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9 août 2008 6 09 /08 /août /2008 14:07

L´enfant de Noé
, d´Eric-Emmanuel Schmitt ( Albin Michel, 2004. 189 pages, 15 € ) reprend le filon qui a rendu cet écrivain si populaire et attachant : le personnage de l´enfant déluré qui pose des questions embarrassantes sur Dieu, les religions et le pourquoi de la mort; celui aussi des parents défaillants, lâches ou absents; celui enfin de l´adulte qui, comme un juste ou un bon Samaritain, se dévoue sans compter pour le bien d´autrui. Sa fin cependant n´est pas à la mesure du début. Sans démériter, ce récit est loin derrière ce qui a fait la force et le charme de Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran, - et plus loin encore du caractère poignant et retenu de la correspondance que le très jeune Oscar entreprend avec Dieu, grâce aux conseils de Dame rose, bénévole qui passe du temps dans un service d´enfants malades.

La verve langagière d´Eric-Emmanuel Schmitt n´est pas en cause. Ses trouvailles sont légion et toujours désopilantes. Peut-être a-t-il en lui cette part du diable qui permet à son imagination d´être ce qu´elle est : infernale et démoniaque. Notamment quand il affuble son curé du nom de Pierre Pons, provoquant l´hilarité de son petit Joseph, celle du Comte et de la Comtesse de Sully qui l´ hébergent un moment; - et, par ricochet, la nôtre de lecteur. Car le crâne rasé de l´abbé Pierre Pons est pour Joseph, petit Juif de sept ans, la preuve qu´il ne peut-être que l´inventeur de la pierre ponce.

Mais il faut bien l´avouer : Pierre Pons le curé n´a pas l´épaisseur de Monsieur Ibrahim, et moins encore l´humanité de Dame rose, devenue Mamie-Rose le temps de son service auprès d´Oscar. Il est un peu trop pantin, créé pour une trop bonne cause. L´enjeu était pourtant de taille, à la mesure de tout le cycle que se veut être Le cycle de l´invisible : faire dialoguer les religions monothéistes. Plus concrètement, pour L´enfant de Noé, faire que Joseph s´interroge sur le pourquoi de la haine que les nazis portent aux Juifs; sur l´intime conviction que tout Juif, descendant du peuple que Dieu a choisi depuis des siècles, est élu; - et aussi,  sur le sentiment de supériorité qu´ont les catholiques pour leur religion, puisque Dieu en Jésus s´est incarné, est mort et est ressuscité.

Il n´y a pas que l´enfer qui est pavé de bonnes intentions. La littérature, bonne ou mauvaise, peut aussi l´être. Le Père Pons, qu´Eric-Emmanuel Schmitt a créé pour nous en écrivain omniscient, en fait un peu trop, la paix revenue. Après les Juifs et les Tsiganes pourchassés par Hitler, il prendra fait et cause pour les Indiens d´Amérique, les Vietnamiens et les moines tibétains. Quant à l´épilogue du récit, son optimisme est bien sympathique, mais un peu trop bien ficelé; - pour ne pas dire cucul la praline.

Reste la goguenardise, l´insolence, l´effronterie et la gouaille de Joseph Bernstein rebaptisé Joseph Bertin entre 1942 et 1945. Et celles, non moins enjouées, de son parrain Rudy que lui donne le curé Pons.

Eric-Emmanuel Schmitt a bien du talent. Il mérite sans conteste d´être lu. Il ne faudrait cependant pas que ses succès lui donne la grosse tête.

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7 août 2008 4 07 /08 /août /2008 14:29

Eric-Emmanuel Schmitt
a bien du talent. Il ne fait pas que faire réfléchir sur Dieu, les diverses religions et leur dialogue. Il arrive à nous faire rire sur des sujets aussi graves que la mort d´un enfant atteint du cancer.
Tel est le thème de son Oscar et la dame rose paru chez Albin Michel en 2002. Ce récit poursuit " Le cycle de l´invisible" dont fait partie Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran paru en 2001 chez le même éditeur.

Oscar, âgé de dix ans, sait qu´il va mourir. Son cancer est incurable. Les médecins ne peuvent plus rien pour lui. Dame rose, qui vient passer du temps avec les enfants malades, l´encourage à écrire à Dieu. Oscar écrira treize lettres. La quatorzième et dernière sera de la main de dame rose.

Durant douze jours, dame rose sera pour Oscar la Mamie qu´il aurait voulu avoir parce qu´elle se fait pour lui conteuse. Elle lui redonnera notamment confiance dans les êtres qui l´entourent. À la différence de la Schéhérazade des Mille et Une Nuits, elle ne l´empêchera pas de dormir, mais elle lui permettra de vivre les jours qui lui restent en le faisant rire et rêver : pour lui et lui seul, elle sera catcheuse professionnelle qui a gagné cent soixante tournois sur cent soixante cinq, dont quarante trois par K.O.

Les premières lettres sont les plus longues. Oscar, sans être malheureux, est virulent, acerbe et aigri : un vrai bâton merdeux. Il en veut à tout le monde : le Docteur Düsseldorf qui l´a opéré, le personnel soignant et surtout ses parents qu´il considère lâches car ils n´osent pas lui dire la vérité. Il est un peu plus tendre avec les autres enfants hospitalisés dans le même service que lui, mais l´humour qu´il partage avec eux, cocasse et décapant, est un humour cruel qui n´est pas sans dérision, comme l´est souvent l´humour des enfants qui se sentent trompés par les adultes : Bacon est un grand brûlé; Pop Corn est un garcon de neuf ans de quatre-vingt-dix-huit kilos pour un mètre dix de haut sur un mètre dix de large; Einstein n´est pas mieux loti : sa tête est le double de ce qu´elle devrait être. Seule Peggy Blue sera mieux considérée. À vous de découvrir pourquoi.

