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30 novembre 2006 4 30 /11 /novembre /2006 04:45

J´avais 7 ou 8 ans, peut-être 9 et j´avais une sarbacane. C´était la tringle d´un vieux fauteuil de ma salle à manger. Je coupais à l´avance une dizaine de feuilles de papier 21-24 cm en quatre dans le sens de la largeur, et avec ces 30 ou 40 rectangles de papier tout en longueur que je mettais autour de ma ceinture de pantalon, je descendais dans la rue Beaugrenelle du XVe arrondissement de Paris, faisais des flèches et visais les fenêtres ouvertes. 

La pointe de chaque flèche était collée par ma salive. Il m´est même arrivé quelques fois d´y mettre une épingle et de voir la flèche se planter quand je visais une planche ou le rebord en bois d´une fenêtre. J´essayais aussi d´atteindre des pigeons. Je l´ai heureusement peu fait car j´étais conscient du danger que cette flèche munie d´une aiguille pouvait représenter si elle atteignait une personne.

Le but du jeu était que la flèche entre dans les fenêtres ouvertes des immeubles de ma rue. Je pouvais aussi bien envoyer des flèches au 1er étage qu´au 6e. Il m´est même arrivé d´atteindre le toit des immeubles de six étages en soufflant très fort. Mais je pouvais aussi en envoyer de ma fenêtre de mon appartement du 2e étage. Ma plus grande joie était de faire entrer la flèche dans une fenêtre ouverte.

Les voisins de l´immeuble d´en face où j´habitais savaient que ces flèches venaient de moi et certains, me voyant, pouvaient m´encourager à les viser alors qu´ils étaient à leur fenêtre. Mais un jour, la voisine d´enface du 1er étage recut une flèche qui tomba dans une casserole avec des petits pois. Elle mit sa tête à la fenêtre et me traita de tous les noms. C´était une vieille fille assez âgée, un peu acariâtre mais qui parlait volontiers avec ma mère.

Elle lui raconta un jour qu´elle ne digérait pas les carottes et qu´elle les avait retrouvées dans ses selles. Pour quelle raison ma mère m´a-t-elle raconté cette histoire, je l´ignore, mais je sais depuis ce temps que les carottes sont difficiles à digérer. Ce qui explique pourquoi je n´ai jamais vraiment aimé les carottes et que j´ai toujours cherché à éviter d´en faire quand je faisais la cuisine pour mes enfants, petits ou un peu plus grands. Encore aujourd´hui, j´ai du mal à me préparer des carottes. Je ne les trouve jamais assez cuites.

Ma mère, retraitée depuis longtemps, était présente en Norvège à mon mariage en juillet 1972. Elle était âgée et avait dépassé les 70 ans.  Elle nous a rendu plusieurs fois visite après la naissance de mes deux enfants. Elle fumait comme un pompier, aimait la viande saignante, mais prenait un nombre considérable de pillules de toutes les couleurs : une pour la circulation du sang qui était trop fluide, une pour rendre son sang plus consistant, une troisième pour ses jambes enflées, une quatrième pour son coeur et une cinquième pour je ne sais quoi. Un jour, alors qu´elle s´approchait des 80 ans, elle s´est mise à les compter avec ma belle-mère qui en prenait autant sinon plus pour tout autre chose, essentiellement pour ses os et ses articulations des genoux, des coudes, des poignets et des doigts. Elle souffrait en effet d´arthrose. Il s´agissait de savoir qui prenait le plus grand nombre de cachets, et donc de désigner le vainqueur. C´était ridicule et j´eus la présence d´esprit de déclarer que le vainqueur était mon beau-père de plus de 70 ans qui ne prenait à son âge aucun médicament.

Mais au cours des visites que ma mère nous faisait, je ne pouvais m´empêcher de constater qu´elle mangeait de moins en moins et digérait de plus en plus mal. Je tenais à lui éviter des troubles intestinaux  et à faciliter sa digestion. C´est pourquoi j´évitais de lui servir des carottes et m´efforcais que l´on ne lui en servît pas.

Cette histoire semble dérisoire et ridicule comme tous les souvenirs que je raconte sur ma petite enfance, mais c´est spontanément qu´ils me reviennent à la mémoire et qu´ils sont liés à d´autres moment de ma vie d´adulte et de retraité. C´est la raison pour laquelle je ne les crois pas si innocents, même s´il m´est difficile d´en comprendre totalement la signification. Ils montrent certes l´attachement que j´ai toujours porté à ma mère et le manque qu´elle représente pour moi plus de vingt ans après sa mort. Je ne doute cependant pas que certaines évocations soient ambiguës. Ma mère a été enceinte de moi en pleine guerre alors qu´elle avait plus de 40 ans. Elle m´a toujours dit que mon père était ravi et qu´il souhaitait depuis longtemps avoir un garcon. Il m´a vu deux mois avant d´être arrêté par la Gestapo et de mourir en Allemagne dans un camp de concentration. Il n´empêche que ma mère m´a dit un jour, pendant que j´étais seul avec elle dans une institution de la région parisienne et qu´elle avait plus de 80 ans : "Tu n´étais pas souhaité mais tu as été bien accueilli". Cette phrase, qui se voulait sans doute bienveillante à mon égard, m´est toujours restée sur le coeur pour ne pas dire l´estomac, comme des carottes mal digérées.

 

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