Hadji Mourat est un remarquable roman réaliste que Tolstoï a écrit dans les dernières années de sa vie, de 1896 à 1904, alors qu´il avait plus de soixante-dix ans. Il démontre à chaque page que le Tolstoï des grands romans n´a rien perdu de sa force. (Folio classique, 258 pages. Edition présentée et annotée par Michel Aucouturier, traduit par Jean Fontenoy et Brice Parain).
Le roman s´ouvre sur un merveilleux souvenir personnel écrit et réécrit plusieurs fois.Tolstoï a presque soixante-dix ans. Il cueille des fleurs des champs et s´en fait un bouquet. Sur le chemin du retour, il découvre sur le bord d´un champ labouré où ne reste plus qu´une triste terre noire, un superbe chardon étoilé que les Russes appellent "tatare". En son milieu se dresse une pleine fleur couleur framboise. Il décide d´arracher le chardon et de placer la fleur au milieu de son bouquet. Mais la plante résiste, et Tolstoï n´arrive qu´à briser ses fibres et abîmer sa fleur. Puis, plus loin dans sa marche, il reconnaît "un chardon pareil à celui dont [il] avai[t] cueilli pour rien, puis jeté la fleur. La touffe du tatare se composait de trois jets. L´un avait été brisé. Ce qui en restait se dressait comme un bras coupé. Chacun des deux autres portait une fleur. Elles avaient été rouges, mais elles étaient noires maintenant. D´une tige cassée, la moitié pendait avec, au bout, la fleur salie. L´autre, bien que souillée par la terre noire, se dressait encore toute droite. On voyait bien que tout le pied du chardon avait été écrasé par une roue, puis s´était relevé si bien qu´il se tenait de travers, mais quand même debout. C´était comme si on lui avait arraché un membre, ouvert les entrailles, coupé un bras, crevé un oeil, mais il était toujours debout et ne se rendait pas à l´homme qui avait anéanti tous ses frères autour de lui.
"Quelle énergie ! pensai-je, l´homme a tout vaincu, il a détruit des millions d´herbes, mais celle-ci ne se rend pas."
Et je me rappelai une ancienne affaire du Caucase, à laquelle j´avais assisté en partie, que m´avaient, en partie, contée des témoins, et dont j´ai imaginé le reste."
Cette histoire, c´est celle de Hadji Mourat, à l´énergie indomptable, et que rien ni personne ne put jamais maîtriser. Chef caucasien, cet Hadji Mourat est un preux et s´oppose à tout asservissement et notamment la honteuse "guerre de pacification" et d´expansion que mènent les Russes dans le Caucase des années 1850 ; mais tout aussi à la mainmise que tentent les imans de l´époque en imposant la charia.
Ce court roman, précise Michel Aucouturier dans son excellente préface, n´aura pas moins de dix versions. C´est dire le soin avec lequel Tolstoï a sans cesse retouché cette oeuvre qui glorifie la vie et qu´il voulait exemplaire. Mais s´apercevant rapidement de l´attaque que cette oeuvre portait sur la politique aveugle et à courte vue du Tsar Nicolas Ier, il refusa énergiquement qu´elle soit publiée de son vivant. Il ne s´agissait en effet pas pour lui d´être seulement romancier et de raconter une histoire. Il se voulait aussi historien, dévoiler le dessous des cartes et donc de faire comprendre au lecteur les enjeux véritables de la politique russe d´alors ; - à savoir une sale guerre d´extermination. D´où l´importance des descriptions aussi précises que possible des faits et gestes individuels de tous les personnages, qu´ils soient importants ou secondaires, fortement impliqués ou non. Et le rappel des faits : l´éradication de la rébellion par le déboisement du milieu naturel, les sales opérations "coup de poing", la mise à sac de tout un village, mais aussi le goût du jeu des jeunes officiers qui voient dans ces opérations une occasion d´aventures et d´avancement, et pour les officiers supérieurs, cynisme et lâcheté, n´osant s´opposer aux décisions absurdes d´un Tsar imbu de lui-même. Au délà, on découvre ceci : que ce récit, écrit il y a plus d´un siècle, n´a rien perdu de son actualité, pour peu que l´on songe aux opérations de ces dernières années menées en Tchétchénie ou en Afghanistan.
À lire donc, tant pour son actualité que pour sa leçon de vie et d´énergie indompable que déploie ce chef caucasien nommé Hadji Mourat ; - mais aussi de Tolstoï lui-même, romancier de soixante-dix ans à la vigueur retrouvée devant la résistance d´un "chardon écrasé au milieu du labour."
Liens :
- TolstoÏ, le pas de l´ogre de Christiane Rancé
- La Sonate à Kreutzer
- La Mort d´Ivan Ilitch