Par encouragement de Mamie-Rose, Oscar imagine que chaque jours représente dix ans de sa vie.

Les dernières lettres seront courtes et laconiques. Oscar n´a plus la force d´écrire.

Mamie-Rose lui a fait comprendre qu´il n´y a pas que lui qui meurt. Il a compris que le cancer qui l´emporte ne lui donne pas tous les droits, et surtout pas celui de mépriser ses parents et de les faire souffrir par égoïsme.

Rien ne dit qu´il meurt apaisé.

Il meurt parce qu´il a fini de vivre.

Quant à dame rose, elle n´a été Mamie-Rose que le temps de son service. Oscar n´a pas vécu pour rien. Elle non plus. Elle et lui laisseront quelques souvenirs.

Eric-Emmanuel Schmitt, dans son genre, est sûrement un bienheureux. 

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6 août 2008 3 06 /08 /août /2008 13:05

L´ esquisse d´inventaire qui suit est un triple hommage : à Georges Perec d´abord; à Georges Lapassade ensuite; à René Barbier enfin.

C´est autant une Tentative d´épuisement d´un lieu parisien qu´un élément d´une ethnologie du quotidien ...
 
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Date : Lundi 04 Août 2008.
Heure : 13 h 30.
Lieu d´observation : la terrasse couverte du Burns Café d´Oslo ( = Le Burns Pub ), à l´angle de la rue du Parlement ( = Stortingsgate ) et de la rue Olav V ( = Olav´s V gate ).
"Objets" observés : les gens qui passent, dans leur totale diversité.
Temps : incertain et orageux.

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Ce lieu est un espace mal défini. Il est situé entre deux immeubles qui sont face à face et qui abritent ce que l´on peut considérer deux vraies institutions ou presque : le Burns PubOslo et une des centaines de boutiques Narvesen, spécialisées dans la vente de journaux, magazines et autres best-sellers norvégiens et anglais; sans parler des milliers de paquets de cigarettes de marques du monde entier.

Cet espace mal défini est cependant loin d´être neutre : il est un lieu de passage incessant où jamais la vie ne s´arrête, même aux heures les plus creuses de la nuit. Lieu de rencontres improbables, il est pourtant lieu d´une interculturalité exemplaire.

Les passants qui y passent et le traversent de droite à gauche, en diagonales ou de gauche à droite sont de toutes nationalités, de toutes conditions et de tous âges. Qu´ils le traversent d´un pas décidé ou d´un pas hésitant, une canne ou un plan à la main, ils l´animent d´une vie qui n´est désordonnée qu´en apparence. Ils savent où ils vont ( à défaut d´avoir sur les lèvres le nom du lieu où ils sont )  : le métro d´Oslo presque juste en face, ou la rue Karl Johan, principale artère de la ville à droite; la route de Drammen qui longe le Château du Roi à gauche avec son parc ouvert à tous, ou au contaire les cinémas Saga et Klinkenberg dans le sens opposé; et un peu plus loin, dans le prolongement de la rue Olav V qui va vers la mer, le nouveau quartier commercial tendance Aker Brygge, autrefois chantier naval, aujourd´hui saturé de nombreux restaurants chic et de gargottes installées sur les quais, vendant des crevettes qui se tortillent encore. C´est la vie même, multicolore et chatoyante, où pratiquement toutes les langues se font entendre : thaï, urdu, polonais, kurde ou espagnol; sans parler de l´anglo-américain avec ou sans accent étranger.

Chacun croise l´autre sans vraiment le voir, mais sans l´ignorer non plus : des femmes seules et pressées au jean délavé et troué qui leur moule les fesses; d´autres, ni jeunes ni belles, passent aussi vite, le corsage entrouvert; certaines exhibent sans gêne le haut de leurs deux seins fermes que le soleil a bruni; d´autres, sans gêne non plus, beaucoup moins pressés que les précédentes, les montrent tout autant, bien que blancs et opulents; passent aussi des femmes moins jeunes, à l´âge indéfini, qui tiennent ferme leur sac sous un bras; également des retraitées, habillées de vêtements clairs démodés, qui s´avancent à pas comptés vers une destination qu´elles seules connaissent.

Rares sont les hommes en ce lundi après-midi, sinon un touriste américain tenant à la main un minuscule appareil de photos numériques, accompagné d´une femme qui lit un plan en marchant, et de deux enfants de 10 - 12 ans, le regard vide d´ennui.

Un homme seul allume sa cigarette.

Un homme jeune et bien mis, tenant à la main une femme presque aussi grande que lui, s´immobile soudain devant la vitrine de la boutique Narvesen. Ils s´embrassent avec fougue, à pleine bouche. Font mine de se quitter. S´embrassent à nouveau. Personne ne fait attention à eux. Ils s´embrassent encore. Puis se quittent aussi brusquement qu´ils avaient surgi, sans se retourner. L´homme, tout en marchant, sort alors de la poche de sa veste un portable qu´il porte à l´oreille. La femme, d´un pas aussi rapide que celui de l´homme , s´éloigne dans une direction opposée, mettant son sac sous le bras après avoir vérifié qu´il était bien fermé.

Un bruit infernal se fait alors entendre : celui de la scie d´un tailleur de pierres qui refait la chaussée et le trottoir de la rue Karl Johan.

