour me dire que ce n´était pas possible ; que "statistiquement", selon la courbe de Gauss, il ne pouvait y avoir trois 18 (ou 20) sur 20 dans une classe de 27-29 élèves. J´ai bien essayé de discuter, mais j´ai dû m´incliner, et deux de ces élèves ont dû se contenter, pour leur note de fin d´année, d´un 15 sur 20 ( = fem, cinq ). Le hasard a voulu que dans la "partie" des candidats que le sort avait désigné pour l´oral de francais, se trouvaient les trois élèves auxquelles j´avais voulu donner un 18-20. L´examinateur-président du jury ( = sensor ) confirma les notes que j´aurais voulu donner. C´est surtout le travail de ces élèves qu´il faut souligner. Il n´empêche que je n´étais pas peu fier que la justesse de mon jugement ait été confirmé par un examinateur "censeur" extérieur.

La fin du mois de juin était spendide. La lumière dans les pays du Nord est toujours généreuse pendant les mois d´été. Les distances sont comme oubliées, et elle permet de vraies transfigurations que les écrivains majeurs que sont  Ibsen, Strindberg, et Hamsun ont su mettre en avant autant que des écrivains moins reconnus à l´étranger bien qu´estimables, comme par exemple Johan Borgen. Ce n´est pas pour rien que l´on a parlé "des nuits blanches" de Saint Pétesbourg. Je ne me souviens pas de ma première Saint-Jean en Norvège ; sans doute n´étais-je pas assez  "mûr", sans doute étais-je un peu trop "fersk", un peu encore novice, ou quelque chose comme ca, - pour vraiment apprécier cette lumière où le temps est comme suspendu. Pour la première fois, je remarquai cette lumière de la Saint-Jean, dans un jardin fleuri et verdoyant, sur une petite hauteur face à un sommet arrondi au-dessus duquel pouvaient crier quelques mouettes qui planaient, et qui me rappelaient que la mer, et le fjord, et le fjeld, se rejoignaient tout près ; elle réglait largement le déroulement de la soirée. Le proviseur aussi.

Tous les enseignants avaient été conviés pour célébrer la fin de l´année, les résultats de chacun et le début des vacances. Dans la vaste salle de séjour tapissée de livres, se trouvaient un ou deux guéridons ou tables basses. Sur une table un plus grande, plus longue et de hauteur normale, se trouvaient des assiettes empilées les unes sur les autres, des couverts, des tasses à café encore vides, un assortiment de charcuteries fines et fumées, du pain azyme craquant ( = flatbrød ), quelques amuse-gueule, des verres alignés, et diverses bouteilles non ouvertes de coca-cola, orangeades, citronades, jus de fruits divers, eaux minérales, pichets remplis de divers types de lait. Et deux ou trois décapsuleurs. Aucune bouteille d´alcool.

Plusieurs de mes collègues, sans faire partie d´une association anti-alcoolique et d´abstinence totale, ne buvaient pas d´alcool. L´un d´eux, membre actif du Parti Chrétien Populaire ( = Krf ), n´ouvrait jamais le papier d´emballage qui enveloppait ses tartines de 11 h 30 ( = matpakke ) sans consacrer quelques secondes à réciter un bénédicité très discret. Mais le proviseur ? Encore plus chasseur émérite que pêcheur de truites et de saumons. Je ne pouvais le ranger dans la catégorie des abstinents.

Les discussions allaient bon train et chacun racontait des anecdotes de l´année écoulée ou d´années plus lointaines, et faisait part  de ses projets de vacances : l´agrandissement d´une pièce de la maison familiale, le projet de construction d´un "châlet de montagne" près ou non de la mer ( = hytte ), une semaine de pêche dans un lac de montagne, l´été en son entier dans la ferme familiale. L´Espagne ou la Thaîlande n´étaient pas à l´ordre du jour. Autres temps, autres moeurs. Pour ma part, il était prévu que j´aille en France : ma mère vivait toujours.

Le proviseur attira notre attention en frappant son verre du dos d´une cuiller : sa femme allait nous servir du "rømmegraut" ( ou "rømmegrøt" selon les dialectes ...), c´est-à-dire ce que le dictionnaire, qui fait autorité en la matière, propose de traduire par "bouillie à base de crème fraîche". Ne parlons pas de la "bouillie"...Disons plutôt gruau. Mais la crème fraîche ... Le "rømme" n´a rien à voir avec le goût de la crème fraîche : c´est une crème plutôt consistante, légèrement aigre-douce et qui rappelle davantage le petit lait un peu caillé qu´autre chose ; même si ce n´est pas, non plus, tout à fait ca. Disons, pour clore ce chapitre, de la crème d´alpage. C´est un dessert traditionnel de fêtes que l´on sert aux repas de mariage ou aux enterrements, aux baptêmes et aux fêtes des moissons. Et à ce titre, à la Saint-Jean. Il est servi brûlant dans des assiettes creuses, et c´est à chacun d´ajouter à sa convenance du sucre blanc ou de canne, ainsi que de la cannelle. Il peut être accompagné de viandes séchées de renne ou d´élan. C´est très sucré et cela donne très soif. Ce qui explique sans doute que le proviseur, en attirant notre attention à l´arrivée de ce dessert brûlant apporté par sa femme, a accompagné sa phrase d´un léger raclement de gorge et d´un geste de main  vers une porte qu´il a promptement ouverte : la salle de télévison munie d´une table roulante où se tenaient, tout préparé, un assortiment impressionnant d´alcool de toutes sortes et de toutes origines : whisky, bourbon, aquevit, cognac, sherry, brandy, porto, madeire, etc. Pour les boissons non-alcoolisés, la table de la salle de séjour était suffisamment approvisionnée et déjà connue. On n´avait qu´a se servir.

Cela avait peu de choses à voir avec la table qui avait été dressée lors de la fête du cochon  à laquelle j´avais été invitée un an auparavant, mais je ne peux, aujourd´hui, m´empêcher d´y penser. La tenue toutefois était d´un autre style. Tous les habitués attendaient la surprise que leur proviseur répétait chaque année, et le novice que j´étais appréciait la ruse du vieux renard. Chacun pouvait se servir à sa convenance : les préférences, mais aussi les considérations culturelles ancestrales, morales et religieues de chacun étaient respectées. Ceux qui prenaient un whisky comme ceux qui préféraient accompagner leur dessert d´un verre de sirop de cassis ou de framboise. Il n´était pas interdit de s´offrir une cigarette ou un cigare en restant dans la salle de séjour, un verre à la main. Les temps ont bien changé : on boit de plus en plus, et plus personne ne supporte la moindre fumée. Autres moeurs, autres temps.

 

Plus tard, j´ai appris qu´il y avait dans la commune des abstinents alcooliques. Ce pays n´avait pas fini de m´étonner. Le caché transparaît dans la manière dont il cherche à se cacher. Je n´y vois cependant pas de l´hypocrisie, mais une manière de révéler, malgré tout, la rumination mentale difficile à exprimer, que connote le célèbre verbe norvégien quasiment impossible à traduire : "gruble".

[ Th. Kittelsen : Trollet som grubler på hvor gammelt det er  = Troll perdu dans ses pensées pour ressasser quel âge il a ]

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15 janvier 2007 1 15 /01 /janvier /2007 09:19

J´avais en France enseigné quelque peu, à l´université d´abord, puis dans une entreprise d´Assurances comme animateur de formation. Enseigner ma propre langue à des grands adolescents dans un pays étranger était nouveau pour moi. Je m´y suis livré avec détermination, sans hésiter, sans retenues, sans arrières pensées.

Mes élèves, plus âgés que la normale, n´avaient que quelques années de moins que moi ; la plupart de mes collègues avaient à peu près mon âge ou seulement quelques années de plus. Cela a certainement contribué à faciliter mon insertion. Je me suis jeté avec enthousiasme dans la nouvelle donne qui m´était offerte.

J´avais deux catégories d´élèves : des scientifiques ( = reallinje )et des anglicistes ( = engelsklinje ). Certains étaient motivés, d´autres moins. Les scientifiques ne travaillaient guère le francais, mais ils étaient généralement plus vifs que les anglicistes et comprenaient mieux les nécessités grammaticales du francais que les autres, car il les prenaient un peu comme des données mathématiques que l´on ne discutaieint pas. Alors que les anglicistes comparaient toujours avec l´anglais, ce qui faussait tout ou presque : l´ordre des mots, la prononciation, la mélodie, l´accentuation, l´emploi des prépositions.

Curieusement cependant, j´ai découvert que le plus délicat dans mon enseignement se situait ailleurs que dans l´enseignement de la grammaire, de la civilisation ou de la littérature : dans l´horaire. La journée était continue, et j´avais souvent les deux dernières heures de la journée, c´est-à-dire la 6e ou la 7e heure vers 13 h 30 -14 heures. Le petit déjeuner pris à 7 heures ou 7 h 30 du matin au plus tard était loin, et la pause-tartines ( = matpakke ) de 11 h 30 aussi. Les cours "normaux" étaient alors difficiles à faire passer, surtout le vendredi et le samedi en fin de semaine. Leurs esprits étaient visiblement ailleurs.

Il m´arrivait souvent d´entendre des classes chanter, soit en anglais, soit en allemand, voire en norvégien, notamment en fin de journée. Il n´a pas fallu longtemps pour que deux ou trois élèves désirent chanter en francais. Il y avait dans la salle de musique deux ou trois jeux de 15 livres chacun ( = klassesett ) à la disposition des professeurs ainsi que deux ou trois guitares suspendues au mur. Le choix des chansons francaises était plutôt maigre : Le Déserteur de Boris Vian, La Marseillaise, et une chanson à boire, l´incontournable Chevaliers de la Table ronde connue du monde entier. Il fallait faire du neuf avec du vieux.

