[ Montaigne : "Nostre présomption et vanité ]
Il y a un an jour pour jour, je signalais par une citation de Simone de Beauvoir la prise de ma retraite. J´avais intitulé l´extrait de deux mots pris au tout début de son texte : "Jamais plus". C´était un courriel, n´ayant pas encore commencé d´écrire journellement ou presque dans un blog. Autres temps, autres moeurs. Deux de mes amis avaient aussitôt réagi, puis à nouveau deux autres, autant pour me souhaiter bon anniversaire que pour dénoncer le côté morbide, dépressif et "démodé" de la prénommée Simone. Je tiens en ce jour anniversaire à renouveler la tradition par une nouvelle citation. De Montaigne. Encore plus "démodée", donc. Le titre, comme il y a un an, est également emprunté à son texte, quoiqu´il vienne d´une citation d´Horace... Je juge néanmoins cette citation nouvelle moins morbide. Autres temps, autres moeurs : "Les ans, dans leur marche..."
"J´ai au demeurant la taille forte et ramassée ; le visage non pas gras, mais plein ; la complexion entre le jovial et le mélancolique, moyennement sanguine et chaude (...), la santé forte et allègre, jusque bien avant mon âge rarement troublée par les maladies. J´étais tel ; car je ne me considère pas à cette heure que je suis engagé dans les avenues de la vieillesse, ayant piéca franchi les quarante ans : Minutatim vires et robur adultum / Frangit, et in partem pejorem liquitur aetas ( = Peu à peu, l´âge brise les forces et la vigueur de l´âge mûr, et se résout en décrépitude, Lucrèce, II, 1131 ). Ce que je serai dorénavant, ce ne sera plus qu´un demi-être, ce ne sera plus moi ; je m´échappe tous les jours et me dérobe à moi : Singula de nobis anni praedantur euntes ( = Les ans, dans leur marche, nous dérobent toutes choses, une à une, Horace, Ep., II, ii, 55).
D´adresse et de disposition, je n´en ai point eu ; (...) de la musique, ni pour la voix, que j´y ai très inepte, ni pour les instruments, je n´y ai pu acquérir qu´une bien fort légère et vulgaire suffisance ; à nager, à escrimer, à voltiger et à sauter, nulle du tout. (...)
Mes conditions corporelles sont, en somme, très bien accordantes à celles de l´âme. Il n´y a rien d´allègre : il y a seulement une vigueur pleine et ferme. Je dure bien à la peine : mais j´y dure si je m´y porte moi-même, et autant que mon plaisir m´y conduit , Molliter austeraum studio fallente laborem ( = L´ardeur trompant doucement la peine sévère, Horace, Sat. II, ii, 12). Autrement, si je n´y suis pas alléché par quelque plaisir, et si j´ai autre guide que ma pure et libre volonté, je n´y vaux rien. Car j´en suis là que, sauf la santé et la vie, il n´est chose pour quoi je veuille ronger mes ongles et que je veuille acheter au prix du tourment d´esprit et de la contrainte (...) extrêmement oisif, extrêmement libre, et par nature et par art. (...)
J´ai une âme toute sienne, accoutumée à se conduire à sa mode. N´ayant (...) à cette heure ni commandant ni maître forcé. j[e] march[e] aussi avant et le pas qu´il m[e plaît] : cela m´a amolli et rendu inutile au service d´autrui, et ne m´a fait bon qu´à moi. Et pour moi, il n´a été besoin de forcer ce naturel pesant, paresseux et fainéant . (...)
Je n´ai eu besoin que de la suffisance de me contenter, qui est pourtant un règlement d´âme, à le bien prendre, également difficile en toute sorte de condition, et que par usage nous voyons se trouver plus facilement encore en la nécessité qu´en l´abondance ; d´autant à l´aventure que, selon le cours de nos autres passions, la faim des richesses est plus aiguisée par leur usage que par leur disette, et la vertu de la modération plus rare que la patience. Je n´ai eu besoin que de jouir doucement des biens que Dieu par sa libéralité m´avait mis entre les mains. Je n´ai goûté aucune sorte de travail ennuyeux. Je n´ai eu guère en maniement que mes affaires ; ou, si j´en ai eu, ç´a été en condition de les manier à mon heure et à ma façon, commis par gens qui s´en fiaient à moi et qui ne me pressaient pas et me connaissaient. Car encore tirent les experts quelque service d´un cheval rétif et poussif.
Mon enfance même a été conduite d´une facon molle et libre, et exempte de sujétion rigoureuse. Tout cela m´a formé une complexion délicate et incapable de sollicitude:" - II, xvii, De la présomption
-----------------
Je me permets deux additifs. Oisif est pris au sens étymologique : "qui travaille pour soi". J´ai aussi modifié deux temps de verbes signalés entre crochets.