Un homme au visage connu fait son entrée dans le Burns Pub. Je le dévisage. Il fait rouler derrière lui un petite valise noire. Il me regarde tandis qu´il me dépasse. Je cherche à savoir où j´ai bien pu le rencontrer. Il repasse près de moi, un petit verre de blanc bien frais à la main, tirant toujours derrière lui sa petite valise noire. Je cherche à nouveau à savoir où j´ai bien pu le voir. Lui aussi me dévisage, mais ses yeux sont impassibles. Il prend place à la table qui est juste à ma gauche. J´ose l´aborder. Il me répond sans sourciller qu´il passe souvent à la télévision. Son accent de la ville de Bodø, au Nord de la  Norvège, me permet aussitôt de le reconnaître. Je précise que je connais assez bien cette ville. Il en vient, dit-il. Mais il n´est pas en veine de confidences. Il prend son portable, compose un numéro, boit une gorgée de son petit vin blanc bien frais et se lance dans une longue conversation qui ne me concerne pas. J´entends sans le vouloir les premiers mots : - "Je suis à Oslo, au Burns Pub" . Je tourne volontairement la tête dans une autre direction pour être sûr de ne pas entendre.

Des arbres rabougris et plantés volontairement près l´un de l´autre sur le trottoir un peu sur ma droite font de ce lieu de passage pour piétons un lieu interdit pour les voitures. La rue Olav V est donc à cet endroit comme une impasse. La chaussée proprement dite s´achève avant les arbres. Seuls les taxis ont droit de s´y engager pour tourner au pas et stationner en attente de clients, dans un emplacement qui leur est réservé, face au cinéma Klinkenberg et un autre café-institution, le Nichol & Son. Les chauffeurs ont rarement la tête blonde et les yeux bleus. Mais ils connaissent la ville d´Oslo mieux que personne. J´en ai fait l´expérience, une nuit de pleine lune en mai. C´est pas couscous béchamel ni cassoulet merguez mais kebab ketchup et sauce brune pizza

Le vent se lève. Des rafales plient les blanches des arbres rabougris. La lumière faiblit. Des cheveux s´ébouriffent. Une femme enceinte rajuste la capote d´une poussette dans laquelle somnole un enfant. La pluie se met tout-à-coup à tomber, drue, tambourinant le toit et les vitres du Burns Pub. Les passants se raréfient aussitôt. Certains, cependant, bravent et le vent et la pluie, mais ils sont comme emmitouflés de toiles déperlantes vert pomme luisant, rouge éclatant ou gris sale fripé. Les parapluies sont plus rares. Ceux ou celles qui les tiennent les ont abaissés au plus près de leur tête pour empêcher que le vent les retourne. Les gouttent perlent sur les toiles cirées jaunes.

La pluie s´apaise. Le vent aussi. Les passants reprennent leur ballet.

Un handicapé, dans sa chaise électrique. 
Trois jeunes filles, très peu vêtues et trempées.
Un cadre au complet anthracite, le portable à l´oreille.
Deux femmes encore assez jeunes s´immobilent un instant. Elles se regardent, se sourient, s´embrassent sur la bouche. Et repartent, comme si de rien n´était.
Un homme bedonnant traine la jambe.
Un roller.
Une jeune handicapée, sans sourire, maniant difficillement son fauteuil roulant.
Deux touristes, arnachés d´énormes sacs à dos bleus, et sanglés de partout.
Une petite dame et son chien en laisse, à tout petits pas.

La pluie s´est arrêtée. Le vent, bien que moins violent, souffle toujours en rafales imprévisibles. Un timide rayon de soleil fait son apparition, éclairant faiblement la facade de l´immeuble d´en face. Mon voisin au dialecte du Nord parle toujours, sans que je sache s´il s´agit ou non de la même personne..

Il est un peu moins de 15 heures. Je range dans ma poche le calepin sur lequel j´ai écrit un plus de trois pages de notes.

Quatre vers du jeune Aragon me reviennent : 
              
             Je danse au milieu des miracles
             Mille soleils peints sur le sol
             Mille amis mille yeux ou monocles
             m´illuminent de leurs regards 
 
                          "
Parti-pris" in Feu de Joie 
                           (1920 - La Pléiade 2007)

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3 août 2008 7 03 /08 /août /2008 11:53

L´Art d´aimer
Ovide est un bonheur. La préface d´Hubert Juin est éblouissante d´intelligence et de verve. Elle retrace en un style tout à la fois galant et ludique la réception du texte au cours des siècles : la chape de plomb qui s´abat sur lui quand l´Eglise cherche à contrôler les moeurs, et le plaisir qu´il procure quand à certaines époques les moeurs se libèrent. Sa verve, bien que fort différente, est aussi brillante que celle qu´il utilise pour présenter quelques heureuses formules du ronchonneur solitaire qu´est Paul Léautaud.
[ Paul Léautaud en verve´. Présentation et choix de Hubert Juin, Horay, 2003 ]

L´Art d´aimer
est divisé en trois livres. Le premier traite de la séduction et des ruses de l´homme pour lui permettre de conquérir la femme qu´il convoite. Le deuxième s´attache à révéler ce qu´il lui convient de faire pour retenir l´aimée; là est d´ailleurs l´essentiel de cet art d´aimer : la conquête purement physique n´est rien si l´amant ne sait, par la tendresse perpetuée et sans cesse renouvelée, conserver son amour. Le troisième livre est pour l´époque plus surprenant encore : il fait de la femme une personne et non un objet de plaisir.

Etant d´avant les théologiens, Ovide ne dissocie pas l´âme du corps. Il va même plus loin : son "art d´aimer" sous-tend que l´acte d´amour a pour fin le plaisir et non la procréation. Rien n´est donc plus éloignée à Ovide que la notion de péché. Et même : le bonheur que procure le plaisir est à la portée des plus obscurs. Il n´est pas pour autant libertin. Prince des poètes, Ovide n´aurait jamais pu imaginer les procédés d´effraction d´un Choderlos de Laclos et plus encore ceux d´un Marquis de Sade dévoyé. Il admet pourtant qu´il faille feindre et tricher, mais à l´intérieur de limites permises. Le plaisir "pour qu´il soit vraiment agréable, il faut que la femme et l´homme y prennent part également:"  Les conseils d´Ovide ne procèdent pas d´un art du jouir, mais de la tendresse réciproque et du respect de l´Autre. Il n´a jamais été l´apôtre du "bas corporel".