C´est ainsi que j´ai introduit en 1972-1973 Milord et Non, je ne regrette rien d´Edith Piaf, La Chanson pour l´Auvergnat et Le Parapluie de Brassens, Si tu t´imagines de Raymond Queneau chanté par Juliette Gréco, Ma solitude et Il est trop tard de Moustaki, Comme un arbre et San Fransisco de Maxime Le  Forestier, C´est presque l´automne, Dans le soleil et dans le vent, et Pauvre Rutebeuf de Nana Mouskouri, ainsi que Barbara, Marie-Paule Belle, Aznavour, Jacques Brel et quelques autres.

Deux ou trois filles chantaient remarquablement bien. Pauvre Rutebeuf, chanté par l´une d´elle, était un régal. Plusieurs pouvaient également s´acompagner à la guitare après avoir entendu la mélodie seulement une ou deux fois. Je n´ai jamais vraiment su chanter, mais mon rôle était de les accompagner, de les guider, de les entraîner, non de chanter moi-même. Quant au la, c´était toujours l´une des filles de la classe qui le donnait. Chanter s´avérait un excellent moyen de leur apprendre le francais et de prononcer les voyelles et les consonnes le mieux possible. J´évitais à ce moment-là de faire de la grammaire ou de la civilisation, refusant de mélanger les genres et les plaisirs comme j´ai pu voir certains collègues le faire plus tard alors que j´étais devenu lecteur itinérant/attaché linguistique.

Un matin, tout le lycée était en grand émoi. Un élève avait volé une voiture, avait conduit en état d´ivresse et s´était fait prendre dans un contrôle de police. Je ne me souviens pas s´il avait eu un accident ou non. Mais tout le monde le condamnait. L´emprise de l´alcool n´était pas une excuse. Certes.

Je ne sais pas ce qui m´a pris, mais j´ai sur le champ décidé, sans préparation aucune, d´introduire dans la classe Les quatre bacheliers de Brassens : Sans vergogne / La vraie crème des écoliers, / Des écoliers / Pour offrir aux filles des fleurs / Sans vergogne / Nous nous fîmes un peu voleurs /

Cet élève n´était pas un bon élève et le francais ne l´intéressait pas.

Avant de faire chanter, j´avais l´habitude de faire écouter la chanson en son entier, sans rien commenter. Les explications linguistiques proprement dites venaient après la première audition. Ce que je n`ai pas fait ce jour-là. J´ai oublié ce que j´ai dit. L´heure, déjà, était insolite : ce n´était pas une dernière heure, mais une première ou seconde heure. J´avais le visage un peu rouge et étais quelque peu ému. Vu les circonstances, la classe à tout de suite senti que quelque chose de particulier se passait. Quand le moment est venu, après avoir fait écouter une première fois la chanson en son entier, j´ai essayé d´expliquer le plus simplement possible ce qu´était un sycophante : un dénonciateur de voleurs de figues, c´est-à-dire quelqu´un qui montre à la vindicte populaire un pauvre malheureux qui s´est égaré quelques instants, - autrement dit un délateur : Sans vergogne / Aux gendarmes nous ont trahis / Nous ont trahis / Et  l´on vit quatre bachelies / Sans vergogne / Qu´on emmène les mains liées /

Je n´ai pas tellement eu besoin d´expliquer ces mots et guère plus les mots suivants quand trois des quatres pères des mauvais garcons : En perdirent tout leur sang-froid / Tout leur sang-froid / Et comme ils ont déclaré / Sans vergogne / Qu´on les avaient déshonnorés / Déshonnorés /

Quelques élèves ont voulu cependant connaître quelques détails de vocabulaire. L´élève voleur faible en francais n´avait pas besoin d´explicatons superflues. Il voulait entendre la suite : il fit taire les deux ou trois raisonneurs : Le quatrième des parents / Sans vergogne / C´était le plus gros, le plus grand / (...) Dans le silence on l´entendit / Sans vergogne / Qu´il lui disait : "Bonjour, petit, / Bonjour petit /

Ma classe n´était ni une cellule ni un prétoire. Mais quand : On le vit, on le croirait pas / Sans vergogne / Lui tendre sa blague à tabac / Blague à tabac / elle faisait corps avec moi.

Un silence certain régnait. Je ne sais aujourd´hui s´il était respectueux, gêné, poli ou pesant. Mais jamais je n´ai eu d´attention aussi soutenue pour une chanson de Brassens.

Je ne sais s´il eut raison / Sans vergogne / D´agir de telle facon / (...) Mais je sais qu´un enfant perdu / Sans vergogne / A de la corde de pendu / (...) Quand il a / Sans vergogne / Un père de ce tonneau-là / Ce tonneau-là.

  

 

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14 janvier 2007 7 14 /01 /janvier /2007 11:10

Professeur de francais langue étrangère et de littérature en Norvège à l´âge de 28 ans dans un lycée à Nordfjordeid, durant l´année scolaire 1972-1973, j´ai été invité par mes élèves de Terminale, guère moins âgés que moi, à ce qu´on appelle ici une "fête du cochon" ( = grisefest ). Mes collègues norvégiens m´ont tout de suite expliqué que c´était un honneur. Ma jeune femme pouvait faire partie des invités, mais celle-ci, prise par ailleurs, a décliné fort poliment l´offre. Ce que j´ai voulu dire en norvégien à mes élèves.

Quand je suis arrivé en Norvège, je ne connaissais du norvégien que deux ou trois expressions ; autrement dit, rien. Sans être mauvais en langues étrangères, mes connaissances en ces matières étaient modestes. Par politesse, je pouvais dire "merci pour le repas" ( = takk for maten ), phrase rituelle pour remercier la personne ou maîtresse de maison qui s´était chargée de préparer le dîner ( ou je déjeuner ). Je pouvais aussi dire une phrase moins aimable, imprégnée d´ironie, que j´avais retenue en ayant vu un vieux film classique du répertoire norvégien en décembre 1965 : "vieille chouette" ( = gamle ugle ). C´était une réplique que des enfants insupportables comme je pouvais l´être disaient à tout bout de champ à leur tante, femme énergique et quelque peu envahissante. L´oeil allumé, j´avais demandé à celle qui allait devenir ma future belle-mère ce que ce "gamle ugle" voulait dire. Interloquée quelques secondes, elle m´a répondu avec bonnes grâces, en éclatant de rire, - ayant compris ma malice à défaut de l´apprécier. Il n´empêche que cette question impertinente était prémonitoire de nos futurs rapports.

Pour revenir à l´invitation que mes élèves m´avaient lancée, j´ai souhaité leur répondre en norvégien au lieu d´utiliser le francais de mes cours ou mon anglais déplorable lorsque je leur donnais des rudiments de grammaire. C´est ainsi que j´ai voulu dire : " Je vous remercie, mais je viendrai seul car ma femme ne peut pas venir:" Mais au lieu de dire ma, j´ai dit mes. D´où leurs hurlements de joie, et le renforcement de connivence qu´il y avait déjà entre nous : comme eux en francais, je pouvais faire des fautes risibles de grammaire et de prononciation. Il n´y avait pas que l´âge qui nous rapprochait, j´étais à la même enseigne qu´eux en ce qui concerne l´apprentissage d´une langue étrangère.

Je ne sais s´il faut vraiment considérer cette "fête du cochon" comme un rite d´initiation, mais elle a été pour moi comme un examen de passage, quelque chose d´analogue à la cérémonie que l´on appelle l´enterrement de la vie de garcon. On quitte les années d´apprentissage, on se range avant de se marier, et en une soirée mouvementée où l´on boit beaucoup, on jette par dessus bord sa vie de patachon, et on se prépare à entrer dans une nouvelle catégorie : celle des hommes ou des femmes mariées. J´étais un jeune marié, mais longtemps étudiant et salarié qui n´aimais pas beaucoup le travail que j´avais obtenu en France, je voyais dans la décison d´aller m´installer en Norvège autant une aventure qu´une nouvelle donne. Mais je ne connaissais encore rien de la vie.

Ma cavalière à la table d´hôtes était une Harriet, et près de moi, se trouvaient un Halvard et un Kjartan. Ils étaient chargés de me tenir compagnie et de me servir à boire. Je n´ai réellement été ivre de ma vie qu´une seule fois, et je me suis juré à moi-même que ce serai la seule. C´était deux jours avant le conseil de révision qui m´a déclaré bon pour le service. Cela m´a suffit. Je ne vois dans l´ivresse aucune exaltation, mais uniquement une diminution de la vie.

Durant le repas, j´ai bu comme je pouvais le faire dans ma famille lorsque j´étais à table lors d´un repas de fête, c´est-à-dire en buvant une ou deux gorgées pour agrémenter les saveurs des mets servis. Mess élèves buvaient d´immenses rasades et remplissaient leur verre dès qu´il était vide. Mon verre était toujours plein au trois quart. Je ne faisais que tremper les lèvres. Je ne crois pas que mes voisins de table ont beaucoup fait attention à ma stratégie, occupés qu´ils étaient à discuter, raconter des blagues, boire et manger. J´avais un comportement social, mais j´étais en même temps sur mes gardes, en retrait évident.