Innombrables sont les moyens de plaire qu´Ovide mentionnent. Encore plus nombreux les lieux où il convient de les exercer. À Pompéï, dans La Villa des Mystères ( 70-60 av. J.-C.), la peinture monumentale de la salle à manger montre à droite une servante coiffée d´une couronne de myrte, symbole de Vénus. Les plaisirs de la table précèdent souvent le plaisir du lit.  

Le lecteur moderne se doit de ne pas être rebuté par les multiples exemples pris à la mythologie. Les notes en bas de pages du traducteur Henri Bornecque sont plus que les bienvenues : elles replacent dans leurs contextes les ébats amoureux sans cesse renouvelés des dieux de l´Olympe et du Capitole. Ils sont, pour l´époque, ce que sans doute sont de nos jours, les frasques des idoles contemporaines qu´avec complaisance révèle la presse people.

Ce beau texte bien traduit permet au corps, longtemps brimé par les docteurs et sorbonnards, de reprendre ses droits.
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1 août 2008 5 01 /08 /août /2008 13:27

On ne peut ignorer ce qu´ Yves Bonnefoy a récemment écrit sur "l´affaire" Paul Celan, accusé bassement deux fois de plagiat par Claire Goll en 1953 puis en 1960. Dans Ce qui alarma Paul Celan ( Galilée, 2007, 43 pages, 11 € ), Yves Bonnefoy ne prend pas seulement la défense de Paul Celan calomnié, il entend préciser ce qu´est l´enjeu de l´expérience poétique.

En plus de plagiat, les accusations perfides d´esthétisme, d´ hermétisme, de poésie obscure et donc de "trop d´art" ont été légion. Elles sont loin d´être éteintes. Et plus sournoises encore, ont été les ignobles insinuations antisémites.

 Mais pour Yves Bonnefoy, ce qui a le plus affecté Paul Celan jusqu´à sa fin tragique en 1970, c´est la non-reconnaissance de sa singularité de poète, investi totalement dans l´écriture poétique.

La poésie n´est par fioriture du langage, belles métaphores et montages de figures de style. Elle est parole, et elle ressort de la réflexion sur le matériau que constituent les mots. Elle procède du désir de dénoncer le piège que peut constituer une parole qui croit en la force de la formulation conceptuelle; - et qui, par là, masque ce qui devrait être irréductiblement premier dans la perception du spectacle du monde : la présence de l´éphémère. Là était le déchirement que Paul Celan n´a jamais surmonté : que pratiquement personne, de son vivant, n´ait compris que sa poésie, loin d´être de la rhétorique, était souffrance, mémoire et témoignage, c´est-à-dire préservation et "foi dans cette parole qu´avait persécutée le nazisme."

Trop parler de plagiat à son égard, c´est finalement privilégier ce qui aurait dû rester secondaire. Pour la simple raison, selon Yves Bonnefoy, qu´on ne peut parler de plagiat en poésie. Si "emprunts" il y a, le poète les "transform[e] sur le champ en un signifiant de lui-même." Ainsi de Shakespeare; ainsi de Baudelaire.

Ce qui donc déstabilisait Paul Celan, en l´accusant de plagiat, ce n´est pas tant d´être mal reconnu, que le fait qu´on ait tenté "de le dépouiller devant ses lecteurs d´un rapport à soi qui était ( ... ) sa vie même"; qu´on lui ait refusé le droit d´affirmer que ce qui donne sens à la vie, c´est le sentiment de notre finitude; que ce sont les hasards - et eux seuls - qui sont le réel; - et que les rencontres, avec qui que ce soit ou où que cela soit, constituent "un absolu ( ... ) que l´on ne peut régenter."

Refouler le sentiment de finitude, croire que l´universel se trouve davantage dans la formulation conceptuelle que dans les purs hasards du réel, sont des leurres que la poésie de Paul Celan dément et qu´ Yves Bonnefoy ne cesse d´affirmer depuis qu´il écrit. Pour l´un comme pour l´autre, pour reprendre ce qu´affirme Jean-Michel MaulpoixYves Bonnefoy, "le concept est la notion pure, coupée de la réalité." La poésie, au contraire, au plus profond d´elle-même, est ce qui permet de rendre par des mots la présence immédiate et durable du monde. Par là, dans le rapport que Paul Celan pouvait avoir avec de simples fleurs des prairies ou des montagnes, "se jouait non seulement sa destinée d´homme et de poète, mais [ peut-être aussi ] un peu du salut de l´humanité".

[ Photo du milieu : Paul Celan. Photo du bas : Yves Bonnefoy ]
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30 juillet 2008 3 30 /07 /juillet /2008 12:43

[ Tarjei Vesaas II ] : Il est des écrivains comme des êtres; certains sont sans grands mystères. D´autres au contraire se laissent difficilement approcher. Ainsi Tarjei Vesaas, décédé en 1970 à l´âge de 73 ans, alors qu´il se trouvait depuis trois ans sur la liste des nobélisables.

Il est surtout connu, du moins en France, pour ses romans. Sa poésie, cependant, est loin d´être seconde; elle est même essentielle. Il est heureux que quelques éditeurs francais courageux osent briser le silence. (Cf. le lien : Poésie - Pôles Nord ). Ce n´est pas seulement combler un impardonnable oubli, c´est reconnaître que la poésie de Tarjei Vesaas est en réalité la clef de voûte qui donne à l´ensemble de son oeuvre littéraire sa force et sa pureté.

Il est admis, pour parler vite, que Tarjei Vesaas écrit en néo-norvégien. Il serait plus juste d´avancer qu´il s´exprime en norvégien dialectal du Telemark, dans lequels les sonorités si particulières ne cessent d´étonner. 