Le repas fut assez long, agrémenté de plusieurs discours auxquels je n´ai rien compris, tenus soit par des élèves, soit pas des enseignants invités comme moi. A chaque discours, un toast était tenu et chacun vidait son verre en criant à l´unisson "Skål !". Je me contentais d´une ou deux gorgées et reposais mon verre le plus discrètement possible. L´ambiance était festive, enjouée et bon enfant, mais bruyante et fort animée. Je suivais le rythme comme je pouvais. Puis tout le monde a levé son verre une dernière fois, les verres ont été vidés d´un trait, et la table débarrassée en un tour de main pour transformer la salle du dîner en salle de bal.

Une nouvelle tabe fut aussitôt installée contre un mur pour devenir l´équivalent d´un comptoir de bar où l´on pouvait se servir tout à loisir en bière, whisky, vodka, rhum, cognac, alcool de pomme de terre, eau de vie faite clandestinement ( = hjemmebrennevin ou heimebrennevin selon les dialectes ...), coca-cola, boissons non-alcoolisées, jus de fruit, eaux minérales, etc.

J´ai tout de suite eu droit à un immense verre de vodka mélangé avec un délicieux jus de fruit. Comme on dit en francais, ca se buvait comme du petit lait, à la différnece près que je n´ai jamais supporté le lait. Mais en même temps que j´étais invité à boire le verre que l´on me tendait, j´ai compris qu´il fallait que j´invite ma cavalière à danser. J´ai donc posé mon verre sur le rebord d´une fenêtre près d´une plante en pot et je me suis mis à danser. Je suis autant piètre danseur que minable buveur. Mais j´ai préféré ce jour-là être jugé mauvais danseur qu´être un Francais ne tenant pas l´alcool. Il fallait donc faire croire que j´avais une bonne descente. La danse finie, je suis allé prendre mon verre resté sur le rebord de la fenêtre et je vidai promptement dans la terre de la plante en pot. Le verre vide, j´ai fait  celui qui avait fini son verre d´un trait après la bonne suée de la danse. On me servit aussitôt un nouveau grand verre jus de fruit arrosé copieusement de rhum ou de vodka. Je ne sais combien de verres j´ai versé dans les différents pots de fleurs et les plantes vertes de la salle de danse, et encore moins si les plantes et les fleurs ont resisté à la vodka ou au rhum, mais mon maintien durant toute la soirée et une grande partie de la nuit a été digne à mes yeux. Pour mes élèves comme pour moi, j´avais comme réussi un examen de passage. 

 Enfant, j´ai appris qu´il était "vilain" de mentir. Cet épisode est plus une dissimulation qu´un mensonge. Mais en y revenant aujourd´hui, aussi curieux que cela puisse paraître, il me semble que cette dissimulation m´a permis de devenir un homme. Roger Martin du Gard, prix Nobel de littérature 1937 aujourd´hui bien oublié, note, à propos de son roman posthume et inachevé Le Lieutenant-Colonel de Maumort  (La Pléiade, p. 1125): "Ce n´est pas à sept ans qu´il faudrait faire commencer "l´âge de raison", mais à [la] première intention de tromper. Là se situe la frontière réelle, entre l`âge de la pureté initiale, de l´innocence première (...), et l´âge de la conscience, (...), l´heure où l´homme en puissance qu´est l´enfant franchit le seuil du paradis pour entrer dans la vie".

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13 janvier 2007 6 13 /01 /janvier /2007 09:17

Je me suis définitivement installé en Norvège en 1972, et ma première année a été pour moi l´année de toutes les espérances.

C´est par hasard que j´ai eu mon premier poste d´enseignant à Nordfjordeid dans un "landsgymnas", lycée dans lequel les élèves, généralement plus âgés que la normale, préparaient leur baccalauréat norvégien ( = artium) en deux ans au lieu de trois. Je ne sais si le hasard se mérite, mais c´est ce hasard qui m´a ouvert les portes futures de ce pays. Je crois qu´il n´est pas faux d´affirmer que le hasard sait trouver ceux qui savent s´en servir.

Adolescent, je m´étais juré de ne jamais devenir enseignant ; et encore moins pédagogue. Je suis devenu les deux. Je ne m´en porte pas plus mal et souhaite l´être encore, tant auprès de mes petits enfants présents et à venir qu´auprès de mes éventuels lecteurs. Enseigner ce que je sais après l´avoir appris me permet autant de mieux assimiler que de transmettre. Comme écrire aujourd´hui me permet de découvrir et approfondir ce que je croyais savoir sans devoir m´expliquer.

J´ai rapporté dans une autre chronique mon trajet de 108 km que je faisais deux fois par semaine pour prendre mon poste durant l´année scolaire 1972-1973. Je ne dirai pas que c´était un trajet d´initiation, mais il y avait dans ce trajet comme une promesse de l´aube, notamment lorsque je découvrais dans le geste du bras d´un pêcheur à la mouche au dessus des eaux de la rivière non polluée riche en saumons, le geste du moissonneur. Je voyais une promesse analogue dans la fuite de deux ou trois biches appeurées par le bruit de mon moteur ; ou encore dans la traversée de "la vallée aux gués" sans soleil ; et un peu plus tard, sur la route, une autre promesse dans la rencontre attendue avec "mon" arbre solitaire et majestueux, détaché des différents plans où se dressaient les autres arbres de la forêt à flanc de montagne, rougeoyant sur fond de pins et sapins vert froncé. Mais aussi grâce au renard, qui, j´aime à le penser, était toujours le même, au détour d´un petit bois surplomblant une crête, avant d´arriver au bac qui me ferait traverser le bras d´un nouveau fjord. Je n´ai jamais plus comme cette année-là, attendu avec autant de bonheur, le début de mes cours où, je le savais, seraient attentifs, des étudiants à peine plus jeunes que moi.

Le bâtiment du lycée (= gymnas ) ne payait pas de mine. C´était un bâtiment vieillot, de bois ocre, relativement bas de deux ou trois étages, qui se dressait, légèrement solitaire, sur une minuscule élévation de terrain. La mer était toute près, à moins de deux minutes à pied, mais on ne la voyait pas ; on ne la sentait pas non plus. Le génie du lieu était la terre sur laquelle s´élevait cette bâtisse. La plupart des mes collègues possédaient une petite maison à proximité immédiate de l´établissement, et avaient un jardin qui leur permettait de cultiver quelques arpents de terre. L´essentiel n´était pas, je crois, dans la récolte, mais dans le travail que la terre leur permettait, pour bien montrer leurs origines paysanne et campagnarde par opposition à la ville lointaine. Le lycée était d´ailleurs un "landsgymnas", mot difficile à traduire, mais qui désigne autant le mot de terre, de campagne, de village, éventuellement celui de province, bien que je ne puisse oublier ce que le mot de province a de hideux.

J´ai visité plus tard, entre 1981 et 1986, un grand nombre de lycées norvégiens pour soutenir l´enseignement du français en Norvège comme lecteur itinérant. J´ai toujours retrouvé dans les deux ou trois "landsgymnas" que j´ai visités le même esprit : celui de dire et de revendiquer ses origines les plus modestes. Mes collègues étaient certes des équivalents de ce que les Français pouvaient appeler des licenciés. des capétiens ou des agrégés, mais la plupart n´avaient pas peur de dire qu´ils étaient des diplômés-paysans, étant fiers d´avoir eu des parents, des oncles, des cousins, des grands-parents et des cousins paysans. Les élèves qui suivaient leurs cours avaient les mêmes origines. Ils venaient comme eux de milieux paysans et ne reniaient pas leurs origines rurales et campagnardes, même s´ils désiraient étudier plus longuement que leurs parents ou grands-parents qui avaient du cultiver la terre ou trouver un emploi dès l´âge de 12 ou 14 ans.

Dès l´approche du printemps, mes collègues bêchaient, sarclaient, binaient, désherbaient, plantaient, cultivaient, - que sais-je encore -, leur bout de terre, et leurs mains, à la fin de chaque cours étaient autant couvertes de craie que de traces de terre sous les ongles. Le blanc de craie ou le noir de terre ne les gênaient pas pour parler des lois de la physique, démontrer un théorème ou expliquer les beautés des rimes du "Roi des Aulnes" de Goethe. Ils étaient aussi fiers de faire leurs cours avec les lignes de la main incrustées de terre que bon nombre de leur aïeux paysans l´était de savoir lire et écrire bien avant que l´école ne soit obligatoire en Norvège, il y a plus de deux cent cinquante ans. Quand une troupe théâtrale de la capitale Oslo ou de la grande métroplole régionale Bergen étaient en tournée à Nordfjordeid, il n´était pas rare de voir arriver un paysan en bottes et en tracteur, sans que personne n´ait quelque chose à dire.

Il me paraît tout à fait caractéristique de savoir  que les autorités politiques et culturelles de pays, de la région et de la commune, ont décidé récemment  de construire à Nordfjordeid, commune aujourd´hui de 4000 habitants environ, une maison de la culture avec une bibliothèque, un nouveau cinéma, et une salle de concerts qui permettra de montrer des opéras.

Mes collègues s´appelaient Moen, Falaide, Myklebost, Solheim, Gjerde. Un autre se prénommait Kjell. Mais c´est avec Jon que je corresponds toujours. Jon Tolaas. C´est lui qui m´a téléphoné pendant les deux heures et demie où j´ai été garçon de ferme dans une école supérieure d´agriculture. Professeur de français, d´anglais et de psychologie, c´est aussi un poète, un nouvelliste et un spécialiste internationalement reconnu des rêves. C´est surtout lui qui m´a parlé en premier de la joie qu´il y a de cultiver la terre avec des enfants, et de voir comment ils se réjouissent de découvrir ce  qui sort d´une graine qu´ils avaient plantée eux-mêmes. Je vois comme un signe ce rappel modeste du désir de planter quelques graines en compagnie d´enfants qui regardent, émerveillés, ce qui va en sortir.