À part quelques poèmes de jeunesse, c´est à l´âge de 49 ans, en 1946, que Tarjei Vesaas publie son premier recueil de poésies au titre révélateur de Kjeldene ( = Les Sources ). Suivront, en dix ans, quatre autres recueils. Puis, après une période de quatorze ans où paraîtront quatre romans essentiels et des nouvelles non négligeables, il publiera l´année de sa mort, en 1970, un dernier recueil au titre qui chante la vie : Liv ved straumen ( = Vie au bord du courant ). Il n´est pas indifférent qu´il se soit consacré essentiellement à la poésie l´année même de sa disparition.

Des six recueils que rend abondamment compte Lisières du Givre traduit par Eva Sauvegrain et Pierre Grouix ( et dont j´ai commencé, dans ce blog, à parler - en donnant à ma contribution un titre aussi anodin que possible : Petits canards vers le nord ...  - ) je me contenterai aujourd´hui de la sélection des poèmes du troisième recueil de Tarjei Vesaas paru en 1949 Lykka for ferdsmenn ( = Le Bonheur pour les voyageurs ) ; - non sans risquer de revisiter une traduction.

La guerre et ses ténèbres, qui avaient tout à la fois ébranlé et renouvelé de fond en comble la prose et les deux premiers recueil de poésies de Tarjei Vesaas, s´éloignent lentement. Nous sommes en 1949. Tarjei Vesaas a 52 ans. Le Bonheur pour les voyageurs n´est plus directement imprégné, comme le précédent recueil de 1946 Leiken og Lynet ( = Le Jeu et l´Eclair ), des événement mondiaux les plus marquants; - et que les traducteurs ( ou l´éditeur ) de Lisières du Givre ont supprimés. Le recueil n´en est pas moins grave. La désespérance n´est pas totalement absente, mais détachée de l´actualité la plus tangible. À vrai dire, si le mot bohneur est dans son titre, c´est plutôt le rêve qui irradie tout le recueil, à condition de donner au rêve autant les sens d´aspiration, de croyance que d´espérance, d´amour, - et de désir pas toujours assouvi, comme dans le premier poème qui ouvre le recueil LÀ OÙ LA FLAMME BRÛLAIT : Près du long chemin gris, / les cendres d´un feu éteint / et les traces d´un départ / dans la poussière et la chaleur. // Rien d´autre. / Mais la flamme qui brûlait / dans le cercles des voyageurs / a disparu seulement de leur regard / en un désir non assouvi. //  Ils sont partis pour un rêve, / et ont pu tout donner, / et ont dû aller plus loin dans leur quête, / et dire leur tourment. / Et le feu a continué de brûler / par tous les horizons, / pendant que de nouveaux chercheurs creusent dans les  cendres, / et dans le sol sous les cendres. / Et le rêve est ce qui est le bonheur, / pour les voyageurs." [ Poème que j´ai retraduit ]

À vrai dire, comme l´affirme Régis Boyer dans le no 25 - 26 que la revue Plein Chant a consacré en 1985 à Tarjei Vesaas,  ce n´est pas tant le non-dit, l´allégorique, le métaphorique ou le symbolique qui importent dans l´oeuvre tant poétique que romanesque de Tarjei Vesaas, mais ce qui résiste dans ce qui est simplement dit.

     
AVEC CELA SE CONSTRUIT UN CHEMIN

Tout soupcon de rêve
glissera au loin vers l´oubli,
mais pas avant que les pierres
ne se retournent dans les pierriers.

Un coeur sans amour
existera un jour,
mais pas avant que les rivières
ne coulent vers l´amont.

Une main qui n´a pas besoin
d´autres main
est peu probable.
Nous ne la verrons jamais.
                                    
Traduction : Eva Sauvegrain et Pierre Grouix.

L´écriture poétique de Tarjei Vesaas, dans ce troisième recueil, tente simplement d´affonter le réel d´une vie sans pourtant gommer l´angoisse d´être homme. La vie, comme le sang qui coule dans les veines, n´est autre qu´un courant , comme l´affirme le dernier poème du recueil Le bonheur pour les voyageurs :

      HEUREUSEMENT

Rouge
est le sang de tes veines
à l´heure la plus sombre.

La sève vitale
se prépare jour et nuit
dans un jour las à mourir.

Heureusement, à travers,
filent de grandes lois,
filent de profonds courants.

Vie,vie,vie -
qui chante là ?
Tous ceux qui ne sont pas morts
la chantent en route
à travers les cols brumeux
jusqu´au plus profond d´eux-mêmes."

                                         
Traduction : E. S. et P. G.

                                                                                                  ( à suivre )

 

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27 juillet 2008 7 27 /07 /juillet /2008 09:11

[ Tarjei Vesaas I ] : Lisières du givre de Tarjei Vesaas ( Editions Grèges, 2007, 179 pages, 18 € ) est traduit du néo-norvégien par Eva Sauvegrain et Pierre Grouix. Ce beau titre ne correspond à aucun recueil publié par Vesaas. Peu importe : c´est un beau titre qui fait rêver de neige et forêt de sapins ... .

Le papier de l´ouvrage est magnifique; et l´illustration des première et quatrième de couverture plus encore. Elle reproduit un paysage de bruine et de pluie du peintre lithuanien M. K. Ciurlionis, Fugue (1908). Quelques silhouettes de sapins se détachent sur un fond de buée et de crêtes diffuses que j´imagine être entrapercues à travers la vitre d´une maison faiblement chauffée un crépuscule de septembre; - sans savoir si c´est le crépuscule du soir ou celui d´un matin. Belle entrée en matière pour un ouvrage de poésies. 

Personne, je crois, ne lit un recueil de poésies comme on lit un roman.