Faire aujourd´hui revivre des souvenirs lointains de mon enfance, ou des souvenirs plus récents de ma vie d´adulte découvrant un pays qui est désormais le mien, - et plus encore celui où mes enfants et petits-enfants sont nés -, est un plaisir ausssi surprenant que celui de travailler la terre.

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9 janvier 2007 2 09 /01 /janvier /2007 08:20

Entre 1972 et 1977, j´ai vécu à Førde, comté (ou département) du Sogn og Fjordane en Norvège occidentale. La commune avait alors environ 5.000 habitants. Elle avait été choisie plusieurs années auparavant comme pôle de développement pour désenclaver en partie toute la région, fort isolée et en retard tant sur le plan économique et administratif que sur le plan culturel et éducationnel. Ce qui explique pourquoi on y avait établi un chantier naval, construit un petit aéroport, projeté un hôpital et ouvert un lycée dans lequel j´avais eu l´assurance d´avoir un poste de professeur de francais langue étrangère.  

Quand j´y ai vécu, la ville ne possédait aucun feu rouge, comme si elle voulait montrer qu´elle était encore en dehors du développement qui allait s´emparer d´elle. Un pont la traversait en son centre, et il était autant un lieu de passage que de rencontre, car la rivière, très riche en saumons, faisait l´objet de toutes les attentions. En avril-mai, au moment de l´ouverture de la pêche, les passants-habitants de la ville s´arrêtaient en effet souvent sur le pont pour voir si les saumons, venant de la mer, étaient arrivés. Les automobilistes pouvaient même s´arrêter au milieu du pont, descendre de leur voiture et discuter sans gêne et sans se presser le moins du monde, de la grosseur des saumons qu´ils découvraient au fond de la rivière. Ils scrutaient la surface de l´eau, pointaient du doigt les endroits où se tenaient les poissons et cherchaient à évaluer leurs poids : 12 , 15 kg ? 22 kg ? Personne ne klaxonnait, personne ne s´impatientait ; des petits groupes se formaient et les évaluations se succédaient sans fin et les palabres se prolongeaient sans discontinuer.

Né à Paris, j´ai souvent vu des pêcheurs sur les berges de la Seine, mais  quand ils discutaient entre eux, c´était au moment de leur départ, quand ils comparaient le nombre de leurs maigres prises. Ici, ce n´était pas des pêcheurs, mais des passants ; ils n´étaient cependant pas des inconnus l´un à l´autre ; ils habitaient tous la commune, et pouvaient évaluer le nombre et la grosseur des saumons de l´année, au nombre et à la grosseur des saumons des années passées.

Les collègues dans ma salle de professeurs étaient pratiquement tous des membres actifs de la société de pêche locale. Deux d´entre eux étaient particulièrement enragés, Jon B. et Hermann J. Ils pouvaient pêcher à la cuiller, mais ils pêchaient surtout à la mouche. Leur enthousiasme était suffisamment communicatif qu´ils ont réussi à me convaincre de devenir membre de leur société de pêche. Je n´ai jamais cherché à pêcher à la mouche. La cuiller m´a toujours suffit, et je n´ai eu, en tout et pour tout, que trois touches en plusieurs saisons. Je n´ai donc jamais rien attrapé, à la différence de Jon qui pouvait en quelques heures avoir plusieurs prises et des dizaines de "kilos de poisson", comme il disait lui-même. Son regard au dessus de l´eau était comme celui d´un aigle ; le moindre frémissement de la surface de l´eau le faisait aussitôt se déplacer vers l´endroit où frayait le poisson, il jetait sa mouche d´un ample geste de moissonneur, et remontait presque toujours à la surface une prise de plusieurs kilos.

Dans notre salle de professeurs, au moment de la pause café de 11 heures 30, il sortait régulièrement des tartines-sandwichs au saumon de l´année précédente et disait : "il faut vider le congélateur", en s´excusant auprès de Hermann qui lui, ne prenait jamais rien. Hermann pêchait pourtant aux mêmes endroits, avait le même matériel, avait les mêmes gestes pour lancer sa mouche. Mais Hermann revenait toujours bredouille alors que la sacoche de Jon était toujours pleine. Cela faisait des envies, mais cela n´alimentait cependant pas les discussions de la salle de professeurs car nous avions tous pitié d´Hermann le malchanceux.

Le pont ne cessait pas pour autant d´être le lieu de rencontre des habitants de Førde. Ils discutaient autant des poissons qui remontaient ou descendaient la rivière que des prises des étrangers écossais, irlandais, allemands et même américains qui venaient pêcher pour une semaine ou deux. Le forfait était fort élevé. mais leurs prises impressionnantes : 25 kg ou plus. Leurs photos étaient dans le journal local. Ils étaient debout, devant leur hôtel, tenant par la gueule le ou les saumons qui faisaient plus d´un mètre de long.

Je pouvais déjà les voir, harnachés dans leur cuissard, pêcher à la mouche, au milieu de la rivière, quand je partais le matin de très bonne heure durant l´année scolaire 1972-1973, pour prendre mon service de professeur de francais, à Nordfjordeid, la ville voisine. Ils avaient dans leurs gestes quelque chose de comparable à la gaucherie du semeur de Van Gogh : un désir d´imiter, au-dessus des eaux d´une rivière non polluée, la majesté du geste du semeur de Millet. Comme s´ils cherchaient à retrouver le geste perdu d´un bonheur originel.

[ Millet : Le semeur ] 

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24 décembre 2006 7 24 /12 /décembre /2006 08:51

C´était durant l´année scolaire 1972-1973. C´était ma première année en Norvège comme jeune marié et j´étais un "ukependler", ce qui signifie que j´étais un salarié ( ou travailleur ) qui oscillait entre deux domiciles de semaines en semaines. Mon horaire de professeur de francais langue étrangère ( FLE ) et de littérature avait été aménagé. J´avais obtenu un poste inespéré au lycée de Nordfjordeid, Comté ( ou département ) du Sogn og Fjordane dans la Norvège occidentale.

[Photo à gauche : Nordfjordeid, 2500 à moins de 4000 habitants]

 

C´était un lycée un peu particulier, un landsgymnas, c´est-à-dire un lycée qui préparait au baccalauréat en deux ans au lieu de trois, soit une sorte de lycée d´élite, si j´ose utiliser ce mot dans un pays qui se vante d´être égalitaire, social-démocrate dans l´âme, et qui a depuis longtemps fait un sort aux différentes classes sociales de la société, même si des inégalités géographiques, sociales et culturelles existent encore. Les élèves que j´avais en Première et Terminale s´étaient arrêtés à la fin de leur scolarité obligatoire, c´est-à.dire à la fin du collège, avaient travaillé deux ou trois ans ou plus, et avaient décidé de reprendre leurs études afin d´obtenir le baccalauréat, dépasser largement le niveau scolaire de leurs parents qui, eux, avaient commencé à travailler à 12 ou 14 ans, et entreprendre des études supérieures à l´Université, une école d´ingénieurs ou l´équivalent d´un Institut universitaire de technologie. C´était donc des élèves plus âgés que la normale, plus mûrs et fort motivés. La sélection pour y accéder était sévère. Ils venaient de toute la Norvège, et vivaient dans des chambres meublées en ville ( = hybel ). Plusieurs d´entre eux n´avaient que quelques années de moins que moi.

Je rentrais donc chez moi tous les lundis en début de soirée et tous les samedis après midi après le dernier cours pour retrouver mon domicile fixe, ma jeune femme norvégienne prénommée Toril, et passer tous les week-ends et tous les mardis à Førde, à lire, apprendre le norvégien, et regarder de la baie vitrée de mon appartement duplex, les avions miniatures atterrir en tangant dangeureusement entre les immenses grues du chantier naval tout proche. Je faisais ainsi le trajet Førde - Nordfjordeid aller et retour deux fois par semaine, soit un total de près de 500 kilomètres toutes les semaines.

Je partais de Førde vers 5 heures 30 - 6 heures moins le quart tous les lundis matin, et tous les mercredis d´aussi bonne heure, pour rejoindre mon poste d´enseignant à Nordfjordeid.

Je n´avais pas de garage. Ma voiture bleu pâle, une coccinelle, était garée sur le petit parking en haut de ma maison préfabriquée, un duplex spatieux et confortable, faisant partie d´un complexe de deux fois quatre "maisons alignées" ( = rekkehus ). Après un virage en épingle à cheveux dangereux car la visibilté était nulle, j´entrais aussitôt dans un tunnel, traversais la ville en longeant le minuscule aéroport où se posaient trois ou quatre avions miniatures par jour, traversait le seul pont de la ville, et tournait tout de suite à gauche.

Je sortais alors de la ville qui ne comptait à l´époque que trois à cinq mille habitants, et me trouvais déjà, non pas en rase campagne, mais dans un terrain bordé à gauche d´une rivière riche en saumons et truites saumonées, et à droite une forêt au pied de montagnes basses. J´ai plusieurs fois rencontré des cerfs er des biches apeurés par ma voiture, et ma journée était alors illuminée par ces apparitions furtives, dans le petit jour qui pointait. Mais ces apparitions ne duraient que quelques secondes. Je me devais de regarder la route aux virages mal relevés qui me conduisait vers Moskog, lieu où se trouvait une école supérieure d´agriculture où j´ai exercé durant deux heures et demie, le métier de garcon de ferme. Ne faisons pas d´ironie, car c´est grâce à ce travail que j´ai pu obtenir mon premier papier officiel norvégien : un permis de travail.