J´ai découvert cet ouvrage par hasard. Je venais de passer un peu plus de deux semaines au Pays Basque espagnol et surtout francais. Puis deux jours à Bordeaux. Quelques heures avant de prendre mon avion de retour direct Bordeaux-Oslo, je suis entré seul dans une excellente librairie juste en face de mon hôtel. Le poids m´étant compté, je me suis contenté de trois ouvrages : un roman, un essai philosophico-littéraire et ce recueil de poésies, attiré tout à la fois par le titre, l´illustration et le nom de l´auteur. J´ai retrouvé sans peine les gestes que depuis longtemps je ne fais plus, commandant désormais mes livres par internet : j´ai sorti lentement le volume de son rayon. Ai alors mieux évalué la couleur bistre de sa couverture. Puis l´ai ouvert, au hasard, lisant quelques passages de deux ou trois poèmes, cherchant déjà à les évaluer à leurs justes valeurs.

Puis, seul à la terrasse d´un café, protégé du soleil de juillet par un grand parasol, ( et en attendant ma compagne partie chiner, - n´osant dire, comme Mérimée, allée à shopping - ) , j´en ai lu trois ou quatre autres, dont un, deux ou trois fois. Puis me suis mis à rêver, bercé par le rythme et les images de quelques lignes : je suis un chant / et j´étais une bouche sèche.

Je n´ai repris le recueil que le surlendemain; pour alors recopier à l´attention d´un retraité philosophe un court extrait de Pain et tranquillité : Encore un jour si chaud et rude / dont des mains de moisson ont fait du pain / - comme si leur vie en dépendait , / en prévision du gel et de l´hiver. /  Un été de soleil rassemblé en un seul épi - ( ... ) il s´agit de justifier sa vie. Où est ton pain ? demande sans cesse la claire lumière, / et toute question doit trouver réponse.

Le titre francais du recueil ne cessant de m´intriguer, je me suis rendu avant le week-end à la bibliothèque de mon ancienne commune pour savoir d´où pouvait venir ce titre. Des trois recueils empruntés, je n´ai encore rien trouvé. Peu importe; ce n´est que partie remise.

Lisières du givre est une sélection, et, comme il se doit, largement subjective. Qu´il y ait dans une anthologie consacrée à un vrai et grand poète une subjectivité revisitée, rien à redire. Toute anthologie obéit par nécessité aux impératifs catégoriques que sont la recherche, la découverte et la sélection ( sans négliger la traduction, autre couperet sans merci ). Reste qu´une anthologie digne de ce nom ne peut être une simple accumulation. Elle doit être une mise en scène, un véritable art de la perspective. Il manque à ce recueil plus qu´un-je-ne-sais-quoi : une préface, une introduction, un avis au lecteur ... bref, une mise en condition, ou du moins une mise en garde, replacant, même sommairement, l´époque et le contexte dans lesquels ces poèmes traduits et sélectionnés ont été écrits. Qui incriminer ? Les traducteurs ? Le ou les conseillers d´édition ? L´éditeur lui-même ? Impossible ici de répondre. Disons simplement qu´il est dommage que rien ne vienne préciser que le Vesaas de vingt ans qui publie ici ou là quelques poèmes dans divers journaux ou revues, n´a pas grand chose à voir avec le Vesaas de 1946 qui publie à 49 ans son premier recueil de poésies au titre révélateur de Kjeldene ( = Les Sources ). Le vent et la pluie ont buriné son visage; et plus encore, les années de guerre dont les ténèbres ont dépouillé à l´extrême sa langue, donnant à son inspiration une portée universelle.

N´ayant pas cependant lu dans sa totalité ce beau recueil prometteur, je m´abstiendrai pour le moment de formuler d´autres critiques. Pour votre plaisir - et aussi le mien - je terminerai cette première et courte introduction par la copie d´un court poème : ce ne sont que des canards qui regagnent le nord :

       CANARDS PLONGEURS VERS LE NORD

Hauts comme des points contre les nuages,
solitaires même à deux,
les canards plongeurs filent au Nord,
disparaissent.

Là où nous sommes ancrés
dans notre vaste confusion,
seul un cri froid
nous parvient de là-haut.

Mais hors de notre vue
ils plongent tout droit
dans une mer glacée
qui fit naître une chaleur secrète.

Ce sont des choses que nous aimons entendre -
un coeur solitaire et sauvage
qui dans sa liberté sans limites cherche encore
à s´approcher de nous, ceux d´en bas.

                                      Traduction E.S et P.G.
                              [ De Leiken og Lynet = Eclair et Jeu ( 1947 ) ] 
                          
                                                        * * *
( Illustration à droite : M. K. Ciurlionis, Pasaulio Sutverimas VI )
                                                             
                                                         * * *                                      
                                                                                                             ( à suivre )
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25 juillet 2008 5 25 /07 /juillet /2008 09:50

Elégie pour un Américain
de la romancière américano-norvégienne Siri Hustvedt ( Actes Sud, 2008,399 pages, 23 € ) est un roman psychologique exigeant. Il plonge le lecteur dans l´univers mental de ses personnages qui, sans retenue, s´adonnent continuellement à l´introspection teintée de psychanalyse. Le narrateur, psychiatre divorcé, ne fait cependant pas que s´analyser lui-même; il nous fait abondamment part de ses entretiens avec bon nombre de ses patients. Quant à sa soeur, récente veuve d´un écrivain célèbre, elle est elle-même auteur de plusieurs ouvrages philosophiques. L´auto-analyse est pour eux comme une seconde nature. Ainsi que leurs amis, leurs connaissances, leurs relations.

Le frère et la soeur découvrent dans les documents minutieusement classés de leur père médecin d´origine norvégienne devenu américain avant la grande dépression de 1929, un journal qui rapporte des faits et gestes de la vie de leur arrière-grand-père et grand-père, de leur propre père; et qui leur révèle la honte d´avoir eu une honte de ses origines d´enfant pauvre ayant souffert du déclassement. Surtout, ils découvrent la lettre d´une femme inconnue d´eux et de leur mère, révélant qu´il aurait été impliqué dans une mort mystérieuse. Commence alors un enquête sur les raisons de ce secret de famille, jamais avoué. En fait, plus qu´une enquête, c´est une quête d´identité sur les circonstances économiques, sociales et purement personnelles qui poussent depuis plus d´un siècle des individus à quitter leur pays d´origine pour gagner une Amérique mythique; cette Amérique qui certes, donne l´espoir à ceux qui partent, mais apporte aussi la souffrance du déchirement dès lors qu´il s´agit de réinventer sa vie, - ou de réaménager son passé. Ce roman n´a cependant rien à voir avec celui de Khaled Hosseini Les cerfs-volants de Kaboul.


Quatre ans après les événements du 11 septembre qui ont tant traumatisé l´Amérique, tous les personnages sont plus ou moins des émigrés de fraîche date, habités par un secret de famille inavoué ou non, travaillés par un traumatisme avec lequel il faut vivre, iradiés de zones d´ombre plus ou moins sombres ou de zones de lumière qui aveuglent. Ils éclairent ou embrument les moments les plus anodins de leur vie de tous les jours comme leurs rêves nocturnes, leurs petits secrets ou leurs moindres désirs cachés. Faut-il ou non chercher à les lire ? Faut-il les révéler à autrui ? Quand Kierkegard a découvert le secret de son père, il l´a appelé "le grand tremblement de terre, le terrible bouleversement", mais, ajoute Inga, la soeur du narrateur, Kierkegaard s´est bien gardé de révéler ce secret.

Sur fond de souvenirs de la grande dépression de 1929 pour leur grand-père, de Pearl Harbor et de la guerre dans le Pacifique pour leur père, de traumatisme du 11 septembre pour une Amérique qui se croyait sûre d´elle-même, tous les personnages vivent avec leurs propres désarrois. Reste que ce qu´ils ont d´effrayant, ce n´est pas, comme pour les monstres de Goya, leur étrangeté, mais leur familiarité.

Le plus émouvant du roman, à mes yeux, est la relation que la petite Eggy de 5 ans noue avec le narrateur psychiatre. Il est pour elle " un docteur qui soigne les soucis ". Ballottée entre sa mère noire Jamaïcaine et un père photographe qui photographie par effraction, - ce qui donne aux photographiés la pénible sensation d´une menace diffuse, qu´on leur dérobe quelque chose -, elle fera un jour, où son père excercait son droit de garde, une chute qui la prolongera plusieurs jours dans un coma profond. Elle s´en tirera, mais pour le psychiatre narrateur, bouleversé, Eggy sera désormais changée, car vivra en elle l´histoire de sa chute.

Il ne suffit pas à ce narrateur psychiatre d´écouter; il lui faut aussi entendre ce que les gens ne disent pas. Il sait pertinemment que nous sommes des créatures fragmentées; que nous nous cimentons comme nous pouvons par les mots; mais qu´en nous, il y aura toujours des fissures. Vivre avec des fissures fait partie de la vie. La mémoire ne prodigue ses cadeaux que si quelque chose, dans le présent, stimule.

Siri Hustvedt brosse large et profond. Elle explore la souffrance : celle, bien sûr de ses personnages; mais aussi la nôtre; et sans doute aussi la sienne, puisque, comme son héros, elle est de culture américano-norvégienne. Au-delà, se trouve la souffrance de toute l´Amérique actuelle, traumatisée par les événements du 11 septembre; et plus loin, plus ou moins enfouie dans l´inconscient de chacun, la croyance ferme au dogme américain de la réussite coûte que coûte pour quiconque travaille dur; - et le déchirement qui peut surgir, quand affleure à la conscience, le sentiment diffus qu´un nouvel apprentissage de vivre ne va pas de soi, dans cette Amérique qui, imbue de son insolente supériorité, gomme ses ombres pour faire croire à l´ infaillibilité de ses mythes, -  ravivant ainsi nos blessures.


  
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30 juin 2008 1 30 /06 /juin /2008 08:56


Je viens de terminer de lire L´Homme sans postéritéAdalbert Stifter ( Phébus Libretto, 2004 [2008], 146 pages, 6,90 € ), traduit et pésenté par Georges-Arthur Goldschmidt. J´ai certes été vaguement autrefois  germaniste, mais, je n´ai appris l´existence de cet Adalbert Stifter que depuis peu : depuis que j´ai lu la série de conversations intitulée Un enfant aux cheveux gris que Georges-Arthur Goldschmidt a donnée à Francois Defay, et, bien évidemment aussi, Philippe Jaccottet, qui a avoué son admiration pour la traduction de Georges-Arthur Goldschmidt.

Bien m´en a pris : ce texte est magnifique. Ce n´est pas pour rien que Nietzsche et Peter Handke, chacun différemment, le recommandaient. La traduction coule de source comme l´eau claire et désaltérante d´un ruisseau de montagne ; et la présentation, tout en étant éclairante, laisse volontairement dans l´ombre certains aspects du texte pour laisser à chacun la possibilité de se livrer à sa propre interprétation. Derrière en effet la simplicité du style se cachent une angoisse, une agitation intérieure et une violence souterraine que même les personnages secondaires laissent apparaître à diverses occasions. C´est du très grand art. À chacun, selon les pages et son âge, de privilégier cette " aube éclatante et libre " de l´adolescent Victor, ou au contraire " le déclin [ et ... ] le passé douloureusement imprimé sur chaque trait. en caractère tantôt de jouissance, tantôt d´envie " d´un vieil oncle célibataire qui vit solitaire au milieu de vieilleries poussiéreuses et des oiseaux empaillés, mais soucieux d´alimenter en humus ses fleurs et ses arbres fruitiers.