Je n´entrais pas dans le périmètre  de l´école, mais tournais à gauche pour me diriger vers Vassenden, une petite localité de l´Ouest de la Norvège, célèbre pour son hôtel, le Jølster Hotell, face à un lac de rêves, le Jølstravatnet, entouré de petites montagnes peintes par l´un des grands noms de la peinture norvégienne, Nikolai Astrup ( 1880-1928 ). Sur le seuil de cet hôtel ( ou sur son porche ) est dessiné une énorme truite, pour clairement  indiquer l´une des spécialités de l´hôtel, que les touristes peuvent pêcher eux-mêmes danc le lac en louant un bateau.

Je longeais alors le lac sur sa partie gauche en prenant une route goudronnée qui cessait de l´être après Ålhus et son église, lieu de naissance d´un autre peintre célèbre de la région, Ludvig Eikaas, ( né en 1920 ), tête un peu brûlée qui proclame à la face du monde : " Moi, Norvégien " ou encore : " Le plus grand idiot qui soit né juste à la sortie de Holten " ).

La route après Ålhus était alors était en terre battue sur une quinzaine de kilomètres. Il n´était cependant pas nécessaire de ralentir : je pouvais toujours rouler à une vitesse approximative de 80 km/h, vitesse limite encore en vigueur sur la plupart des routes norvégiennes aujourd´hui. Je gagnais ainsi la localité de Skei, uniquement connue pour son hôtel avec piscine et courts de tennis où je n´ai mangé qu´une seul fois, ce qui m´a grandement suffit.

En tournant à droite, j´aurais pu gagner le fond de la vallée, alors un cul-de-sac, et prendre à Lunde, dans un minuscule hôtel de charme , un café et une tarte aux pommes saupoudrée d´une crème comparable à notre crème chantilly, face au Lac de Jølster, et au pied d´un immense glacier, le Jostedalsbreen.  Une route goudronnée évite maintenant l´hôtel et se dirige vers le long tunnel de Fjærland ( = Fjærlandstunnelen ), de plus de six kilomètres qui passe sous l´extrémité du glacier, et gagner un nouveu tunnel un peu plus long ( le Frudalstunnelen ) pour rejoindre enfin le grand centre de Sogndal ; ce qui permet non seulement d´économiser plusieurs heures de détours et un trajet certes magnifique et grandiose d´une heure ou deux en bac, mais surtout de désenclaver toute la région. 

Mais je tournais à gauche, et m´engageais dans une partie sinueuse et glissante jusqu´à Klakegg, pour ensuite entrer dans une vallée étroite et humide où ne brille jamais le soleil, Våtedalen, c´est-à-dire "vad-dalen", la vallée aux gués, et non la vallée humide comme son nom pourrait le faire croire... Des troupeaux de chèvres sans berger erraient toujours en toute liberté et en toutes saisons, car à l´entrée de la vallée comme à sa sortie, se trouvait un "ferist", c´est-à-dire un caillebotis empêchant le bétail de circuler au-delà de leur emplacement.

A la sortie de la vallée aux gués, j´arrivais alors à une ligne droite légèrement descendante où le pouvais lancer ma petite voiture à fond de train, et atteindre les 100 kilomètres à l´heure, mais je devais ralentir presque aussitôt car j´entrais dans une nouvelle localité. Juste avant, je ne manquais pas de contempler un magnifique arbre totalement différent des arbres alentours : il était immense, majestueux. solitaire et rougeoyant durant tout l´automne et même encore au début de l´hiver, alors que les sapins derrière lui étaient vert sale et ternes. Je suis repassé avec mon fils aîné par cette vallée durant l´été 1993, soit vingt ans après, et je m´attendais à revoir mon arbre. Mais il n´était pas rougeoyant comme dans mon souvenir, pour la simple raison, sans doute, que nous étions en été.

J´entrais alors dans la localité de Byrkjelo, uniquement connue, me semble-t-il, pour son stade où se tiennent souvent les championnats de Norvège d´athlétisme, généralement sous la pluie. Puis je dépassais le lieu-dit Reed et longeais le lac de Breim ( = Breimsvatnet ). A ma droite se trouvait le flanc abrupt de la montagne, à ma gauche un précipice tout aussi abrupt vers le lac. La route ne permettait pas que deux voitures se croisent. Il fallait donc que l´une d´entre elles recule jusqu´à une "poche" si deux voitures se trouvaient nez à nez. A un passage, encore plus étroit que les autres, et quelque peu délabré, le chauffeur du car régulier, quelques années avant mon arrivée dans la région, demandait à ses passagers de descendre du car et de passer à pied, car il ne voulait pas prendre la responsabilité de franchir le dangeureux passage avec eux à bord. Il y a maintenant un petit tunnel.

J´évitais ensuite d´entrer dans Sandane à gauche, continuais tout droit, et traversais un nouveau lieu-dit, Vereide, où se trouve la plus vieille église du Nordfjord, et la seule en pierres. Plusieurs rois du Moyen-âge sont enterrés sous le plancher de l´église. Un Franc-macon oublié aujourd´hui, Scarabæus, dont le vrai nom est Thorstein Wereide, a publié trois solides ouvrages sur "la société du mystère", "la métaphysique de l´homme" et  "la société en construction". On peut encore se les procurer chez certains antiquaires. Ces trois ouvrages sont dédicacés et portent le nom de jeune fille de mon ex-femme, Toril Bang S.

Arrivaient ensuite plusieurs mauvais virages en pente montante. Au sommet, la route empruntait une étroite crête bordée à gauche une forêt d´où j´ai vu surgir plusieurs fois des renards à la queue ocre et blanche dressée à l´horizontal, et qui ne semblaient guère gênés par ma présence. Je débouchais rapidement, -- après une pente abrupte d´où je pouvais voir sur ma droite l´eau miroitante d´un nouveau fjord --, sur un minuscule embarcadaire totalement isolé, mais muni de toilettes publiques non payantes et parfaitement entretenues, -- embarcadaire qui se trouve à l´embranchement de plusieurs fjords encaissés : le Gloppenfjorden, le Hundviksfjorden et sur la droite, vers la ville de Stryn, le Utfjorden qui se prolonge par le Innvikfjorden.

J´arrivais juste à temps pour prendre mon bac, le premier de la journée si mes souvenirs sont bons. Il était quelque chose comme 7 heures 30. La traversée ne durait que 10 minutes environ. J´avalais rapidemment un café brûlant d´un goût un peu âcre et rêche que le sucre avait du mal à atténuer.

J´avais une carte d´abonnemnt ( une "klippekort" ), que le préposé poinçonnait d´un trou à chaque passage. J´ai sous les yeux une de ces cartes. Je payais 146,- Couronnes pour 30 traversées , soit une réduction de 35 %. Mon nom n´était pas mentionné sur la carte, mais s´y trouvaient les lettres et les chiffres de ma plaque minéralogique : TV 17626, les deux localités de la traversée, Anda et Lote, le gabarit de ma voiture, 4,07 mètres, ainsi que la signature lisible du préposé. Je conserve comme une relique les quatre cartes que j´ai utilisées durant cette année pour moi pas comme les autres : 2 sept. 72, 19 déc. 1972, 12 mars 1973, 23 mai 1973. Souvenirs, souvenirs, quand tu nous tiens...

Je n´avais plus que quelques kilomètres à faire. Je montais une côte raide, entrait dans un tunnel de presque trois kilomètres et redescendais tout aussitôt jusqu´au niveau de la mer où se trouvait Nordfjordeid, dans la boucle d´une petite baie d´un nouveau fjord, le Eidsfjorden. J´arrivais juste à temps pour donner, à partir de 8 heures, mes cours de français langue étangère, ainsi que de littérature pour les élèves les plus avancés de la section que l´on appelait à l´époque "section d´Anglais" ( = engelsklinje ). J´ai encore en mémoire le prénom de plusieurs de mes élèves : Kjartan, Halvard, Kari, Olga. Ils n´avaient que quelques années de moins que moi. Sur leurs cartes de "russ" ( = élève de classe terminale ) que j´ai conservées, plusieurs m´ont écrit trois ou quatre lignes en "norvégien standard" ou "des livres" ( = bokmål ), alors que presque tous parlaient un dialecte néo-norvégien ( = nynorsk ).

Je n´ai que des bons souvenirs émouvants de cette première année en Norvège passée en partie "sur la route".

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23 décembre 2006 6 23 /12 /décembre /2006 08:16

Nous étions fin juillet début août 1972. Je venais de me marier et nous avions décidé de vivre, ma femme bibliothécaire en poste et moi, à Førde, dans la Norvège occidentale du Comté ( ou département ) de  Sogn og Fjordane.

[ Chantier naval de Førde, dans le Comté ( ou département ) du Sogn og Fjordane ]

Il faisait beau le premier jour de notre arrivée, et j´ai su rapidemment par la suite que c´était exceptionnel, car c´est une région où il pleut beaucoup. Pour les Français, il pleut toujours en Bretagne. Mais il faut savoir que les statistiques précisent qu ´il tombe en moyenne 800 mm de pluie chaque année en Bretagne. Alors que pour la Norvège occidentale, la moyenne est de 3.500 mm de pluie. Ma première année en Norvège a été une année record ; j´ai encore en mémoire les chiffres : 4.872 mm de pluie pour l´année 1972. Il a commencé à pleuvoir le 8 ou 9 octobre et à part un ou deux jours à Noël, où le vent a soufflé en véritable tempête, et deux ou trois jours en février au moment du mardi gras où un soleil maléfique a brillé au milieu de nuages plus menaçants les uns que les autres, il a plu jusqu´à Pâques. Du matin au soir. Jour et nuit. 24 heures sur 24.

J´avais comme tous les Francais un imperméable que je croyais impénétrable à toutes formes de pluie. Il a fallu bien vite déchanter et m´acheter un ciré du genre de ceux que l´on peut porter sur un bateau, car après quelques minutes sous la pluie, il n´avait  d´imperméable que le nom. Une amie de Paris, prénommée Evelyne C., est venue nous voir quelques jours en automne, et sa mine dépitée était d´heures en heures de plus en plus maussade devant la pluie qui tombait sans discontinuer. Elle s´était imaginée faire quelques promenades dans l´or des arbres de la forêt alentour, mais elle s´est finalement cloîtrée dans notre duplex. Elle nous a jamais vraiment remercié de notre invitation, et si nous nous envoyons une ou deux cartes postales tous les quatre ou cinq ans, et maintenant quelques rares courriers électroniques, le sujet de la pluie est devenu un sujet tabou.

Un de mes amis norvégiens, Jon T. , m´a rapporté avec humour deux jolis mots qui caractérisent bien le climat de la région. La première est de dire que ce qu´il y a de sûr dans la région, c´est que le temps est stable. La seconde est la question qu´a posé sérieusement un jour un Noir émigré dans la région : -"Quand finit ici la saison des pluies ?"

Mais les premiers jours de notre arrivée, nous avons vécu, ma femme bibliothécaire et moi, dans une petite tente de deux places plantée entre les deux bras de la rivière de Førde qui passait des deux côtés de la presqu´île du terrain de camping. J´ai su plus tard que dans cette rivière pouvaient remonter des saumons de plus de 40 livres, et que des pêcheurs du monde entier, notamment d´Irlande, d´Ecosse, d´Allemagne et même des Etats Unis, venaient au printemps chaque année pour tâter "le goujon" et ferrer plusieurs prises de plus de 20 kilos chacune par 24 heures. Leurs photos pouvaient se trouver en première page du journal local de quatre ou huit pages "Firda bilag".

Ce n´est qu´après quelques jours que nous avons emménagé dans notre nouveau logement que la bibliothécaire en chef de Førde nous avait trouvé, Trine K. F., et avec qui je corresponds toujours. C´était un duplex en préfabriqué, face au fjord, au chantier naval ( cf. la photo ci-desssu ) et à l´aéroport miniature sur la piste duquel se posaient par jour trois ou quatre minuscules avions qui tangaient dans le vent, et évitaient tant bien que mal les immenses grues du chantier naval. Cet appartement préfabriqué faisait partie d´un petit complexe aligné de deux fois quatre appartements "en rang" ( = rekkehus). Deux de nos voisins immédiats étaient des jeunes collègues enseignants comme moi. L´un, professeur agrégé de Norvégien et d´Anglais, a qui j´envoie des cartes de Noël ou des cartes qui représentent des lieux de mes vacances d´été, me répond régulièrement. L´ autre, professeur de collège où travaillait le mari de la bibliothécaire en chef de Førde, Roald F., était le frère d´un bureaucrate de l´Education nationale norvégienne, et était un protestant presque aussi puritain que son frère, avec une ribambelle d´enfants qui se suivaient à un an d´intervalle. La mère, fort jeune, fort belle et fort bavarde, se plaignait à tout bout de champ d´être une mauvaise mère car elle n´arrivait pas à se faire obéir d´un de ses garcons fort remuant et quelque peu teigneux.

Mes meubles en provenance de Paris sont arrivés quelques jours après notre emménagement : un secrétaire en merisier, que j´ai toujours, une chaise dans le même bois, et deux ou trois mille livres, la bibliothèque de mon père, et que j´ai fini par jeter il y a plusieurs années, à l´exception de cinq ou six livres auxquels je tiens particulièrement parce qu´ils l´évoquent directement. Il en a été de même de ma propre bibliothèque, constituée alors essentiellement de livres de poches et de quelques livres de sociologie, de philosophie et d´économie politique que je ne consultais plus depuis longtemps. A part une cinquantaine de romans français et du monde entier que je relis, et des classiques de la littérature mondiale que je découvre avec délices maintenant que j´ai tout mon temps pour moi seul , ainsi que des nouveautés que des critiques reconnus du journal Le Monde ou d´ailleurs recommandent, j´éprouve plus de plaisir à me souvenir sélectivement de mes lectures passées et nouvelles que de contrôler la citation dans une page difficile à trouver. Par paresse naturelle, ou dilettantisme désinvolte, je n´éprouve plus la nécessité de citer avec une précision faussement érudite la référence exacte de mes sources. Je cite selon ma convenance et ce que ma mémoire sélective a retenu pour moi.

Un des oncles de ma femme, Onkel Cæsar, ayant comme second prénom Wilhelm, autrement dit W.C. ( Guillaume César, en hommage à l´empereur allemand Guillaume), avait été assisatant du juge de la région dans les années qui avaient suivi la fin de la Première Guerre mondiale. Pour rejoindre la région, il avait pris un bateau côtier jusau´à Florø, un petit port  situé à 70 km de Førde, et avait gagné son poste à pied. Autres temps, autres moeurs. Il lui aurait fallu attendre le lendemain pour prendre un car régulier,  et donc prendre une chambre d´hôtel en attendant l´heure de départ de son car ; ou prendre un taxi. C´était au dessus de ses moyens. Il avait laissé un bon souvenir, et le juge en place, pour qui ma belle-mère Kathrine S. avait travaillé comme secrétaire avant de se marier, nous a reçus trois ou quatre fois à prendre le café et grignoter quelques gâteaux secs ainsi qu´ un morceau de gâteau à la crème comme seuls les Norvégiens savent les faire.

Avec ma femme comme interprète, je me suis rapidement présenté au chef de la police (= lensmannen)  pour régulariser ma situation et expliquer que je cherchais du travail. En France, j´exercais le métier "d´animateur de formation" dans une société d´assurances, ce qui signifie que j´animais des stages de psychologie industrielle et d´indroduction au management pour les agents de maîtrise, les cadres subalternes et quelques cadres supérieurs. J´avais recu l´assurance que le poste de professeur de Francais serait libre à partir de la rentrée scolaire 1973-1974. Ma femme, elle, avait obtenu le poste stable de bibliothécaire 1, c´est-à-dire bibliothécaire adjointe à la bibliothèque de Førde. Entre temps, je pensais passer mes jours à apprendre le norvégien. Mais j´étais aussi près à prendre n´importe quel travail pour contribuer aux besoins du ménage. C´est ainsi que j´ai accepté l´exaltant travail de garçon de ferme pour obtenir un permis de travail. Le chef de la police, perplexe, m´a demandé plusieurs fois si je comprenais ce que je faisais et ce qu´il disait. Je répétais, invariablement :-  "Oui, Oui, je comprends", alors qu´à l´époque, je ne parlais pas un mot de norvégien, et que la seule phrase ou presque que je pouvais dire, à part ""oui" et "non", c´était justement : " Oui, Oui, je comprends" . De guerre lasse, le chef de la police a fini par me laisser partir, mon papier officiel à la main, en disant à un de ses collaborateurs dans la pièce, tout aussi étonné que lui  : "Il comprend tout". 

C´est ainsi que je me suis retrouvé garçon de ferme dans une école supérieure d´agriculture renommée qui formait, à dix kilomètres de là, à Moskog pour être précis, les futures ingénieurs agronomes de la région. Mon travail consistait à trier les tomates en trois catégories : les plus petites à droite, les moyennes au milieu et les plus grosses à gauche. A moins que cela soit le contraire : les petites à gauche et les grosses à droite. Je n´avais pas de décimètre pour mesurer et le Directeur de l´école supérieure d´agriculture faisait confiance à mon flair. Ainsi donc, après avoir étudié plusieurs années la sociologie générale à l´Université française, été chargé de cours dans la même université à 24 ans, puis jeune cadre dans une société d´assurances, je me suis mis à trier des tomates dans une langue que je ne connaissais pas. Il fallait être jeune et amoureux pour tenter une telle aventure. Sans doute aussi un peu inconscient. Il fallait surtout que les conditions politiques et économiques soient totalement différentes de celles d´aujourd´hui. Si la France et l´Europe étaient en train de sortir des trente glorieuses et des années de reconstuction qui avaient suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale, le chômage des diplomés n´existaient presque pas, et le plein emploi était encore presque partout présent dans l´Europe occidentale insustrialisée. Je me souviens de l´assertion quelque peu angoissée d´un Georges Pompidou, alors Président de la République, qui avait prédit que si les chômeurs en France atteignaient le chiffre fatidique des 500.000, se serait la révolution. Il n´est pas donné à tout le monde d´être si peu prophète.