L´homme sans postérité est un roman de formation et d´apprentissage, genre bien allemand depuis Goethe.

Victor, adolescent, a le désir d´être soi. L´oncle a certes été un homme admirable, mais il a aussi toujours été dur et rugueux, ce qui explique qu´il n´ait trouvé femme qui veuille de lui. Il se souvient pourtant que jeune le désir l´habitait. Il vit désormais cloîtré dans un ancien monastère construit sur une île d´où ne retentit aucune cloche d´église, au milieu d´un lac de montagne qui offre à Victor un paysage d´une " terrifiante beauté ".

Le vieillard désire rencontrer son neveu Victor. Celui-ci met près de dix jours pour gagner à pied l´île où vit l´oncle retiré de tout. Si le vieillard lui a imposé de faire le voyage à pied, c´est pour le " familiariser quelque peu avec le grand air, la fatigue, la domination sur [ s ] oi-même ". Cette marche, vrai cheminement initiatique, lui ouvrira le coeur.

Les paysages de moyenne montagne se succèderont les uns aux autres avec au loin la plaine, et devant, les cimes neigeuses qui se profilent à l´horizon. Adalbert Stifter est bien issu du siècle des Lumières et du Sturm und Drang. Ces paysages ( ne parlons pas de nature ) sont de vrais personnages avec leur végétation, l´éclairage, la qualité de l´air. En s´approchant de l´île, " Victor croyait à tout moment qu´on allait enfin descendre, mais le chemin continuait à progresser le long d´une pente qui semblait toujours rester la même, comme si la forêt reculait sans cesse, et repoussait sans cesse le lac devant elle ".

L´oncle n´est pas commode. Il heurte Victor par son silence et la rudesse de ses manières. Victor se fermera d´abord en lui-même pour s´opposer à l´oncle par l´indifférence. Mais à force de s´épier, tous deux découvriront peu à peu la tendresse qui les habite en se heurtant l´un à l´autre. Après presque six semaines de vie commune sur cette île retirée du monde, Victor quittera son oncle sans pouvoir retenir ses larmes. L´oncle, quant à lui, avant de lui tourner le dos pour regagner sa demeure, émettra " un râle sourd et étrange, comme un sanglot ".

L´oncle, visiblement, aurait voulu être ce père que les circonstances de la vie ne lui ont pas permis d´être. Devenu immensément riche, plein de largesses pour les choses de la table, mais, regardant pour tout le reste, il s´est toute la vie soucié du bien être de son neveu : Victor recevra tous ses biens en héritage afin qu´il puisse ce " qui s´appelle vivre et jouir ". Jouir de la vie que lui, vieillard sans héritier, vieillard sans postérité, est bien obligé de quitter.

Quatre ans plus tard," l´oncle, malgré les prières de Victor qui était allé lui-même l´inviter ", n´assistera pas au mariage de son neveu, " car, comme il l´avait dit lui-même, tout, tout était trop tard, et ce qui avait été manqué ne pouvait être rattrapé ".

Ce texte magnifique et remarquablement traduit ne met pas seulement en scène une âme blessée de solitude, il permet aussi au lecteur de lui révéler, grâce aux mots utilisés en toute parcimonie, ce que la poésie et la psychanalyse peuvent donner quand elles se rejoignent, tels - comme l´affirme Georges-Arthur Goldschmidt dans sa belle présentation qui n´ouvre ( encore une fois ) que deux ou trois pistes parmi d´autres - les meilleurs contes de Grimm. 

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27 juin 2008 5 27 /06 /juin /2008 08:49

Traces
, de Philippe Delerm ( Fayard, 2008, 130 pages, 18 € ), illustré des photographies de sa femme Martine Delerm, est un recueil extrêmement décevant. Avec ce livre, Philippe Delerm me fait penser à ces cyclistes qui n´arrivent pas à raccrocher et qui sombrent dans les profondeurs du classement lors d´ un Tour de France de trop. 

Traces est très loin de la verve des textes précédents, comme le merveilleux petit Paris l´instant paru à l´origine chez le même éditeur, et qui était un véritable concerto à quatre mains que lui et sa femme avaient concocté avec amour et bonheur. C´était un recueil dans lequel les photographies de sa femme Martine et ses propres textes réussissaient à transmettre au lecteur une certaine intensité de la fragilité de l´instant. Rien de tel dans ce dernier texte. Traces est très loin du Bonheur, très loin d´Enregistrements pirates, et très loin aussi du trop fameux et surfait La Première gorgée de bière etc, texte qui doit sans doute son succès inattendu autant à sa brièveté qu´au malentendu causé par le raccourci médiatique, faisant de Philippe Delerm " l´auteur du quotidien ". Mieux vaut lire ou relire La bulle de Tiepolo ou À Garonne.

Les textes de Traces sont maniérés, empoulés et beaucoup trop longs, même s´ils dépassent rarement deux pages. Philippe Delerm exploite sans doute le filon que son éditeur a cru bon devoir reprendre.

Ce qui faisait la force de Paris l´instant, c´était qu´on y voyait un Paris qui se transformait de par les précisions du lieu, de l´heure et de la saison qui accompagnaient chaque cliché photographique. Grâce aussi, évidemment, - et surtout -, aux textes qui leur donnaient du sens, selon le grand principe du clacissisme qu´il convient de dire moins pour faire comprendre plus.

Dans Traces, c´est tout le contraire : il n´y a que bavardage et remplissage. Traces est superfétatoire.

Reste que le papier et le format sont magnifiques. Grâce à la tranche et sa typographie, ce volume, si vous désirez l´acquérir, ne déparera pas votre bibliothèque.
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