Je n´ai pas trié mes tomates très longtemps. Deux heures et demie pour être précis. Car vers 11 heures 30, le Directeur de l´école d´agriculture est venu vers moi pour m´annoncer que quelqu´un voulait me parler au téléphone. C´était un professeur de Français de la ville voisine, Nordfjordeid pour être encore précis. Il avait appris, -- car tout se sait en Norvège, petit pays qui ne faisait que 4 millions d´habitants en 1972 --, qu´un Français ayant fait des études supérieures à l´Université française, s´était  établi à Førde. Il enseignait lui-même le Français, l´Anglais et la Psychologie, et au nom de son proviseur, m´invitait à prendre le poste vacant de professeur de Français dans son établissement, un "landsgymnas", autrement dit un lycée qui préparait au baccalauréat, en deux ans au lieu de trois, des élèves venant de la Norvège entière. Une sorte de lycée d´élite, si j´ose employer cette expression un peu tabou dans un pays qui se veut avant tout égalitaire, et qui se vante de ne pas avoir de classes sociales ni d´inégalités économiques et sociales flagrantes. Le poste que l´on me proposait était de 24 heures par semaine, soit un poste complet pour l´époque. L´établissement  proposait aussi de me loger gratuitement, car il possédait une maison qu´il mettait à la disposition de ses enseignants habitant loin. J´étais abasoudi.

Mon interlocuteur, qui parlait fort bien français, désira alors parler au Directeur de l´école supérieure d´agriculture. Quand celui-ci raccrocha, il me pria simplement de rentrer chez moi et de dire oui à la proposition qui m´était faite. Ce que j´ai fait, à la déception de ma femme, qui, jeune mariée, voyait son mari partir travailler dans la ville voisine. Le professeur qui m´a téléphoné ce jour-là est devenu mon ami avec qui je coresponds régulièrement, même si les échanges sont espacés. Il a toujours été un poète, et chercheur relativement connu bien que contesté, spécialiste des rêves, Jon T. Quand lui, sa femme Halldis et ses enfants venaient me voir à pied chez moi et que je repartais ensuite regagner le lycée, je pouvais prendre sur mes épaules le plus jeune de ses fils, pour lui éparger un trajet bien trop grand pour ses petites jambes. Car ils habitaient tout près du lycée.

Ma maison était froide et un peu délabrée. J´avais à ma disposition plusieurs pièces et une cuisine, mais je mangeais mon repas principal dans une sorte de caféteria avec plusieurs de mes élèves. Je parlais avec eux un mauvais anglais et eux un français hésitant. Mon allemand n´était d´aucune utilité. C´est avec eux que je me suis mis à parler norvégien ; des dialectes différents du dano-norvégien soigné de ma femme. Mais parler des dialectes norvégiens vaut un chapitre à eux seuls. Sinon plus...J´allais ensuite au lycée préparer mes cours, car c´était mieux chauffé que chez moi. Le soir je me contentais d´une ou deux tranches de pain avec de la cochonnaille.

Mon horaire de professeur avait été aménagé. C´est ainsi que mes 24 heures par semaine étaient groupées le lundi, le mercredi, le jeudi, le vendredi et le samedi matin. Je suis donc devenu ce qu´on appelle ici un "ukependler" , c´est-à-dire un salarié (ou ne pas dire travailleur) à la semaine qui oscillait entre deux domiciles de semaine en semaine. Je me levais tous les lundis matin à 5 heures un quart ( ou moins le quart ), prenait ma coccinelle, faisait 108 kilomètres sur une route encore en partie non goudronnée, prenait un bac pour traverser un bras du fjord, avait le temps de boire un café brûlant dans la salle à manger du bateau, et prenait mon poste à 8 heures du matin. Je repartais aussitôt mes heures du lundi terninées, pour regagner mon domicile fixe de Førde et ma jeune femme Toril. Toute ma journée du mardi était libre et je la passais à lire, à apprendre le norvégien et à regarder tomber la pluie.

Je reprenais la route le mercredi matin d´aussi bonne heure pour faire les mêmes 108 kilomètres. C´est ainsi que je faisais par semaine environ 500 kilomètres, non par par tous les temps, mais sous une petite pluie fine, une pluie battante, ou une pluie où se mêlaient parfois quelques flocons de neige. Je ne dirai pas que je connais la route comme ma poche ou que je pourrais la faire les yeux fermés, mais presque.

Ce fut une année inoubliable. Il faut être jeune, inconscient, vivant dans une société ouverte, accueillante, hospitallière et de plein emploi pour tenter une aventure pareille à près de 30 ans. Je ne peux la comparer aux navigateurs solitaires d´aujourd´hui qui ont a bord les ordinateurs les plus sophistiqués et  des liaisons radio continuelles qui leur permettent à tout instant d´envoyer un  SOS de détresse. L´aventure que je continue à vivre 35 ans après le premier chapitre écrit en 1972 est d´un autre ordre : un tournant  qui engage la vie tout entière dans une voie sans retour.

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13 décembre 2006 3 13 /12 /décembre /2006 07:58

Dans l´appartement de mon enfance du 2e étage d´un immeuble de la rue Beaugrenelle du XVe arrondissement de Paris, nous avions un téléphone qui était posé sur le bureau de mon père situé dans la salle à manger.

 Il n´était pas si courant, juste après la Seconde Guerre mondiale, de posséder le téléphone. Mais il a toujours été pour moi un objet familier qui reliait ma mère à ses amis Rose, Madeleine, Germaine, Irvin, Paul et Suzanne, et sans doute bien d´autres, mais oubliés de moi depuis longtemps. Le téléphone était pour elle autant une prolongation de son travail qu´une nécessité de sa privée privée. Car elle travaillait aux PTT (Postes, Télégraphes, Téléphones) avec un poste de surveillante, puis surveillante principale, poste qui lui permettait de gagner honnêtement sa vie de veuve de guerre, et mère de deux enfants, ma grande soeur et moi.

La sonnerie était puissante et se faisait entendre de tout l´appartement comme de la rue. Il fallait alors se précipiter et monter l´escalier quatre à quatre si l´on voulait arriver à temps pour décrocher le récepteur et s´écrier, plein d´espérance fébrile : "Allo ?". Quelle déception quand il fallait annoncer : " Non Madame ! Vous faites erreur ; c´est ici VAUgirard 65 43, non le 75 34 !". Mais quelle joie quand c´était Tante Suzanne qui vous invitait à venir déjeuner le dimanche suivant:

Le téléphone était trapu, en bakélite noir, avec sur le dessus un genre de fléau comparable à celui des balances d´autrefois que l´on appelait balance Roberval, encore qu´il ne portait bien sûr aucun plateau, mais le récepteur, également en bakélite, muni d´un long fil gris souris, ce qui permettait de se déplacer jusqu´à la fenêtre, et jeter un coup d´oeil sur la circulation de la rue quand l´interlocuteur au bout du fil vous ennuyait de son bavardage incessant comme pouvait souvent l´être celui de Germaine... - "Mais oui, je vous écoute..." disait ma mère dans le soir qui tombait juste avant de poser le récepteur, pour aller ouvrir la fenêtre, fermer les volets, reprendre le recepteur pour vérifier que Germaine parlait toujours. " Oui, Oui !" disait-elle en me lancant un clin d´oeil complice, puis reposait le récepteur, fermait la fenêtre, tirait les rideaux et sans se démonter affirmait : "Mais si, je suis là ! Je vous entends très bien !"

Dans ma toute petite enfance, j´utilisais rarement le téléphone, mais j´aimais coller mon oreille à l´écouteur supplémentaire posé derrière l´appareil, et écouter la voix lointaine qui parlait au milieu de grésillements et divers bruits de friture. - "Qui c´est ? " - "Mais c´est Tonton Paul !" - "Qu´est-ce qu´il veut  ?" - "Tais-toi, voyons, je n´entends rien !". J´avais le doux sentiment d´être en même temps à deux endroits différents, auprès de Maman qui se tenait debout, attentive et éveillée, mais aussi auprès du bon Tonton Paul, au sourire si engageant et au regard accueillant, largement substitut de mon père pour toujours manquant, même si à cet âge, je ne le savais pas. J´ai toujours regretté la suppression de ces écouteurs supplémentaires. Ne parlons pas de ces minuscules téléphones mobiles dits portables que l´on tient dans la paume de la main et que l´on colle à l´oreille comme si c´était un véritable prolongement de la trompe d´eustache. Ils vous isolent encore plus dans votre sphère privée et immédiate, même s´ils semblent vous connecter, à l´heure de la globalisation, au monde tout entier. 

A 10 ou 13 ans, j´ai commencé à me servir assidûment du téléphone pour me  relier à quelques camarades de classe, notamment Jean Pierre K., Kaminka K. ou Evelyne L. J´étais du XVe arrondissement de Paris alors qu´ils habitaient le XVIe. Je ne manquais pas de préciser que mon numéro de téléphone était très simple à retenir puisqu´il était VAUgirard 65 43,  6 - 5 - 4 -3 . Rien n´y faisait, car ils croyaient tous que mon numéro était PASsy, AUTeuil, voire MOLitor. Un journaliste du Journal Le Monde, dans la mini-chronique "Au jour le jour" que l´on trouvait sur la une, a déploré le jour-même où ce code numérique a été adopté, l´abandon du code par lettres qui indiquait le quartier de Paris où l´on habitait. Robert Escarpit, sociologue de la lecture, écrivain satirique à ses heures, journaliste au courant de tout et chroniqueur habituel de la rubrique quasi-quotidienne "Au jour le jour" a aussitôt corrigé son collègue dès le lendemain. Robert Escarpit avait sans doute raison en affirmant que pour les étrangers qui vous téléphonaient du monde entier, les trois lettres VAU, PAS, AUT ou MOL étaient totalement hermétiques, et que l´on ne pouvait échapper à la modernisation des PTT (Postes, Télégraphes,Téléphones) devenus P&T (Postes et Télécommunications). Il n´empêche que j´ai oublié les trois chiffres qui ont remplacé les trois lettres de mon quartier Vaugirard. Et aujourd´hui, je suis incapable de me souvenir de tous les numéros qu´il faut taper pour téléphoner à mes deux fils ou mes amis, d´autant qu´ils ont deux numéros chacun : un téléphone fixe (même s´il est sans fil) et un téléphone portable qu´ils transportent sur eux où qu´ils aillent. Mais je me souviens très bien qu´ils habitent dans les quartiers qu´on appelle NORdstrand, GRØnland et HELsfyr...

Quelle évolution !  D´autant que j´ai en mémoire un épisode plaisant que j´ai vécu à l´âge de 30 ou 31 en 1974 ou 1975, et qui pour moi, du moins le croyais-je, était d´une époque révolue depuis longtemps. J´étais en Norvège occidentale, à Førde pour être précis, dans une communune rurale de 3000 à 5000 habitants, longtemps isolée, tant par des considérations géographiques, politiques qu´économiques. J´occupais un poste de jeune professeur de francais dans un petit lycée qui venait d´être ouvert. Sur l´un des murs de la salle des professeurs, était accroché un téléphone désuet ressemblant à un gros sabot de bakélite noir vaguement trapézoïdal. Une manette était apposée sur sa droite, que l´on tournait deux ou trois fois après avoir actionné un disque chromé à l´aide du pouce qui se trouvait sur le devant de l´appareil ; ce qui permettait d´établir la connexion avec une standardiste de la poste à qui on donnait le nom de la personne ainsi que le numéro de celui ou de celle avec qui on voulait parler. Sans oublier de mentionner le nom de la localité, car le 22 à Asnières n´avait rien à voir avec le 22 à Genevilliers, si vous voyez ce que je veux dire. Il en était de même pour le 18 à Naustdal et le 18 à Gaular.

Durant mon séjour oû j´ai vécu dans cette région, la commune a été reliée à l´automatique. Le hasard voulait que je connaisse le receveur des postes de l´endroit. Il m´a demandé de téléphoner à ma mère à 12 heures 01, soit une minute à peine après le raccordement de la commune de Førde au réseau téléphonique international, pour vérifier que tout s´était passé comme il convenait. J´ai donc fait "l´international", le "préfixe" pour la France, puis celui de Paris et enfin mon propre numéro qui était désormais celui de ma mère : VAUgirard 65 43. Mes collègues étaient tous des enseignants qui étaient ce qu´on pourrait appeler des agrégés ou des certifiés de Lettres Modernes norvégiennes, d´Allemand ou de Mathématiques. Ce qui n´empêche que deux d´entre eux ne pouvaient comprendre comment j´avais pu me connecter en quelques secondes au numéro personnel de ma mère qui habitait à 2000 ou 3000 kilomètres de moi sans passer par l´intermédiaire d´une standardiste. J´ai donc expliqué que les deux premiers chiffres me raccordaient  à l´international,, que les deux chiffres suivants indiquaient le pays où je voulais me rendre, soit la France, que les deux nouveaux chiffres étaient ceux de la région c´est-à-dire Paris, et qu´enfin, les derniers chiffres étaient ceux de la personne avec qui je voulais parler, ma mère. Rien n´y faisait. Il a fallu répéter deux ou trois les mêmes explications.  - "Mais comment t´as fait, comment t´as fait ?"

Je suppose aujourd´hui que ces collègues, retaités ou non comme moi, ont tous désormais un ordinateur, une ou deux adresses électroniques qu´ils appellent sûrement e-mail ou courriels, ainsi qu´un portable qu´ils portent sur eux où qu´ils aillent.

Je fais en grande partie comme eux, même si je n´arrive pas à voir l´utilité de dire "allo !" quand on achète une baguette industrielle dans le petit supermaché du coin, et encore moins de préciser que, assis dans l´autobus, je serai à la maison dans moins de dix minutes. Je vois dans le téléphone en bakélite d´autrefois un art de la communication que ni le e-mail, ni le portable me permettent d´éprouver, même si je suis sûr que les jeunes d´aujourd´hui ressentent autant d´émotion en s´envoyant  des SMS et photos numériques que j´en éprouvais lorsque je collais mon oreille à l´écouteur supplémentaire du vieux téléphone de l´appartement de mon enfance. On n´arrête pas le progrès, mais l´enfance, qu´elle ait été heureuse ou non, restera toujours indélébile toute la vie.

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7 décembre 2006 4 07 /12 /décembre /2006 07:49

J´étais hier mercredi 06 décembre 2006 au centre d´Oslo. J´y ai vu un petit homme à la barbe blanche devant son stand, vendant des affiches, des brochures et des centaines de badges contre la bombe atomique et l´énergie nucléaire. Cela fait bien trente ou quarante ans que je le vois au même endroit, vendant les mêmes affiches, les mêmes brochures et les mêmes badges, avec le même sourire engageant et la même détermination. C´est alors qu´il m´a fait penser à l´anarchiste libertaire Louis Lecoin (1888-1971).

J´ai été étudiant en Sociologie à l´Université de Tours de 1964 à 1967 puis chargé de cours en 1967-1968 tout en étant étudiant de 3e cycle. C´est pendant ces années-là que j´ai assisté un jour à un meeting politiqueLouis Lecoin était la vedette. C´était un homme extrêmement petit. Il ne mesurait en effet qu´1 mètre 51, et si je me souviens de cette taille, c´est pour la simple raison que pour être admis dans l´armée francaise, il fallait mesurer au moins 1,50 mètre. Louis Lecoin n´a donc pu échapper à son destin de soldat malgré lui. Mais plus que sa petite taille, ce qui m´a le plus impressionné la seule fois où je l´ai vu et écouté, c´est sa voix à la fois ferme et fluette dans un corps décharné, où les os de son visage et de son corps apparaissaient saillants. Ses yeux étaient de feu, ses mains osseuses, mobiles et engageantes ; et son col roulé rouge autour du cou renforcait la simple détermination de toute sa vie : la paix.

Il a commencé par nous rappeler qu´il n´avait que son Certificat d´Etudes, et que tout ce qu´il savait, c´est à l´adolescence qu´il l´avait appris en lisant seul beaucoup, tout en exercant divers petits métiers pour survivre, dont le plus prestigieux était sans doute celui de correcteur d´imprimerie. Mais il a aussi été jardinier et même clochard.

Il a commencé à militer pour la paix et contre l´armée bien avant la Première guerre mondiale en refusant, alors soldat qui aurait dû obéir à ses chefs, de casser une grève. Il a pour ce refus écopé de 6 mois de prison ferme. En tout, au cours de sa vie d´inlassable militant pour la paix, Louis Lecoin ne passera pas moins de 12 ans de sa vie en prison. Il s´est toujours opposé à toutes les guerres, quelles qu´elles fussent, notamment  la Première mondiale, la Seconde, ainsi que la guerre d´Algérie qui eut droit au nom officiel de guerre lorsque la paix fut signée. Souvenez-vous bien : on parlait alors de pacification.

Pour son opposition à ladite Grande Guerre, que beaucoup ont cru naïvement qu´elle serait la "der des ders" avant qu´elle n´éclate, il a été condamné à 5 ans de prison pour "insoumission". Il a dû à nouveau faire de la prison dès la déclaration de la Seconde Guerre mondiale pour avoir écrit un tract intitulé : "Paix immédiate". Il n´a été libéré qu´en 1943.

Mais les souvenirs personnels que j´ai de Louis Lecoin sont surtout liés à deux événements : son opposition à l´exécution des italo-américains Sacco et Vanzetti (1927), exécutés pour délit d´opinion, même si cela s´est passé bien avant ma naissance, à cause de la chanson de Joan Baez que tout le monde avait sur les lèvres en 1971-1972, année où je me suis établi définitivement en Norvège. Et pour sa lutte pour la reconnaissance du statut d´objecteur de conscience pendant la guerre d´Algérie. Il avait contribué avec Albert Camus à la rédaction du projet du statut, mais le Général de Gaulle, alors Président de la République, repoussait constamment la délibération du texte à l´Assemblée Nationale. C´est alors que Louis Lecoin commenca à 74 ans une grève de la faim. En partie passée sous silence par la grande presse, du moins au début, cette grève de la faim a eu ensuite un immense retentissement à partir du jour où le journal satirique "Le Canard enchaîné" publia l´apostrophe célèbre de Francis Jeanson : "Holà ! Les Grandes Gueules. Laisserez-vous mourir Louis Lecoin ?" Le statut fut finalement voté, après maints amendements, dénaturant en grande partie le texte initial de Louis Lecoin et d´ Albert Camus. Une nouvelle loi fut même ensuite votée pour interdire sa diffusion et sa divulgation. C´est à ce moment de sa vie que Louis Lecoin a été appelé le "morpion sublime".

J´ai lu bien plus tard que Louis Lecoin avait été proposé pour le prix Nobel de la paix en 1964, mais qu´il avait demandé que l´on retire son nom pour laisser la place à Martin Luther King. Nous sommes à quelques jours de la remise du prix Nobel de la paix 2006 au Bangladais Muhammad Yunus, créateur d´une banque pour les pauvres et détenue par eux. Muhammad Yunus était nominé à la fois pour le Nobel d´économie et le Nobel de la paix. Il se voit moins en "banquier des pauvres" qu´en "prêteur d´espoir". Je ne sais si Louis Lecoin, anarchiste libertaire pour la paix et la reconnaissance du statut d´objecteur de conscience, aurait apprécié qu´on l´appelle le "bretteur d´espoir". Il aurait été cependant plaisant qu´un "morpion sublime" recût un prix Nobel.

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